Chapitre 5 : À l'école - (1/3)
Le lendemain, les choses commencèrent réellement pour Deirane. Elle avait toujours cru que les harems étaient un endroit de débauche dans lequel le souverain des pays qui en possédaient rassemblait les plus belles femmes du monde et venaient régulièrement y chercher une compagne pour la nuit. Et qu’en l’absence du roi, elles prenaient leur plaisir entre elles. La veille, elle avait appris que c’était aussi un lieu d’intrigue où tous les coups étaient permis, la seule règle étant de ne pas se faire attraper. Quant à se donner du plaisir mutuellement, il aurait déjà fallu qu’elles se fassent confiance. Et ce n’était pas gagné.
Deirane se releva brutalement, remontant le drap sur sa poitrine. La porte de sa chambre venait de s’ouvrir. Un instant, elle avait cru à une agression. Mais ce fut une jeune femme qui entra, une des nombreuses domestiques affectées au harem. Elle ne disposait d’aucune arme, à moins que l’on puisse considérer la miche de pain et la théière qu’elle apportait comme telles. Ce n’était plus le gardien des premiers jours. Son statut venait de s’améliorer. Elle se détendit.
La servante posa le plateau sur la commode avant d’ouvrir les rideaux. Puis, elle se dirigea vers le placard tout en lui parlant en orvbelian. L’adolescente ne connaissait que des rudiments de cette langue. Les quelques douzains de cours qu’elle avait reçus n’étaient pas suffisants pour lui en donner la maîtrise. Elle comprit néanmoins qu’elle lui souhaitait la bienvenue. Mais le reste du discours lui semblait incohérent. Il était question d’une école. Dans un harem ! Pour une concubine !
Et pourtant, le pantalon et la blouse que la femme de chambre lui prépara n’évoquaient en rien ce qu’Ard l’avait entraînée à porter, bien que manifestant l’opulence, à la fois par la soie bleue du tissu que par les broderies. Les chaussures, des mules en cuir à talon plat gravées d’un « B » au fil doré étaient belles, mais elles ne ressemblaient en rien aux pantoufles en soie qu’elle avait vues sur les autres pensionnaires la veille. Une cordelette en soie dorée qui servait de ceinture complétait l’ensemble. Avant de l’enfiler, Deirane préféra aller prendre une douche, un luxe qu’elle avait appris à apprécier depuis qu’elle avait vécu en Helaria. Toutefois dans ce pays, elle bénéficiait de toilettes semi-privatives où elle pouvait se rendre dans le plus simple appareil. Rien de tel, ici, les commodités se trouvaient dans le couloir. Emmitouflée dans son drap pour ne pas paraître nue devant la jeune domestique, elle se leva. Cette dernière lui passa un peignoir tout juste sorti de l’armoire, anticipant son intention. Elle l’enfila avant de quitter la chambre. À son retour, elle prit son petit déjeuner enveloppée dans une serviette si grande qu’on aurait pu la considérer comme une toge de là où elle venait.
Pendant qu’elle mangeait, la servante lui préparait les cheveux – une longue natte maintenue en place par un ruban doré – tout en papotant. La concubine ne savait pas si elle lui racontait les derniers potins ou ce qu’il avait été prévu de lui faire faire dans la journée.
Enfin, elle put s’habiller. En se regardant dans la glace en pied, elle vit une jeune femme élégante et chic, et surtout décente et pas une de ces hétaïres à peine vêtues comme elle l’avait craint un moment.
Un coup discret fut frappé à la porte. La domestique prononça quelques mots que Deirane traduisit par « vite ». Elle arrangea un pli qui tombait mal, positionna une dernière mèche de cheveux. Puis, satisfaite de son ouvrage, elle l’autorisa à sortir.
Dans le couloir, elle découvrit trois jeunes femmes, surveillée par un eunuque. Les âges s’échelonnaient entre neuf ans et quinze ans. L’aînée venait certainement de la Nayt. Les deux autres avaient le teint brun tirant sur le jaune et des yeux bridés qu’Ard n’avait jamais évoqués, ce qui semblait indiquer que l’on ne le retrouvait nulle part en Ectrasyc. Elles devaient venir du Shacand. Elle n’arrivait toutefois pas à déterminer si leur ressemblance était due à leur parenté ou à l’exotisme qu’elles partageaient. Naturellement, toutes les trois étaient très belles. La Naytaine pouvait même être considérée comme exceptionnelle. Et elles portaient une tenue identique à la sienne, sauf la Naytaine dont les cheveux crépus ne pouvaient pas être tressés. Elle releva que la broderie sur le sein gauche était semblable pour elles quatre alors que le reste du motif et la couleur du tissu différaient totalement. Elle estima qu’il s’agissait d’une marque d’identification.
