Le pourboire
Nous assurons parfois quelques livraisons uniquement pour les patients âgés, gravemement malades, incapables de se déplacer et qui n'ont personne: ni amis ni famille pour faire la comission. Cela arrive plus souvent qu'on ne le croit et avec la fermeture des petites pharmacies de village, ça n'ira pas en s'améliorant.
Nous sommes obligés de choisir soigneusement les patients que nous livrons car envoyer quelqu'un aux quatre coins du quarter prend du temps et monopolise une personne qui ne pourra pas servir au comptoir. Etant donné la pénurie de préparateurs et de pharmaciens, toute personne est précieuse, les livraisons sont donc une plaie pour ces petites entreprises.
Certains traitements sont beaucoup trop lourds (au sens propre) pour être transporté par nos frêles ainés, ni par certains membres de notre équipe d'ailleurs. Je me charge donc des livraisons de la semaine les mercredis.
"Hé, toi qui est un homme grand et fort, pourrais-tu nous rendre un service?"
"Tu sais bien qu'avec le temps j'ai appris à me méfier des compliments, ils annoncent souvent une corvée, dis-moi?"
"Peux-tu livrer ces patients?"
"Non, pas envie"
"Ah..."
"Je plaisante, yup, en avant!"
Dans la première pharmacie où j'ai travaillé, on me demandait de livrer parce que l'apprentie préparatrice qui le faisait habituellement prenait trop de temps. Pour deux patients, elle prenait son après midi. Elle en profitait pour faire ses courses. En fait, les taches glissent toujours sur celles et ceux qui sont sérieux. Nous sommes donc récompensés par notre bon travail par d'avantage de tâches... A cause des taches... héhé.
Nous avons un cabat qui parfois est trop petit pour acceuillir les encombrantes et lourdes poches de perfusion et les compléments alimentaires qui pèsent parfois plus de 20kg au total. Tous les appartements ne sont d'ailleurs pas munis d'ascenseurs et c'est une plaie à monter au dixième étage.
Autrement, j'aime les livraisons car elles me permettent de sortir prendre l'air. A une époque elles étaient comme une occasion de s'évader de cet espace hostile fait de collègues méchants et de patients aggressifs: passer une demi-journée à livrer c'était moins de temps passer à se faire mépriser et insulter.
Je vais donc livrer un couple de personnes âgées et j'oublie les injections d'ozempic (fameux traitement antidiabétique) qui sont restées dans le frigo. Je m'excuse et promet de repasser après 19h lorsque j'aurais fini ma journée de travail.
Lorsque je reviens tard le soir pour donner l'ozempic, la vieille dame m'attrape la main et y glisse très discrètement quatre euros en pièces, exactement comme ma mamie le faisait quand j'étais petit, pour ne pas que mes parents voient. Sauf qu'il n'y avait personne pour refuser à part moi cette fois-ci.
"Non, c'est très gentil mais je ne peux pas accepter"
"Sii, siii" Elle referme ma main sur l'argent avec ses doigts frippés
Pourquoi est-ce si gênant de recevoir des cadeaux de la part des patients? Parce qu'ils ont plus besoin de cet argent que moi? Parce que je me sens redevable alors que j'ai fait mon travail. Que finalement le fait de faire cette livraison et de me balader est déjà une récompense en soi?
Il y a un décalage entre les taches que j'accomplis, mon salaire et mon niveau d'étude. Ce doit être ça le malaise. Un docteur en pharmacie qui est obligé, par manque de personnel, de faire de simples livraisons mais qui est rémunéré plus de trois mille euros net par mois après impots sur le revenu et sans compter les gardes, reçoit de la part des patients quatre euros de pourboire comme s'il était un serveur payé au lance-pierre. Tout ceci n'a aucune sens.
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