Hyperloop, hypercher, hyperchouette
Une élégante berline noire m'attend devant le Sofitel. J'ai visité Berlin pendant trois jours, circulant à pied, en tram, en métro. Cette voiture avec chauffeur me semble donc irréelle. Pourtant je viens de profiter d'un séjour dans un hôtel luxueux sans qu'il m'en coûte un centime. Et je m'apprête à vivre une expérience d'exception.
Il y a quelques mois, en sortant du bureau en fin de journée, j'avais croisé la route d'un homme d'affaires russe richissime. Attiré par les couleurs vives et seyantes de sa chemise et de son costume de lin, par le parfum boisé qui flottait dans son sillage, et par le ton badin de ses propos au téléphone, je le suivais avec un brin de jalousie, en imaginant la jolie femme qui devait l'écouter et le séduire. Il venait de tourner la tête vers la vitrine d'une épicerie de luxe, quand je remarquai une sorte de course poursuite entre deux motos. Nous abordions un carrefour à la circulation chaotique en raison de feux clignotants orange. Une petite voiture sportive arrivait trop vite, elle tenta de se faufiler entre deux files, évita de justesse une des deux motos… Toute cette scène n'avait pas duré plus de deux secondes. Je réussis alors à anticiper la réaction de mon voisin insouciant et celle du second motard, incapables l'un comme l'autre d'un instant de réalisme. J'ai attrapé le piéton fermement l'obligeant à une marche arrière rapide, et nous sommes allés ensemble percuter les tables d'une terrasse de café. Je lui avais tout simplement sauvé la vie.
Il m'a vivement remercié ce jour-là. Nous avons été conduits à l'hôpital et avant que les urgences nous séparent il m'a demandé mes coordonnées. Depuis, nous avons repris contact, nous avons revécu ces souvenirs et nos peurs. Nous avons fait un peu plus connaissance. Vladimir Demidov a hérité et investi des sommes colossales. Il possède plusieurs sociétés, toutes bénéficiaires. Alors qu'il pourrait vivre de ses rentes dans le farniente et le luxe, il met ses moyens à la disposition de la recherche appliquée. Passionné de technologie, de modernité, il se plaît à financer et à suivre des projets futuristes.
Pour me remercier (une nouvelle fois), il m'a offert un séjour à Berlin, cette ville qui pour lui représente le symbole de l'avenir. Et il m'a réservé une surprise pour le dernier jour.
Le chauffeur, souriant, me salue et emporte ma valise d'une main, ouvrant la portière arrière de l'autre. Je m'installe avec sérénité bien que j'ignore encore où il va me conduire. Après quelques embouteillages, nous arrivons en grande banlieue près d'un gigantesque hangar coloré. C'est sur le parking privé que m'accueille Vladimir. Je le sens joyeux, cordial, ravi de me retrouver. Une amitié sincère s'est peu à peu tissée entre nous, malgré et peut-être même grâce à nos différences.
— Merci beaucoup ! Berlin est une ville merveilleuse ! J'ai passé un excellent séjour, et l'hôtel aussi était juste parfait.
— J'en suis ravi, et je suis tout à fait d'accord, il se passe toujours quelque chose à Berlin ! La ville est dynamique, moderne et vraiment attirante. Hum, je dois maintenant vous révéler la suite… Connaissez-vous l'hyperloop ?
— En toute franchise, j'ai peut-être déjà entendu ce nom, mais non, désolé, je ne sais pas ce qu'il signifie.
— Aucun problème ! Ce n'est que du plaisir ! Après Berlin, je suis sûr que vous allez tomber sous le charme de l'hyperloop, mon ami ! C'est ma petite surprise… Suivez-moi, nous allons embarquer tout de suite… Je viens de vous donner un premier indice !
— Ah ! C'est un moyen de transport ! Et vous m'emmenez où ?
— Pas très loin… dans les faubourgs de Moscou…
— Moscou ? En Russie ? Et vous dites que ce n'est pas loin ? L'hyperloop, ce n'est pas un avion, parce que je ne ferai pas de voltige, je crains les attractions et les manèges !