La plus jeune des filles prononça quelques mots en orvbelian, que Deirane ne saisit absolument pas. Elle le parlait aussi mal qu’elle. Elle leva les mains en signe d’incompréhension.
— Elle dit qu’elle s’appelle Dursun, traduisit la doyenne du groupe en helariamen. Et elle vous demande votre nom.
— Oh, je suis désolée, je m’appelle Deirane, répondit-elle dans la même langue, je viens de Gué d’Alcyan en Yrian.
— Elle trouve vos diamants beaux. Elle voudrait savoir comment tu les as eus et si ça fait mal.
— C’est une longue histoire. Et je te la raconterai un jour quand tu seras assez grande. Mais non, ça ne fait pas mal. Je ne les sens pas du tout, même quand je bouge.
— C’est donc si terrible que ça à raconter pour qu’une petite fille ne puisse pas l’entendre ?
— C’est terrible pour tout âge, répondit Deirane.
La jeune femme lui empoigna l’avant-bras, saluant la manière naytaine.
— Je suis Dovaren, se présenta-t-elle, je viens de Naerre.
Ard l’avait bien formée parce que Deirane lui rendit correctement son salut en lui prenant à son tour l’avant-bras et en lui posant la main gauche sur le poignet.
— Je suis désolé, j’ignore où se trouve cette contrée.
— Ne va pas faire contrition de suite. Ce n’est pas une contrée, mais une ville, une longe à l’est de Lynn. Et il faut être Naytain pour en avoir entendu parler tant elle est insignifiante.
Deirane se remémora les cours de géographie qu’Ard lui avait donnés. Lynn était la capitale de la Nayt. Son estimation sur sa nationalité se confirmait. Il restait la dernière. Elle se tourna vers la seule qui ne s’était pas présentée. Elle semblait avoir le même âge que Deirane, tout juste onze ans.
— Gyvan, annonça cette dernière, ma sœur et moi venons de l’Aclan au Shacand.
Deux sœurs, voilà qui répondait à sa question. Leur ressemblance n’était pas due qu’à l’appartenance à une même ethnie.
La jeune femme, Dovaren, paraissait franche. Elle ne semblait éprouver, vis-à-vis de la nouvelle arrivée, ni hostilité ni méfiance. Elle avait dû arriver depuis peu de temps, la vie du harem n’avait pas commencé à l’empoisonner. Ses paroles suivantes le confirmèrent :
— Elles sont arrivées le douzain dernier, reprit-elle, moi je suis là depuis un mois et demi.
L’eunuque prononça quelques mots, la petite troupe se mit en route. Deirane estima qu’elle devait les suivre. Dans le hall, le groupe tourna vers la droite, la grande porte du harem. La jeune femme n’y croyait pas, elle allait se rendre à l’extérieur du harem. Cela faisait quatre jours qu’elle était arrivée et elle allait voir ce qu’il y avait dehors.
En fait, la sortie n’était pas verrouillée. Et pour cause, c’est de là que partaient les escaliers symétriques qui montaient aux étages supérieurs. Mais en face elle découvrit une autre double porte identique. Et elles allaient l’emprunter !
Elle déchanta rapidement. Au-delà s’étendait une salle jumelle du hall qu’elles venaient de quitter. Et au fond, une porte similaire était tout aussi fermée. C’était la partie publique du harem. Leur guide les entraîna dans le couloir de gauche. Guide, il ne l’était que pour Deirane, car ses compagnes donnaient l’impression de connaître le chemin. Elles entrèrent dans une pièce où une dizaine de filles les attendaient. Comparé avec ce qu’elle avait vu jusqu’alors, l’endroit semblait spartiate. Nulle tenture ne décorait les murs blancs. À la place, on avait suspendu de grandes affiches couvertes de dessins et de textes et même d’un côté, une étagère portant une vingtaine de livres. Des tables entourées de chaises, permettant aux filles de se regrouper par quatre, occupaient le centre de la salle. Et à une extrémité, une série de placards fermés faisaient face à un gros bureau.
Une salle de classe. Deirane se trouvait dans une salle de classe identique à ce qu’elle avait connu à l’ambassade d’Helaria. Son propriétaire l’avait envoyée à l’école. Elle était intriguée. D’autant plus que si elle avait aperçu les filles de son groupe la veille dans les jardins, aucune de celles déjà présentes à son arrivée ne lui était familière. Elles paraissaient plus jeunes que les pensionnaires habituelles de l’endroit. Que des enfants, aucune adulte.
— Qui est-ce ? demanda Deirane à Dovaren, des concubines aussi ?
— Ce ne sont pas des concubines, répondit cette dernière, pas plus que toi ou moi d’ailleurs. Nous sommes des chanceuses. Des novices si tu préfères. Elles, ce sont des pensionnaires.
