Une maman qui vomit
Je travaillais à Viry-Chatillon, dans un quartier crasseux mais aux gens authentiques (parfois un peu trop d'ailleurs).
Le soir, juste avant la fermeture, un homme rentre dans la pharmacie:
"Il y a une dame qui vomit sur le parking, il faut l'aider"
Nous nous regardons avec la titulaire, avec un sourire crispé:
"Monsieur, des gens qui vomissent sur le parking, à cet heure-ci, et avec le bar juste à coté, c'est fréquent, et nous ne pouvons pas y faire grand chose"
"Non mais elle a l'air vraiment pas bien"
Je regarde à nouveau la titulaire:
"Bon c'est un peu chiant à l'heure de la fermeture, mais bon, je vais aller y jeter un coup d'oeil, on ne sait jamais."
"Oui, appelez-moi si c'est sérieux."
Vous savez, le soir à 19h30 en fin de semaine, après avoir été debout pendant toute une journée de travail de 9 heures, vous n'avez plus tout à fait la même motivation, ni la même lucidité qu'en début de semaine un matin, alors ne m'en voulez pas d'avoir un peu rechigné. A noter que nous ne fermions jamais à l'heure à cause de retardataires indélicats, pour des choses futiles qui pouvaient attendre le lendemain. Je me souviens avoir calculé que ça représentait plus de 100 heures supplémentaires par an non payées. Et certains trouvent toujours le moyen de nous insulter quand nous leur expliquons que nous fermons, bande d'ingrats... M'enfin ça n'est pas le sujet...
Je sors donc et... Rien, personne, se serait-on foutu de moi? Je marche entre les voitures, je cherche, et je trouve, à quatre pattes une dame d'origine africaine en train d'alimenter deux grandes flaques de vomit avec le fond de son estomac bien retourné. Plus grave encore, et j'avoue que ça m'a fait bizarre, elle a un nourrisson qu'elle porte dans le dos, et deux enfants à coté d'elle totalement paniqués qui l'appellent "Maman? Ca va maman?"
Elle ne pouvait pas répondre tant elle vomissait et titubait sur ses mains trempant dans ce qu'il restait d'un kébab pas frais consommé à midi.
Cette image d'une maman à genoux, désemparée, pleurant de peur, avec ses enfants m'a marqué et ne me quitteras jamais.
Je viens auprès d'elle et lui demande: "Ca va madame? Qu'est ce qui se passe?"
"Je sais pas, j'ai la tête qui tourne"
Vu qu'elle avait son enfant accroché dans le dos, je ne pouvais pas l'allonger, alors je me suis dit que j'allais l'amener dans un endroit où elle pourrait s'assoir afin d'être un peu plus en sécurité que entre deux voitures.
"Venez, on ne va pas rester là, on va trouver un endroit où vous assoir"
Je l'ai attrapée par le bras.
"Je peux marcher"
Puis elle titube et manque de tomber, je la rattrape. A ce moment là, j'avais très peur qu'elle tombe et ne se blesse elle, et l'enfant, la déplacer n'était pas une très bonne idée, la chute est souvent plus dangereuse que les vertiges.
"Ca va les enfants? On va assoir maman pour qu'elle soit mieux installée".
Je l'assois sur un banc à quelques mettres, et je lui pose les questions qui me préoccupent, tout en regardant si elle a des blessures apparantes.
"Vous avez des soucis de santé?"
"Non"
Elle est plutôt jeune et a l'air clean
"Vous n'avez rien pris? Médicament ou autre?"
"Non rien du tout"
"Vous avez reçu un choc sur la tête dernièrement?"
"Non"
"Vous ête malade, vous avez de la fièvre, d'autres symptômes que les vertiges?"
"Non, juste les vertiges"
Je ne lui ai pas demandé si elle avait suffisamment mangé, car la réponse était à mes pieds. Les deux précédentes questions permettaient d'éliminer un traumatisme cranien, et une méningite, deux problèmes sérieux pouvant provoquer des vomissements en jet et des troubles neurologiques.
Je regarde son visage et il est plutôt expressif, il y transparait la peur, la honte, les larmes et le vomit. Mais il est symétique, elle parle clairement, pas d'AVC alors.
Devant la puissance des vertiges qui l'ont clouée au sol et faite vomir non stop, je lui propose d'appeler le SAMU. Elle refuse, je lui explique qu'ils ne vont pas forcement aller la chercher, mais qu'on aura au moins un avis médical. Elle accepte.
Je fais donc le 15 et... une minute, deux minutes d'attente, rien, ça ne répond pas, c'est la première fois qu'un truc pareil m'arrive. Elle change d'avis et me dit de ne pas l'appeler. En attendant un atroupement se forme, certains tentent d'appeler le samu, d'autres curieux s'approchent, discutent, c'est l'anarchie.
Ma titulaire voyant l'atroupement vient en renfort et je lui explique ce qui se passe, elle tente de discuter avec la patiente. Un homme me dit que cette dame sortait de la pharmacie avec des médicaments justement (je ne l'avais même pas remarquée), elle a effectivement un sac contenant des anti-nauséeux pour enfant. Une dame arrive et semble inquiète, je lui demande si elle connait cette patiente, puis je me rappelle que c'est une patiente atteinte d'Alzheimer, et qu'elle est juste perdue, la titulaire se tourne vers moi pour me dire:
"Elle ne sait rien et ne vous aidera pas, c'est inutile vous savez bien..."
Je demande à la patiente si elle a de la famille qui pourrait l'aider, nous donne les numéros, nous appelons sa cousine, qui appelle son mari qui viendra la chercher en voiture.
J'explique au mari que de tels vomissements accompagnés d'autant de vertiges doivent être vus par un médecin, et que ça serait bien de l'emmener à l'hopital pour être sûr que ça n'est pas grave. Il accepte et ils s'en vont.
On a jamais su ce que cette femme avait, je ne crois pas l'avoir revue.
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