— Soyez confiant ! Pas de loopings prévus, et pas d'altitude non plus ! Berlin - Moscou, c'est environ mille huit cents kilomètres, une vraie distance, vous avez raison. Pour être tout à fait franc avec vous, j'étais vraiment préoccupé pendant la longue période de tests et d'essais. Il y a même eu mort d'homme, mais bien sûr rien n'a été communiqué. Maintenant la ligne et les engins sont fiables, sûrs. Je serai avec vous, et je ne suis pas suicidaire… sauf de temps en temps pendant mes flâneries parisiennes… Oubliez tous les transports que vous connaissez, les distances, les horaires… Laissez-vous faire ! Je vous promets un excellent koulibiac dès ce soir dans le restaurant classé de mon ami Dmitri.
— Je vous promets de faire un effort pour me détendre, même si je n'aime pas beaucoup les voyages… Je suis victime du mal des transports…
— Allons-y ! Laissez vos inquiétudes ici ! Vous allez entrer dans le futur !
Je souris mais je suis un peu inquiet quand même. Il doit être dix-sept heures et nous allons parcourir mille huit cents kilomètres avant de dîner à Moscou ! Un peu d'audace, un peu de courage et tout devrait bien se passer.
Une lourde porte d'acier glisse sur son rail pour nous permettre d'entrer dans un hall très haut de plafond. Des lumières y scintillent, des sons de flûte et de harpe enchantent le lieu. « Mozart » me souffle Vladimir. De fines étoffes vaporeuses descendent du plafond, agitées par un souffle frais. Des brumisateurs diffusent une bruine parfumée. L'ambiance est très bien adaptée au stress, et durant la déambulation organisée dans le hall, je sens mes muscles se détendre, mes épaules se relâcher, et un sourire éclairer mes lèvres soucieuses.
Un hologramme féminin jovial et pulpeux nous observe et nous guide. Des tasses de thé tiède ou glacé sont mises à notre disposition. « Un effet calmant avant votre voyage » susurre la créature chimérique. Vladimir m'invite d'un geste courtois à me servir. J'accepte volontiers.
Une seconde porte plus classique s'ouvre en découvrant une chaude lumière au sol, comme un tapis rouge. L'accueil est vraiment soigné. Je découvre alors l'engin. Un parcours aérien est posé sur des piliers de béton et file vers la campagne. Il est constitué d'une enveloppe de verre et d'acier dans laquelle se trouve une capsule, notre capsule. Mon cœur bat plus fort, les paumes de mes mains deviennent moites, un sentiment d'angoisse m'envahit. Ne serais-je pas paranoïaque ou claustrophobe ? Je sens un bourdonnement d'oreille s'installer, une sensation de vertige, je crains de perdre connaissance quand Vladimir apparaît avec une adorable infirmière. Lui me prend les mains avec vigueur tandis qu'elle essuie mon front avec un linge frais. Ils m'accompagnent ainsi jusqu'à un siège central et s'installent de part et d'autre. Elle approche de ma bouche une pilule rose qu'elle me demande de laisser fondre sous ma langue. J'obéis sans poser de question. Je suis vidé de toute énergie.
Quelques personnes ont pris place également. Les sièges en cuir sont confortables, inclinables et agrémentés d'un oreiller moelleux. J'observe Vladimir, si serein. Il sélectionne une musique, dévoile un écran dissimulé dans le fauteuil devant le sien, se retourne, salue d'autres hommes d'affaires, sourit à une jeune femme élégante, et revient à son écran qui lui affiche des courbes et des graphes multicolores.
La luminosité ambiante décroît, une coque métallique enveloppe et ferme l'ensemble de la capsule. Nous devons être une vingtaine de passagers, mais il reste des places vacantes. L'infirmière prend ma tension et me demande de fermer les yeux. Le départ est imminent. Je sens une puissante envie de dormir contre laquelle je peine à lutter. Quelques notes tintinnabulent, signal du « décollage ». Je suis plaqué sur mon siège par la force de propulsion.
C'est ce souvenir que je retrouve au bord de ma mémoire quand j'ouvre les yeux une heure plus tard. Vladimir me gratifie d'un sourire plein d'émotion, un peu taquin, et me dit « Bienvenue à Moscou ! Il est dix-huit heures trente, Dmitri nous attend ». Je reste émerveillé, incrédule, et ravi de la soirée qui s'annonce. Le comprimé rose ne procure pas d'effets secondaires indésirables. Je suis en forme et je me sens touriste du monde.
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