Chapitre 18 : la réception - (3/3)

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Un signe de Brun lui permit de comprendre qu’elle devait se lever. Comme pour les bals, le couple royal ouvrait officiellement le repas en allant chercher ensemble de quoi manger. Au bras du roi, ils rejoignirent le buffet. Brun montra le plat qu’il désirait qu’on lui servît. Il restait frugal, alors que Deirane fit remplir copieusement son assiette.

— Prenez moins de choses, glissa-t-il entre ses dents, si vous avez faim, vous reviendrez.

— Ça évite les voyages inutiles, se défendit-elle.

— Ils ne sont pas inutiles. Je vous ai payé assez cher. Cette robe aussi. On doit pouvoir vous admirer.

— Mais…

Le regard de Brun coupa sa réponse.

— J’ai compris, s’inclina-t-elle.

Elle ne prit qu’une petite portion de viande. Puis ils retournèrent à leur place, suivis par les domestiques qui portaient leurs mets.

Quand tout le monde fut servi, Brun entama la discussion.

— Alors, commença-t-il, comment êtes-vous entré en possession d’un groupe de cent cinquante esclaves ?

— Cent trente-huit, répondit le plus âgé des marchands.

— Soit ! Cent trente-huit.

— Ils viennent d’un village au nord de Tolos qui n’a pas honoré ses impôts depuis deux ans.

— Que s’est-il passé pour qu’ils ne payent pas ? demanda Deirane.

— D’après eux, la première année une averse violente aurait détruit leurs récoltes, puis l’année d’après, la foudre aurait incendié leur grange.

— Ils ne sont pas responsables, s’écria-t-elle, ce sont des catastrophes naturelles.

— Et alors ? Cela devrait-il priver l’éparche de son dû ?

— Il aurait pu comprendre. Ces pauvres villageois n’y sont pour rien.

— L’éparque non plus. Et il s’est montré généreux. Il leur a donné une année. Ce n’est pas de sa faute s’ils n’ont pas pu saisir cette opportunité.

Pour calmer les sentiments qu’elle sentait sur le point d’exploser, Deirane but une gorgée de vin. Dayan prit le relais.

— Pourquoi passer par nous pour les vendre ? Sur le marché, aux enchères, vous auriez pu en tirer un bon prix.

— Nous devons récupérer les impôts au plus vite. Le collecteur doit verser la somme à l’éparchie dans quarante-huit jours. Ça nous laisse à peine le temps de rentrer, de les amener ici puis de retourner pour donner l’argent au collecteur.

— Qu’est-ce qui se passe s’il ne verse pas l’argent à l’éparque ? demanda Deirane.

— Le solde manquant sera pris sur ses biens personnels.

— Et en quoi son sort vous concerne-t-il ?

— C’est notre beau-frère. Ce bien qui sera vendu, entre autres choses, c’est notre sœur.

— Je vois.

Avec de telles lois, il paraissait normal que les collecteurs se montrent si cruels.

— Pourquoi pratiquer un métier aussi risqué ? demanda-t-elle.

— On peut rapidement s’y enrichir. Une fraction des sommes récoltés sont pour lui. Puis, le métier est sans danger, si le collecteur fait le nécessaire quand il le faut.

Deirane était outrée. Elle n’avait qu’une seule envie, que ce repas se termine vite qu’elle put rentrer à sa chambre. Elle préféra se taire. Mais son voisin n’était pas décidé à mettre fin à leur conversation.

— Je crois que cette discussion vous met mal à l’aise.

— Elle ne me met pas mal à l’aise. Elle me révolte.

— Apparemment, vous avez du mal à comprendre nos coutumes. Cela ne me surprend pas. Moi-même, j’éprouve des difficultés avec celles de l’Yrian. Je propose que nous changions de sujet.

La jeune femme était soulagée.

— De quoi voulez-vous parler ?

— Et pourquoi pas d’art ?

— Un thème neutre, grâce à Meisos. Avez-vous une préférence ?

Deirane bondit sur l’occasion.

— J’ai vu que vous admiriez un tableau en entrant.

— « Le dernier éphore », confirma Dayan, cette toile est notre plus grande fierté. Elle a coûté très cher à acquérir. D’autant plus que le roi Menjir le régicide voulait la faire détruire. D’ailleurs, je comptais l’exposer au musée du palais, mais le Seigneur lumineux en a décidé autrement.

