Chapitre 5 : À l'école - (3/3)
Un peu circonspecte, Deirane coupa un petit morceau du légume qu’elle mena prudemment à sa bouche. Dovaren avait raison. C’était délicieux. Elle mangea tous les morceaux qui restaient dans son assiette et regarda le plat pour voir s’il en restait. Mais elle constata, déçue, que Dursun l’avait précédée.
— Je ne connaissais pas leur existence, expliqua Deirane, mon père n’en avait pas dans sa ferme.
— C’est bizarre, reprit Dovaren, ça pousse facilement et ça produit bien.
Encouragée par le succès de la tomate, Deirane goûta un morceau de champignon. Ce n’était pas aussi bon que la tomate, mais ça se laissait manger. Finalement, elle termina son assiette, aussi bien les légumes connus qu’inconnus.
Le dessert l’impressionna. Extérieurement, c’était l’écorce d’une orange. Mais à l’intérieur, un sorbet à l’orange remplaçait la chair. Le résultat était délicieux. La jeune femme avait déjà mangé des desserts glacés, la cuisinière à l’ambassade d’Helaria en préparait souvent, mais jamais ainsi présentés.
Le reste de la journée, Deirane le passa en compagnie des trois autres novices dans les jardins. Dovaren les guida jusqu’à une petite place entourée d’arbres qui abritait plusieurs bancs de bois. Bien que le soleil ait déjà disparu derrière l’horizon, et que la nuit n’allait plus tarder, il y avait beaucoup de monde dans les jardins. Après la chaleur de la journée, la fraîcheur de la soirée était la bienvenue. Le climat de la région ne ressemblait en rien à celui de Gué d’Alcyan. La proximité de l’océan adoucissait le climat. Mais le soleil tapait bien pendant la journée. Et les derniers promeneurs ne rentreraient pas avant un ou deux monsihons, à la lueur des étoiles.
Elles y étaient seules. Les concubines en titre ne frayaient généralement pas avec les novices. Elles ne pouvaient apporter aucun pouvoir. Mais Deirane ne s’en plaignait pas. Elle n’était pas pressée de se confronter à elle. Par contre, des liens semblaient se créer entre les concubines et les eunuques puisque des groupes mixtes se formaient. Brun n’interdisait pas cela ?
Chenlow ne tarda pas à les débusquer dans leur repaire.
— Mesdemoiselles, les salua-t-il.
Les quatre jeunes femmes lui rendirent sa bienvenue.
— Je vous cherchais, continua-t-il. Surtout toi.
Du doigt, il désigna Deirane.
— Si mon messager avait exécuté son travail, ce serait un rendez-vous privé. Mais comme il s’est montré paresseux, je vais vous parler à toutes les quatre.
— Que va-t-il arriver au messager ? demanda Deirane.
— Brun décidera. Il est partisan des punitions instructives. À l’avenir, il devrait porter ses messages avec diligence. Mais si sa langue devait encore être aussi mal utilisée, le seigneur lumineux pourrait bien décider de l’en débarrasser.
— Lui couper la langue, s’écria Deirane, horrifiée.
Elle venait de penser que ses fils d’or ne lui couvraient pas la langue et qu’une telle punition pourrait bien lui être infligée un jour.
— S’il n’en a pas l’usage, pourquoi la lui laisser. Mais nous ne sommes pas ici pour parler de lui, mais de toi.
— De moi ?
— Avant de commencer, je voudrais savoir si quelque chose te manque. Désires-tu quelque chose que tu n’as pas ?
— Mes parents, répondit-elle aussitôt.
— Ce n’est pas en mon pouvoir. Ni rien qui concerne une personne extérieure à la ville.
Dursun sauta sur l’occasion.
— Elle n’a pas pu amener son usfilevi avec elle, dit l’adolescente. Elle pourrait en avoir un ?
— Ça, c’est à ma portée. Quel genre d’usfilevi ?
Deirane remarqua que le vieil eunuque n’avait eu aucun mal à comprendre l’adolescente. Était-ce dû à l’habitude de voir arriver des novices sachant à peine parler ?
— Un classique, répondit-elle.
— Un standard, ça devrait aller vite.
— Je ne suis pas une très bonne joueuse, il n’a pas besoin d’être luxueux.
— Tu as oublié où tu te trouves, remarqua Chenlow.
Les paroles de Dovaren revinrent à la mémoire de la jeune femme. Tout devait être beau dans le harem. Les usfilevis comme le reste.
— Passons à la nouvelle qui m’a amené ici. Brun a décidé qu’à partir de maintenant tu ne répondrais plus au nom de Deirane.
— Comment ça ? Mais c’est mon nom.
— Plus maintenant. Maintenant, tu t’appelles Serlen.
