Valériah
Héride dormit mal. La couchette de peau de chèvre était fine, et elle sentait les gravillons dans son dos, qui la faisaient souffrir. De plus, les images des corps ensanglantés et sans vie de la bataille de Cité-Cime la hantaient, et la pensée que sa mère et son beau-père avaient trouvé la mort sous les lames des soldats de l'Ordre la terrorisaient. Pourquoi une si belle journée d'été avait dut tourner au drame ? Etrangement, la jeune albinos avait l'impression que tous les habitants de sa ville tués lors de l'affrontement étaient de sa faute. Pourtant, elle n'avait fait que fuir... Comme une lâche.
Le lendemain, ce ne fut pas la lumière qui la réveilla, car les rayons n'arrivaient pas jusque dans le coeur de la montagne, mais les aboiements d'un soldat de l'Ordre des Malveils la tira du sommeil.
« Debout, sales paresseuses ! Le travail commence ! Toutes celles qui ne sont pas debout d'ici quinze secondes recevront le fouet ! »
L'adolescente se leva d'un bond, alors que Visha, qui avait dormi non loin d'elle, se redressait plus difficilement. Ses cernes pendaient sous ses yeux, signe qu'elle non plus avait passé une mauvaise nuit.
Le soldat fit le tour des couchettes, marchant doucement en prenant bien soin de faire cliqueter sa longue chaîne rouillée sur les gravillons du sol. Lorsqu'il trouva une esclave encore assoupie, il ne prit même pas la peine de la réveiller, et abattit son fouet terrible sur la pauvre fille. Elle hurla de douleur, se mettant à genoux devant l'homme. Le Malveil n'affichait absolument aucune expression, son visage était dur et fermé. Seuls ses yeux étaient le reflet de sa cruauté sans bornes. Il frappa l'esclave trois fois, puis la saisit par la tignasse emmêlée qui ornait sa tête, la levant en la tirant par les cheveux. Enfin, il la bouscula brutalement, tout en sifflant :
« Ca t'apprendra à désobéir, chienne de fillette ! »
Frappée par l'horreur de la scène, Héride regardait ses pieds, sans bouger d'un poil, de peur que l'homme ne lui fasse subir le même sort. Un silence de mort planait sur les adolescentes, seuls les hoquètements de la punie étaient audibles, mêlés de ses sanglots.
Le Malveil les emmena ensuite dans un long tunnel sombre que Héride n'avait pas remarqué lors de son premier passage. Il y régnait une chaleur épouvantable, et toutes les esclaves transpiraient déjà à grosses gouttes. Beaucoup toussaient ou suffoquaient à cause de la lourde atmosphère. Mais Visha avait promi que l'oxygène était apporté à la salle de triage par des tunnels remontant à la surface. Bientôt, elles pourraient toutes respirer.
La grotte de triage des roches était une large pièce qui semblait avoir été forée à l'aide d'une machine, car les murs étaient droits et presque lisses, il n'y avait pas de traces d'impacts. Une légère différencer de température se faisait avec le tunnel, et Héride remarqua les boyaux qui perçaient le plafond. Elle ne sentait pas l'air qui s'en échappait, mais l'atmosphère, moins lourde et plus respirable, avait très certainement changé.
Le Malveil les fit asseoir sur des sièges de bois inconfortables et usés par le temps, comme grignotés par la poussière. Devant-elle, d'énormes bacs remplis de pierres noires, grises ou brunes attendaient d'être débarassés de leur contenu. Visha expliqua à Héride que les cailloux allaient dans le seau de gauche et le liulith noir dans le seau de droite. L'albinos se mit donc au travail.
Les esclaves suffoquaient à cause de la chaleur ambiante, et même les soldats qui les supervisaient semblaient au bord de l'évanouissement. Lorsqu'un jeune fille tombait dans les pommes, un Malveil s'empressait d'aller la secouer, puis lui donnait une claque dans le dos, qui faisait un bruit creux et terrifiant. Héride se concentrait sur sa tâche, de peur de subir le même traitement.
