Fleur de malheur (3/3)

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Lors d'un de ces conseils des fées désormais rares, Kila réalisa une prise de parole particulièrement remarquée. Elle annonça solennellement qu'elle arrêterait, dès le lendemain, d'arroser et de cueillir. Elle expliqué que la fleur triangulaire était devenue une fleur de malheur, que les fées avaient fait d'elle une fleur de malheur. Pour Kila, il n'avait aucun sens de passer ses journées à préserver ou multiplier une chose qui n'apportait pas de bonheur, et c'est ce qu'elle essaya d'argumenter. Mais personne ne semblait comprendre ou vouloir entendre ce que Kila avait sur le cœur. Toutes les fées huèrent Kila. Les fées s'offusquèrent des termes employés quand elle disait "fleur de malheur", sans s'offusquer de leurs propres termes quand elles allèrent jusqu'à dire que Kila était une traître.

Toutes les fées s'accordèrent pour dire que la fleur triangulaire n'était pas une fleur de malheur, mais une fleur de beauté. Peu importe qu'aucune fée ne prenne plus le temps d'admirer cette beauté, la fleur faisait désormais partie de la renommée des fées. Que penseraient les abeilles, qui avait tellement œuvré à leurs côtés, si les fées abandonnaient maintenant ? Que penseraient les fourmis, si industrieuses, si elles voyaient les fées se prélasser toute la journée au lieu d'œuvrer pour augmenter la beauté du monde ? Lino alla même jusqu'à demander comment les fées pourraient bien s'occuper si elles n'avaient plus de fleurs à cultiver ; comme s'il avait oublié à quel point la vie était plus belle avant la découverte de la fleur triangulaire.

Kila pleura beaucoup ce soir là, mais elle ne renonça pas à ses convictions. Elle ne comprenait pas à quoi servait de rendre la prairie plus belle, si le prix pour cela était de rendre la vie des fées moins belle. Kila resta chez elle pendant que les fées allèrent, le lendemain, à l'arrosage et à la cueillette, mais elle ne fit que pleurer et douter. Elle n'avait personne à qui parler, personne avec qui s'amuser, et aucun conseil des fées où aller construire collectivement un futur meilleur. Elle n'avait rien à faire de ses journées et, d'une certaine manière, ce n'était pas tellement mieux que d'arroser des fleurs. Elle pouvait rester à penser, ce qui avait toujours été une joie pour elle, mais, désormais, toutes ses pensées la ramenaient au fait qu'elle était seule, incomprise de ses amies, et exclue de la société des fées. Pendant cette journée, au milieu de ses doutes et de sa tristesse, Kila trouva quand même le temps d'admirer les quelques fleurs triangulaires qui étaient chez elle, avant qu'elles ne fanent, se souvenant du jour où elle avait trouvé à la première dans la prairie, et de la joie qu'elle avait alors ressentie.

Le lendemain, Kila retourna à la prairie, arrosant les fleurs sans participer à l'enthousiasme collectif, aux discussions ou aux rires, ne croyant plus en ce qu'elle faisait et ne parvenant plus du tout à voir vers où la société des fées se dirigeait. Kila comprit que, quoi qu'elle fasse, elle ne pourrait pas se sentir à sa place tant que les fées s'obstinaient à penser que la manière dont elles occupaient leurs journées avait un sens. Kila ressentait trop vivement que cela n'en avait pas, et elle ne voulait pas passer sa vie à faire semblant. Elle aurait pu consacrer sa vie à essayer de convaincre les fées, et c'est peut-être ce qu'elle aurait essayé de faire si les conseils de fées avaient toujours lieu tous les soirs. Mais la prochaine pleine lune était trop loin, et Kila sentait bien que, comme lors du dernier conseil, l'esprit des fées ne serait de toute manière pas vraiment là. L'esprit des fées était bien loin, perdu dans la prairie, dans les arrosages, dans une succession psychédylique de rouge-jaune-bleu tournoyants qui les hypnotisaient sans même qu'elles ne les voient vraiment.

Alors, à la nuit tombée, Kila pris son balluchon et partit. Elle vola aussi haut qu'elle put dans le ciel et, alors qu'elle sentait qu'elle était peut-être montée trop haut, et que ses ailes étaient fatiguées, elle fut sauvée par un oiseau. L'oiseau la pris sur son dos et l'emmena avec lui vers des contrées lointaines, qu'il survolait en les observant, sans chercher à se les approprier ni à les multiplier. Aujourd'hui encore, l'oiseau admire la beauté du monde et, avec lui, Kila passe ses journées à voler en s'imprégnant de la beauté du monde. L'oiseau survole aussi parfois des contrées désolées dont les habitants souffrent, et, très souvent, il vole au dessus de contrées déboussolées dont les espèces rappellent à Kila ses amies les fées. Kila est fascinée par ce qu'elle voit chaque jour, et prend plaisir à l'analyser avec son ami l'oiseau. D'une certaine manière, elle est heureuse. Mais elle se sent toujours coupable de ne pas avoir réussi à empêcher les fées d'aller vers des choix qu'elle ne peut faire autrement que considérer comme des erreurs. L'oiseau est moqueur et, avec lui, Kila rit de ces contrées déboussolées qui lui rappellent la sienne. Mais Kila rit jaune et, pensant à la couleur jaune, elle se rappelle son amie Rina qui passe probablement toujours ses journées à arroser des fleurs triangulaires qu'elle ne sait même plus regarder.

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