Deirane resta interdite. Elle ne pouvait plus prononcer un mot tant elle était stupéfaite. Elle avait l’impression que la foudre l’avait frappée. Comprenant son désarroi, Dovaren lui passa un bras autour des épaules et la serra contre elle.
— Tu t’habitueras. Tu verras. Quant à vous trois…
Il regarda alternativement les trois autres novices, y compris Dursun qui se ratatina sur son banc.
— Vous avez peut-être entendu le nom qu’elle portait avant. Vous l’oubliez. Et si votre langue devait un jour le prononcer, souvenez-vous de ce qu’on fait des instruments mal utilisés ici.
Dursun se cacha la bouche derrière les mains, comme pour la protéger, ce qui arracha un sourire d’amusement à Chenlow.
— Comment t’appelles-tu jeune femme ? reprit-il.
Deirane mit longtemps à répondre. L’eunuque attendit patiemment.
— Serlen, murmura-t-elle enfin.
— Et avant, comment t’appelais-tu ?
— Serlen, répondit Dursun avant la jeune Yriani.
— Bravo. Tu as l’esprit vif. Officiellement, jeune fille, tu t’es toujours appelée Serlen. Compris ?
Deirane hocha la tête.
— Bien. Autre chose.
Elle secoua négativement la tête.
— Je vais chercher ton usfilevi. Tu devrais l’avoir avant la fin du douzain. Sais-tu t’en servir correctement ou désires-tu que l’on ajoute des cours avec un professeur de musique ?
— Oui, répondit Deirane comme en état second.
— Oui quoi ?
— Des cours.
— Je vais arranger ça. Aucune de vous trois ne désire un instrument pour l’accompagner ?
— Je n’ai pas besoin de cours, répondit Dovaren, je maîtrise les percussions depuis toute petite. Mon père m’a appris.
Chenlow acquiesça de la tête.
— Mais tu n’as rien demandé, remarqua-t-il.
— Je vais y réfléchir.
— Et moi j’ai des cours de danse, ajouta Gyvan.
— Avec Cali ?
— Oui.
— Peut-être pourra-t-elle te mettre un peu de plomb dans la cervelle.
Il ne restait que Dursun. Mais celle-ci resta muette.
— Un usfilevi et une percussion, reprit Chenlow, assisté par une danseuse, c’est le premier pas vers un groupe. En plus vous avez déjà la groupie.
L’homme salua les quatre jeunes femmes avant de se retirer.
Dovaren attira la tête de Deirane sur son épaule.
— Comment te sens-tu ? demanda-t-elle.
Elle était au bord des larmes. Elle mit longtemps à répondre.
— Mon nom était tout ce qui me restait de mes parents. Maintenant, je n’ai plus rien.
— C’est vrai que c’est une situation étrange. C’est la première fois que j’entends qu’ils forcent une concubine à changer son nom. Tu dois avoir des amis puissants à l’extérieur pour qu’ils brouillent ainsi les pistes.
— Je ne suis qu’une paysanne.
— Tu n’es pas une paysanne ordinaire. Il suffit de te regarder pour le voir. Dans tes voyages, tu n’as rencontré personne de puissant.
Elle réfléchit.
— Calen, dit-elle enfin, elle a beaucoup de pouvoir en Helaria.
— La Bibliothécaire ?
— Oui.
Dovaren siffla d’admiration.
— À part les pentarques, difficile de trouver plus puissant en Helaria. Mais je doute qu’elle puisse t’aider. Une autre personne.
— Saalyn était puissante. Mais elle est morte maintenant.
— Saalyn, la chanteuse.
— Elle n’était chanteuse que dans les fêtes. En temps normal, elle était guerrière libre.
— Saalyn était une guerrière libre ? Je n’en reviens pas.
Deirane hocha la tête pour répondre.
— Tu n’es vraiment pas une paysanne ordinaire. Comment est-elle morte ?
— Brun l’a fait tuer.
— Tout devient clair, intervint Dursun. Si on te retrouve ici, tout accuserait l’Orvbel du meurtre de cette Saalyn. Conclusion, personne ne doit savoir que tu es ici.
Finalement, cette petite se révélait plus mûre qu’elle n’y paraissait.
— C’est stupide, remarqua Deirane. Avec mes pierres précieuses, je suis facilement reconnaissable. Changer mon nom de ne me fera pas disparaître.
— À première vue, c’est stupide. Mais Dayan et Brun sont loin de l’être. Ils ont certainement une idée derrière la tête.
La Naytaine enserra encore plus étroitement sa compagne d’infortune qui se laissa faire. Gyvan l’enlaça à son tour. Dursun pour ne pas être en reste, s’installa sur ses genoux. La dernière remarque de Dovaren lui arracha un sourire fugitif.
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