Lorsque vint midi, les gardes se regroupèrent dans un coin de la pièce pour manger. On ne servit aux filles qu'un bol d'une sorte de bouillie de céréales inconnus, sans aucun goût et totalement flasque. Mais les adolescentes couvertes de sueur et de poussière avalaient la mixture goulûment, car elles n'auraient rien d'autre avant que la nuit ne tombe.
Du coin de l'oeil, Héride fixait les soldats, profitant de leurs moments d'inatention pour discuter avec Visha et sa voisine, une fille plus jeune aux cheveux châtains coupés courts.
« Vous n'avez jamais songé à sortir d'ici ? demanda l'albinos.
— Bien sûr que si, souffla Visha. Il y a des gardes partout, et les boyaux des tunnels forment un véritable labyrinthe ! Aucune chance. Personnellement, je n'ai jamais tenté, mais Constance ici présente a déjà reçu le fouet, en plus d'être privée de nourriture, pour avoir essayé de partir. »
Ladite Constance se pencha vers Héride. Ses joues était couturé de cicatrices, l'éclat de ses yeux avait terni. Des mèches rebelles entouraient sa tête. Son visage était composé d'yeux bruns sombres en amande, d'un nez aquilin et d'une bouche aux lèvres gercées et retroussées. Elle affichait un air mutin, mais elle paraissait, comme toutes les autres esclaves, épuisée par ses longues journées de triage.
« Un conseil, Héride, grogna-t-elle. N'essaie pas de fuir. L'Ordre des Malveils voit et contrôle tout. En plus, tu es vraiment pas mal, et si tu n'avais pas ces cheveux blancs sur le crâne, tu serais déjà dans le lit d'un de ces porcs avec les autres gamines. »
Le ton sec de l'adolescente surprit la jeune albinos. Excepté Visha, les esclaves ne lui avaient pas adressé la parole. Héride comprit que, à force d'endurer les humiliations et les coups des soldats, les jeunes filles étaient devenues de véritable rocs. Constance, décrite par Visha comme une de ses amies, cachait ses émotions et répondait avec agressivité. L'albinos la trouvait tout sauf amicale.
Qu'a-t-elle voulu dire à propos de mes cheveux ? songea-t-elle tout en se remettant à trier les cailloux. Peut-être l'Ordre déteste-t-il les albinos... Il y a de quoi être jaloux, vu les pouvoirs des anciens mages de Tiarem. Parfois, elle regardait ce que faisaient les soldats, pour pouvoir discuter un peu avec Visha. Mais elle croisait souvent les yeux sombres et glacés de Constance, qui avait désormais l'air sévère. Des pensées sombres assaillirent l'adolescente aux cheveux blancs. Serait-elle capable de la tuer en pleine nuit, avec une pierre aguisée ? Elle secoua la tête. La chaleur et le travail lui faisaient perdre la tête.
En fin de journée, les esclaves furent rassemblées, et conduites en file indienne jusqu'à leur dortoir. Lorsqu'elles furent toutes arrivées dans la caverne, le repas fut distribué : une sorte de pâtée baignant dans l'eau. Personne n'aurait put dire de quoi il s'agissait, mais toutes mangèrent avec la même avidité qu'à midi. Les gardes laissèrent les esclaves seules, campant devant l'entrée de la grotte. Alors, quelques filles au visage déformé et plus musclées et imposantes que les autres se mirent à frapper les adolescentes les plus faibles. Une grosse brute aux cheveux blonds longs d'à peine quelques milimètres nommée Valériah attrapa une fille par les épaules, puis la cogna violemment contre la paroi de pierre, avant d'attraper son bol et de l'engloutir. La pauvre rackettée avait les yeux luisant de larmes.
