L'homme le plus triste du monde (1/2)
Lors de mon stage de fin d'étude, les journées commençaient à se ressembler. Mais, malgré tout, un patient sur cent se distinguait par rapport aux autres: soit par son impolitesse et son agressivité, par ses insultes et ses menaces ou, de façon plus agréabe, et heureusement plus fréquente: par sa gentillesse, son humour et sa reconnaissance du travail bien fait. Les plus adorables nous gataient de quelques confiseries, patisseries et bonbons.
Le patient dont je vais vous parler, appartient à une toute autre catégorie.
L'homme, agé de la soixantaine vint à moi avec un regard de profonde tristesse, dans ses yeux se refletaient un désespoir d'un bleu clair, de la couleur des larmes qu'il retenait au bord de ses paupieres. Il faisaitt partie de ces gens à qui l'on ose même pas demander comment ça va, tellement la réponse est évidente et la question presque insultante. Je lui ai délivré son traitement antidépresseur, lui ai prodigué conseils et sourires bienveillants en esperant que dans deux à trois semaines, le traitement commencerait a bien faire effet et lui apporterait un soulagement à sa douleur morale.
Lorsqu'il est partit, ma collègue Sophie, pharmacienne adjointe responsable de la pharmacie lorsque la titulaire est absente m'a fait cette remarque ironique:
- Ce monsieur est l'homme le plus triste du monde, avec un petit sourire moqueur.
- Il a une prescription d'antidépresseurs, il est dépressif donc malade. C'est un peu différent de la simple tristesse. J'espère que son traitement va l'aider.
- Oh tu sais, avec lui, c'est peine perdue. Le plus triste du monde je te dis, déçue de ne pas recevoir les rires escomptés.
- Je ne sais pas si l'on peut rigoler de ça, ça n'est pas de sa faute, j'ai mal pour lui, la dépression est une sale maladie.
- Oui oui je sais que c'est une maladie, ça va, je plaisante. En plus il a perdu sa femme il y a quelques années, et il revient ici et ressasse sans arrêt. C'est bon quoi, ça fait longtemps que je le connais. A un moment faut passer à autre chose.
- Ca n'est pas si simple, je suis frustré de ne rien pouvoir faire de plus pour lui.
- Ooooh crois moi, on ne peut rien faire, on a déjà toutes essayé, Béatrice a essayé aussi, tu lui demandera, hein Sam? elle jette un petit regard moqueur à notre collègue préparatrice qui semble comprendre une histoire passée dont j'ignore tout.
Rien ne m'agace plus qu'un professionnel de santé méconnaissant les maladies mentales. Pensant que leur guérison relève uniquement de la volonté d'une personne. Portant des jugements moraux sur eux, les rendant responsables de leur malheur et ironisant sur leur sort. Même pour plaisanter entre collègues, ça m'insupporte. Autant dire que je ne n'étais pas très apprécié dans cette pharmacie. Surtout lorsque j'essaie de donner la leçon a une collègue plus experimentée que moi.
Sophie fait partie de ces personnes dont je suis persuadé qu'elles ont un bon fond, mais que j'ai mis beaucoup de temps à trouver. Nos relations professionnelles étaient conflictuelles, elle me trouvait trop mou et trop hésitant. Je la trouvais trop dure et injuste. Elle avait ses patients préférés, et ceux qu'elle méprisait pour des raisons souvent fondées.
Je l'ai vue pleurer une fois lorsqu'elle a appris le décès d'un patient apprécié. C'est l'une des rares fois où j'ai pu constater qu'elle était encore humaine, après des années de pratique, endurcie par le mépris et les reproches de patients énervés. Les rares fois où il n'était plus utile de m'enfoncer, elle m'a soutenu dans les moments difficiles, j'ai beaucoup appris d'elle, malgré tout je l'apprécie encore. Mais globalement, moqueuse, antipathique et râleuse font partie des adjectifs qui la définissent selon moi, elle n'en était pas moins une pharmacienne extrêmement compétente dont seules les médisances et sautes d'humeur entachent un tableau presque parfait.
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