Deirane remarqua qu’il avait employé le surnom que tout le monde lui donnait plutôt que l’officiel Menjir II. Elle se demanda si cela était important.

— Le musée est interdit aux concubines du harem, expliqua Brun. Alors que dans cette salle, il arrive que l’une d’elles m’accompagne parfois pour des réceptions diplomatiques. Je ne pouvais pas les priver d’une telle œuvre.

— Mais pourquoi vouloir la détruire ? s’offusqua le marchand. Elle est magnifique ?

Meisos a guidé le bras de son auteur.

— Je suis surpris que vous ne l’ayez pas reconnu. L’homme sur le tableau est Ridimel. Son épouse venait de la Nayt et il me semble qu’elle y était populaire. Ensemble, ils dirigeaient le dernier État à subsister sur le plateau d’Yrian au début du règne du précédent roi d’Yrian, répondit Dayan. Vous n’êtes pas sans savoir dans quelle circonstance il a achevé cette conquête.

— Je vois, dit-il.

Son attitude changea. Son visage se referma.

— Megare de Burgil était très populaire en effet.

Il n’ajouta rien de plus.

Deirane, en revanche, l’ignorait. Pour elle, le plateau d’Yrian faisait partie du royaume depuis toujours. Or l’actuel roi n’était monté sur le trône que peu avant sa propre naissance. Elle était d’autant plus intéressée qu’elle-même était yriani. Elle se promit de regarder dans la bibliothèque de l’école pour mieux connaître l’histoire de son pays. En attendant, elle suivait la discussion avec attention. Malheureusement, elle fut déçue.

— Je ne crois pas qu’évoquer de telles atrocités soit judicieux au court de ce repas, intervint Brun. Il y a des oreilles ici que cela pourrait choquer. Peut-être vaudrait-il éviter de parler de peinture.

Deirane faillit protester. Elle voulait connaître toute l’histoire. Mais Brun s’était exprimé. Comme le roi la regardait fixement, elle comprit qu’elle devait faire quelque chose. Elle ravala sa déception. Elle avait au moins appris une chose. La douceur qui se dégageait de ce tableau ne durerait pas. Elle se demanda ce qu’étaient devenues les deux fillettes. Vu la longueur du règne de Falcon, elles ne pouvaient pas avoir plus de trente ans aujourd’hui. Mais la dernière remarque de Brun lui faisait penser qu’elles étaient certainement mortes. Le tintement d’un coup de couteau contre un verre interrompit ses réflexions. Elle leva les yeux et croisa le regard sévère de Brun. Elle comprit le message.

— Le seigneur lumineux a raison, enchaîna-t-elle, nous devrions aborder une forme d’art moins sujette à polémique.

— Et pourquoi pas la danse ? proposa le marchand.

— Va pour la danse, répondit Deirane d’un ton plus joyeux.

Le jeune homme se tut un instant. Il cherchait ses mots.

— En fait, je suis un peu déçu, voyez-vous.

— Déçu, demanda Deirane, mais pourquoi donc ?

— En apprenant que je mangerai ici, je pensais que la troupe du palais donnerait un spectacle.

— J’ignorai qu’il y avait une troupe au palais.

— Elle est très célèbre dans le monde pourtant. Malheureusement, elle ne quitte pas les limites de la ville. La voir est une chance unique. Vous comprenez ma frustration.

Deirane lui sourit.

— Il y a de quoi être déçu en effet.

— Pensez-vous pouvoir y remédier ?

Deirane lança un regard interrogateur à la compagne de Dayan qui n’était située qu’à deux places de distance. Celle-ci lui renvoya un sourire amusé. Mais elle n’ouvrit pas la bouche pour autant, laissant la jeune femme dans l’embarras.

Heureusement, Dayan vint à son secours. Il se leva et se tourna face au roi.

— Seigneur lumineux, commença-t-il, nos invités désireraient assister à un spectacle de danse.

— Une prestation au pied levé, répondit Brun, voilà qui est intéressant. Pensez-vous pouvoir nous organiser ça rapidement ?

— Si ce musicien sait se servir de son instrument, cela peut se réaliser immédiatement.

— Alors faites.

