L'aquarium
Erwan Dubois est assis à la table d’un restaurant de poissons. Entouré de sa femme Alice et de leurs deux enfants adolescents, Quentin et Delphine. Il attaque goulument un gigantesque plateau de fruits de mer, dressé en cône devant lui. Alice grignote une demie langouste qu’elle a généreusement tartinée de mayonnaise. Delphine, mange une sole sans appétit, tandis que son frère qui a déjà avalé sa tranche de saumon mi-cuit lorgne la tour de son père avec envie. Il songe qu’il ne serait jamais venu à l’esprit de son père de partager son plat avec lui, voire de lui en offrir un, rien que pour lui. Sans doute ne le mérite-t-il pas. Après tout qu’a t-il fait jusqu’ici pour se montrer digne d’une telle récompense ? Il n’est pas particulièrement brillant au collège alors que son père s’illustre dans la finance. Il assure un grand train de vie à la famille. C’est son rôle certes mais il le remplit à merveille.
Aujourd’hui, tous sont réunis pour fêter ses quarante-trois ans et il profite de son plat sans se soucier de rien, ni de personne. Quentin ressent de l’amertume, à ne pas être à la hauteur, mais il n’oserait jamais faire une remarque à son père qu’il admire pour sa force et cette facilité avec laquelle il se meut dans la vie et séduit son entourage. Il craint surtout son humour redoutable.
Erwan s’essuie les mains et se lève en prenant garde de ne rien faire tomber de la belle pyramide.
– Je reviens.
– A tout de suite, chéri, répond machinalement Alice.
Elle a parfois, un peu l’impression de faire partie des meubles, mais la maison est belle. Elle est aimée d’un homme brillant, qui lui a fait de beaux enfants. Elle n’est pas à plaindre. Ses amies l’envient, elle en a conscience. Elles bavent toutes devant Erwan, sauf Claudine bien entendu.
– Alors Quentin, toujours aussi froussard ! Veux-tu que je t’attrape une pince de crabe pendant qu’il a le dos tourné ?
Delphine, l’aînée qui lit à livre ouvert dans son frère, sait parfaitement comment le blesser et ne s’en prive pas. Son père ne lui fait pas peur, il n’est pas un modèle pour elle, elle lui ressemble beaucoup trop pour ça !
Erwan s’attarde un peu aux toilettes. Il remet sa cravate en place et s’admire devant le miroir. La quarantaine triomphante. Il est en parfaite santé, pratique assiduement le tennis, ce qui lui permet à la fois d’étendre son réseau et de rester en forme. En sortant, il passe devant l’aquarium du restaurant, qu’il a entrevu à l’aller sans lui prêter attention. Il ne s’agit pas d’un modèle décoratif, même s’il fait son effet. Tous les poissons et les crustacés qui s'y trouvent, sont destinés aux convives. Il est impossible de faire plus frais !
Il se prend à observer un bar ou un poisson du même acabit, qui tourne en rond. Il songe à l’inanité de cette minuscule existence, face à la sienne. Il suffirait qu’il le décide et en moins de dix minutes l’animal se retrouverait en filets grillés, à sa table. D’ailleurs, Alice a peut-être encore faim ? Il hésite et renonce. elle a déjà pris un peu trop d’embonpoint. Il a besoin qu’elle garde la ligne pour rester la ravissante hôtesse des amis qu’il invite régulièrement à la maison.
C’est d’ailleurs sa principale fonction dans le couple et il ne faudrait pas qu’elle l’oublie. Erwan se promet de la rappeler à l’ordre rapidement.
Il jette un dernier regard au poisson.
– Tu gagnes quelques heures de vie, mon ami ! murmure-t-il par jeu.
A sa surprise, le poisson lui retourne son regard. Il se sent soudain fiévreux, ça lui arrive sans crier gare. Il se sent pris de faiblesse. Tout commence à tourner autour de lui. Il vit une expérience particulièrement pénible. Son corps cesse de lui appartenir. Il regarde sa main et ne la reconnaît pas. Il n’a jamais éprouvé quelque chose de semblable, sauf peut-être il y a très longtemps, avec son père, un souvenir flou sur lequel il ne s’attarde pas. Ses nerfs se gondolent comme un morceau de buvard froissé, une image qui n’appartient qu’à lui-même et lui vient de l’enfance. Il tend le bras et bascule en direction de l’aquarium. A sa surprise, sa main, animée d’un vie propre, passe au travers du verre, sans le briser. Elle se transforme en nageoire, l’aspire tout entier. Métamorphosé en poisson, il tourne nerveusement au milieu de ses congénères agacés. Une épuisette l’attrape prestement. Le cuisinier a pris les traits d’un de ses concurrents les plus dangereux. Il s’empare de son corps gluant et le vide de ses entrailles d’un geste sûr et d’un couteau aiguisé, le découpe avec l’adresse de l’habitude.
Il se réveille dans une chambre d’hôpital. Son fils pleurniche comme à son habitude. Sa fille le regarde ouvrir les yeux avec un sourire hésitant. Alice a ruiné son maquillage. Même ses parents ont fait le déplacement depuis Bordeaux. Pourtant, Erwan, pense encore à ce stupide poisson qui attend la mort dans son aquarium. Il regarde les siens qui l’entourent avec une tendresse inquiète et pour la première fois depuis bien longtemps, il se met à pleurer. Surpris, personne ne songe à faire un pas vers lui. Ce comportement ne lui ressemble pas. Alors il lève les bras dans un geste d’embrassement et leur déclare entre deux sanglots :
– Je vous aime tant !
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