« Ignores les, lui conseilla Visha à voix basse. Sinon c'est à toi qu'elles vont s'en prendre. »
Mais Héride vit du coin de l'oeil Valériah et ses camarades s'approcher d'elles. Elle s'efforça de finir rapidement son bol. Cela de dissuada pas les brutes de la soulever du sol.
« Tiens, une nouvelle tête, sourit Valériah, dévoilant des dents jaunies et cariées. C'est mignon, ton nez n'est pas encore cassé. Il faut remédier à cela, pas vrai les filles ? »
Ses amies ricanèrent bruyamment, et l'adolescente - qui semblait d'ailleurs approcher de la vingtaine - gifla l'albinos. Le bruit de la frappe résonna dans toute la grotte, et un silence de mort se fit.
« Il y a un truc qui m'embête, soupira Valériah, tenant toujours Héride par le col de ses vêtements. C'est que tu as terminé mon repas, bouffone. »
Elle la projeta avec violence au sol, juste devant Visha et Constance, qui reculèrent de quelques pas, cachant leurs bols de nourriture sous leurs chemises en haillons.
« La vie est tellement cruelle, dans les carrières ! s'exclama l'esclave blonde à la cantonade. Il va falloir t'endurcir, cul pâle ! »
Un poing dans les côtes coupa le souffle à Héride, qui roula lamentablement au sol. Les amies de Valériah et d'autres esclaves formaient désormais un cercle embrassant les deux combattantes. Je ne fais pas le poids face à elle, songea l'albinos avec tristesse. Un autre coup, au menton cette fois-ci, la fit reculer vers les spectatrices, qui lui hurlaient dans les oreilles. Le brouhaha était incompréhensible, et Héride s'étonnait que les Malveils ne viennent pas séparer les esclaves. Peut-être ont-ils l'habitude de ce genre d'évènements.
Elle se redressa, puis s'accroupit pile au bon moment pour esquiver le poing serré de Valériah.
« Bah alors, où sont tes pouvoirs, sorcière ? siffla l'une des filles qui encourageait son amie.
— Relève-toi, albinos ! » hurla une autre.
La brute revint à la charge, aggripa les bretelles de la tunique de Héride et la fit tournoyer autour d'elle, avant de la lâcher. L'adolescente s'écroula parmi les spectatrices, qui la poussèrent avec hargne au milieu du cercle.
Lorsqu'elle vit son adversaire revenir pour la frapper et l'humilier à nouveau, Héride fronça les sourcils et serra les poings. Elle ne pouvait pas laisser cette chienne l'emporter. Si elle ne parvenait pas à battre une esclave, comment pourrait-elle résister aux soldats de l'Ordre, si elle voulait s'évader de Corapatt ? Quand Valériah bondit sur elle, elle s'écarta lestement sur le côté, mais ses doigts fermés frappèrent la jeune femme en pleine tête. Valériah s'écroula au sol, portant une main à son visage. Lorsqu'elle la retira, toutes purent constater le nez cassé et la lèvre inférieure ensanglantée de combattante. Des "oh" et des "ah" de surprise s'élevèrent dans les rangs, et tous applaudirent la superbe frappe de l'albinos.
Lorsque Valériah se releva, le silence se fit. Héride se mit en position, prête à esquiver un nouveau coup, mais son adversaire lui tendit une main ouverte et amicale.
« Tu as fait tes preuves, la blanche, sourit-elle. Bienvenue dans la famille. »
Héride lui serra vigoureusement la main, restant tout de même sur ses gardes au cas où Valériah lui tendrait un piège. Mais elle n'en fit rien, et conduisit sa nouvelle protégée dans un coin de la grotte, là où elle dormait avec ses amies.
L'adolescente croisa le regard mauvais de Constance, puis celui de Visha, désolé, déçu. Mais Héride oublia vite cela. Elle était désormais sous la protection de la plus puissante des esclaves du dortoir.
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