Chapitre 15 : Leçon d'habillage.
Au bout de quelques douzains, Deirane pouvait qualifier les leçons d’Orellide d’humiliantes. Mais ce ne fut rien comparée à la première qui se révéla particulièrement pénible. Les nobles attribuaient souvent aux campagnardes des mœurs dépravées. Elles jouissaient de la réputation d’être des filles faciles ne ménageant pas leurs charmes. Pour beaucoup de personnes, la paysannerie était un monde où la luxure régnait en maître. Les aèdes contribuaient largement à cette déformation de la réalité. Mais les citadins de la haute société auraient pu leur en remontrer du point de vue de la perversité. Orellide n’avait d’ailleurs pas tardé à en faire la démonstration.
Ce premier jour, la vieille reine avait fait déshabiller entièrement Deirane et l’avait obligée à rester nue en sa présence pendant tous les six calsihons que durait la leçon. Au début, elle demeura immobile. Elle devait se forcer à garder les bras le long du corps pendant que la mère du roi tournait autour d’elle, l’examinant dans les moindres détails. Des mouvements convulsifs traduisaient son désir de les ramener sur sa poitrine ou son bas ventre.
— Il paraît que tu as déjà enfanté. C’est vrai ? demanda-t-elle.
Le souvenir de son fils faillit lui provoquer une crise de larmes. Elle les retint de peine.
— Alors, insista-t-elle.
— Un garçon. Hester.
— Et jusqu’à quel âge l’as-tu allaité ?
— Cinq mois.
— Incroyable, tu n’as aucune marque sur le corps. On pourrait te supposer encore vierge.
Elle lui glissa brutalement la main entre les jambes. Deirane ne put retenir un mouvement de recul. Mais, impitoyable, elle la bloqua par le bras jusqu’à la fin de son examen. Ce coup-ci, les larmes coulèrent, provoquées par l’humiliation.
— Même ta féminité semble intacte, conclut la reine mère.
Elle libéra la jeune femme de sa poigne, encore ferme malgré son âge. Puis elle alla s’asseoir sur son fauteuil.
— Nous pouvons procéder à la première leçon.
— Je peux m’habiller ? demanda Deirane.
— Bien sûr que non. Tu n’es pas ici pour ton plaisir, mais pour celui de ton maître.
— À quoi cela sert-il que je reste nue ? plaida Deirane.
— Parce que c’est le sujet du jour. L’art de l’habillage.
Une lueur d’espoir envahit Deirane. Mais elle la refréna bien vite. Ses attentes avaient été souvent déçues ces derniers temps.
La reine entraîna son élève dans une petite pièce attenante. Elle contenait tout l’équipement pour qu’une femme du monde se se pomponnât : toute une collection de miroirs en pied lui permettant de s’examiner sous tous les angles, d’autres pour le visage seul, un nécessaire de maquillage, de coiffure et autres éléments prétendument indispensables, mais dont Deirane n’avait jamais eu besoin jusqu’à maintenant.
— Nous allons débuter avec quelque chose de facile, reprit Orellide. Admettons que le roi reçoit le prince héritier de l’Yrian. Que mettrais-tu ?
Devant l’absence de réaction de son élève, Orellide commença à manifester son impatience. Deirane ravala ses larmes. Jamais elle n’avait été traitée ainsi. Elle se força à faire semblant de s’intéresser à la leçon.
— Pourquoi le prince héritier ? Pourquoi pas le roi ?
— Parce que le roi est un pervers débauché et cruel alors que son fils est un homme de goût.
Elle avait entendu dire la même chose du père du roi Brun. Qu’avait la génération précédente pour laisser un souvenir aussi négatif ? Quant au prince, elle l’avait rencontré quand elle vivait à l’ambassade d’Helaria. Il ne lui avait pas donné une impression favorable. Elle suivit des yeux la main de la vieille dame qui désignait une armoire parmi les trois qui garnissaient le mur dans son dos.
— Montre-moi ce que tu mettrais pour le recevoir.
— Je l’ignore. Je viens de la campagne. Je ne possédais que deux tenues. Les vêtements de tous les jours et ceux de fête.