— Des pensionnaires ?
— Elles payent. Ou plutôt, leur famille paye, pour les envoyer ici.
— Mais pourquoi ?
— Pour l’éducation.
Elle décela alors la subtile différence de leur tenue. Si leur nom était brodé sur la poitrine, elles ne portaient aucune marque d’appartenance au harem. Elles n’étaient pas des esclaves.
Dovaren allait s’écarter, mais Deirane la retint. Un dernier point la turlupinait.
— Tu veux dire quoi quand tu dis qu’on est pas concubine, mais chanceuse ?
— Ça signifie que tu disposes d’un peu de répit avant que Brun ne te mette dans son lit. Tu dois t’instruire avant de devenir sa maîtresse.
— Oh. Et où se trouve la chance là-dedans ?
— Un jour, le roi te prendra comme maîtresse. Elles n’auront pas cette chance.
Voilà qui expliquait bien des choses. Pourquoi elle portait ces vêtements, pourquoi le roi ne l’avait pas encore convoquée bien qu’elle soit présente depuis plusieurs jours, et même pourquoi elle était logée dans une aile à part dans le harem.
— Et que dois-je apprendre ? continua Deirane.
— Normalement, tu sais lire et écrire, comme nous toutes ici. Tu dois donc approfondir l’histoire, la géographie, la politique et les langues.
— Quel choix curieux !
— Pas tant que ça. Quand un diplomate étranger vient en visite, il est bien que tu connaisses un peu son pays et quelques mots de sa langue. Ça les flatte et les met dans de meilleures dispositions pour négocier. Et puis le Premier ministre de Brun devient vieux. Et quand il prendra sa retraite, j’ai cru comprendre que ce serait l’une de nous qui le remplacerait.
Une concubine diriger l’Orvbel ! Deirane n’en croyait pas ses oreilles. Si c’était vrai, il y avait là une occasion à saisir. Elle allait se montrer assidue à ces cours.
— Je croyais que notre seul rôle était de les distraire, remarqua Deirane.
— Cela fait aussi partie de nos tâches. D’ailleurs, as-tu un talent quelconque ?
Elle avait posé la question sur un ton apparemment indifférent qui intrigua Deirane. Elle répondit néanmoins.
— Je sais chanter. Je joue aussi un peu de l’usfilevi.
Dursun, qui écoutait les deux jeunes femmes discuter intervint alors.
— Tu pourras en jouer pour moi ? demanda-t-elle dans un helariamen laborieux.
L’air suppliant de la fillette lui amena un sourire. Elle ressemblait tant à sa jeune sœur Elhrine. Et Dovaren avait la même assurance tranquille que Cleriance, à laquelle s’ajoutait une touche de sensualité. De penser à sa famille qu’elle ne reverrait certainement plus l’attrista. Des larmes se mirent à couler sur ses joues. Elle se força pour ne pas éclater en sanglots, elle ne voulait pas craquer devant toutes ces jeunes femmes dont certaines allaient sûrement se révéler ses ennemies. Dursun ne remarqua rien, contrairement à Dovaren.
— Nostalgie des tiens ? demanda-t-elle.
L’adolescente hocha la tête.
— Retiens-toi. Tu ne dois pas montrer de faiblesses devant les autres.
Ainsi, la Naytaine confirmait ce que son instinct lui avait conseillé.
— Nous sommes toutes passées par là, continua-t-elle. Nombreuses sont celles à pleurer le soir dans leur chambre. Mais en public, tu dois toujours rester maître de tes nerfs. Ta vie en dépend.
— Et ça finit par passer ?
— Je ne sais pas. Peut-être.
Deirane regarda la Naytaine. Elle semblait si calme, si pleine d’assurance, si adulte. Elle ne l’imaginait pas en train de pleurer la nuit comme une enfant.
Dursun, toujours sur son idée, détourna leur attention. Elle continuait à réclamer sa musique. Cela permit à la jeune femme de se ressaisir.
— Mon usfilevi est détruit. Mais je vais voir si je peux en trouver un autre.
— Demande à Chenlow, conseilla Dovaren.
— Chenlow ?
— Le grand eunuque. Si une personne peut t’en fournir un, c’est bien lui.
Deirane hocha la tête. L’homme qu’elle avait rencontré il y a quelques jours l’effrayait un peu tant il était immense. Mais il ne semblait pas hostile. Dursun prit ce mouvement pour elle. Elle arborait un sourire enjoué quand elle quitta les novices – les chanceuses dans le jargon local – pour compléter une table proche du bureau du professeur. En la regardant s’éloigner, elle pensa que malgré son air, elle était plus mûre qu’elle ne le paraissait.
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