— C’est pour ça que tu es ici. Pour apprendre. Menjir est un homme de goût. Mais il a encore un pied dans l’adolescence. Tu dois t’habiller en tenant compte de ces deux faits.
Deirane hésita. Sa nudité, même face à une autre femme, en plus de ce qu’elle lui avait fait subir juste avant, l’empêchaient de se concentrer. Elle mit un long moment avant de se décider à aller ouvrir l’armoire. Ainsi qu’elle s’y attendait, la moitié était constituée d’une penderie où étaient accrochées plusieurs robes. Elles semblaient toutes à sa taille. Le reste était occupé par des étagères qui portaient divers accessoires féminins comme des sous-vêtements, des rubans, des ceintures, voire des bijoux. Sur le plancher, elle trouva tout un assortiment de chaussures, de bottines et de sandales.
— Un homme de bon goût, continuait Orellide. Ce n’est pas un soudard qui ne chercherait qu’à te déshabiller pour te baiser au plus vite. Non, le prince Menjir est plus sophistiqué que ça. Il prend du plaisir à dévêtir une femme, il aime prendre son temps, tout comme Brun.
Confusément, Deirane sentait que ces explications étaient destinées à la mettre sur la voie. Elle fouilla dans la penderie. Elle en sortit une robe droite de coupe stricte au décolleté carré.
— Tu ne dois pas aller à un enterrement, lâcha la vieille femme, tu dois passer une soirée avec l’héritier du plus puissant pays du monde.
À regret, elle reposa la robe. Et retira ensuite un ensemble : une jupe longue qui lui couvrirait les jambes, un corsage bouffant, boutonné sur le devant pour lui cacher la poitrine. Aucun des deux n’était transparent, contrairement au voilage qui complétait cette robe. Seule la taille restait nue. Elle n’était pas sûre que c’était la bonne, mais elle l’espérait ; c’était la tenue la plus décente, sans être austère, qu’elle voyait parmi tous ses choix.
— Bien, dit Orellide d’un air satisfait. Le jaune n’est pas terrible sur toi. Nous apprendrons les couleurs plus tard. Les sous-vêtements sont importants pour un individu comme Menjir. Mais tu es jeune, tu as les seins encore fermes. Et quelque chose me dit que ce n’est pas près de changer. Nous verrons un autre jour. Amène ta tenue au milieu. Nous allons t’habiller.
Un bref instant, Deirane paniqua à l’idée que la vieille reine vérifie ses assertions. Elle ramena instinctivement un bras sur sa poitrine. Mais Orellide s’éloignait déjà.
— Je sais…
Tout plutôt que de la laisser encore une fois la toucher.
— Tu auras toujours des domestiques. Aujourd’hui, il n’y a que moi, je vais t’aider.
Deirane était soulagée qu’Orellide s’éloignât. Elle se plaça au centre de la garde-robe. Elle enfila d’abord la jupe, puis le corsage. Orellide passa juste derrière elle pour ajuster les détails. Elle changea peu de choses, mais cela fit beaucoup. Modifiant la façon dont les deux pièces de tissus tombaient, elle mit en valeur la jeune silhouette. Enfin, elle se recula et admira son œuvre.
— Marche, ordonna-t-elle.
Après une brève hésitation, Deirane obéit.
— Tu marches comme une paysanne, remarqua-t-elle.
— Je suis une paysanne, répliqua la jeune femme.
— Non ! Tu es une concubine royale. Ou plutôt, tu le seras bientôt. Le temps où tu étais une paysanne est révolu et ne reviendra jamais. Si tu prononces encore une fois ces paroles, je…
La reine mère interrompit brutalement sa diatribe. Deirane ravalait les larmes qui lui venaient. Elle s’attendait à ce que son aînée continuât ses reproches. Mais au lieu de cela, elle se contenta d’ajuster la tenue. Obéissant à tous les ordres, Deirane ne lui donna plus l’occasion de s’énerver.
Cette première fois, ce ne fut que le soir qu’Orellide libéra Deirane. De retour dans sa chambre, elle tira de sa penderie le peignoir le plus épais qu’elle put trouver et se roula en position fœtale sur son lit. Elle laissa enfin libre cours aux larmes qu’elle avait retenues tout l’après-midi.
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