Dayan rejoignit l’usfileviste qui fournissait l’ambiance sonore de la salle. Jusqu’à présent, avec son usfilevi, il jouait des musiques douces, destinées à briser le silence sans empêcher les discussions. De sa place, Deirane ne put entendre ce que lui disait le ministre. Mais elle vit le hochement de tête. Dayan revint vers la table avec le sourire.

À la surprise de Deirane, Cali se leva. Elle posa quelques questions au musicien. Il fouilla dans le coffre qui contenait son matériel et en tira deux paires castagnettes qu’il tendit à la jeune femme. Elle se positionna avec ses instruments au centre de la salle.

— Seigneur lumineux, ma dame, mes seigneurs. Dans la plupart de mes spectacles, une troupe m’accompagne. Aujourd’hui, je suis seule, mes possibilités sont limitées. Je vais vous interpréter une chorégraphie originaire du Shacand. En espérant qu’elle vous plaira.

Elle laissa tomber au sol le voile qui lui couvrait les épaules, révélant une robe au décolleté carré, plus pratique pour danser. Elle ôta également ses chaussures qu’elle repoussa sur le côté de la salle. Puis elle se mit en position, un bras au-dessus de la tête, l’autre au niveau de la taille, une paire de castagnettes dans chaque main.

L’usfileviste commença à jouer lentement. La jeune femme se mouvait, au rythme de la mélodie. Les mouvements gracieux de ses pas complexes étaient accompagnés des claquements de ses instruments qui marquaient le tempo. Deirane la regardait, subjuguée. Elle s’était déjà demandé pourquoi Brun gardait cette femme, plus âgée que les autres concubines, bien que loin de l’être autant qu’Orellide, à la silhouette sèche et au visage quelconque. Elle avait croisé Cali en plusieurs occasions, la première fois en compagnie de Chenlow qui lui avait expliqué qui elle était, mais elle n’avait jamais pu l’aborder avant ce jour, cette dernière était très discrète, se mêlant peu avec les autres pensionnaires du palais. Tous les matins, elle disparaissait dans une salle souterraine dont elle seule possédait la clef, elle y restait jusqu’à la nuit tombée. Elle connaissait maintenant les réponses à toutes ses questions. Et en la voyant évoluer avec tant de grâce, elle comprit pourquoi Dayan avait jeté son dévolu sur elle.

Deirane connaissait les danses de villages, où on s’amusait lors des fêtes. Ou encore celles de l’Helaria. Mais là, ce n’était plus de l’amusement, c’était de l’art. Avec le temps, le rythme de la musique s’accéléra. La danseuse s’accorda sur son évolution. À la fin, elle allait si vite que ses mouvements étaient indiscernables. Soudain, la musique se tut. La danseuse s’immobilisa dans sa position de départ.

Brun se leva et se mit à applaudir. Dayan l’imita. Rassurés sur la marche à suivre, les marchands se levèrent à leur tour pour l’acclamer. Brun prit une rose blanche dans le vase devant lui et la lança à Cali.

— Cali, dit-il, si un jour tu te lasses de Dayan. Viens me trouver. J’aurai une place pour toi.

— Je n’y manquerai pas, Seigneur Lumineux. Mais je n’envisage rien de tel pour le moment.

Elle ramassa la fleur qu’elle porta à son nez pour la sentir. Puis elle salua l’assistance d’une révérence aussi gracieuse que sa danse. Elle rassembla ses affaires et sortit de la salle par une porte de service.

— Seigneur lumineux, commença l’un des marchands. Votre palais recèle de bien belles perles. Voilà un spectacle comme je n’en avais jamais vu. Vous avez bien de la chance de posséder un tel trésor.

— Elle ne m’appartient pas, répondit Brun, elle ne fait que vivre au harem. Elle est à Dayan, mon ministre.

— Elle ne m’appartient pas non plus, ajouta Dayan. Je l’ai affranchie il y a neuf ans. Si elle reste, c’est de son plein gré ?

— Le harem lui donne l’occasion d’exercer son art en toute quiétude, reprit Brun. Bien que son statut de femme libre eût dû lui interdire d’y résider, je peinerai trop le seigneur de la marche en la chassant. Et vu ce qu’elle y apporte, je n’éprouve aucun inconvénient à ce qu’elle y demeure.

Voilà qui donnait une nouvelle optique sur le harem que Deirane n’avait jamais envisagé. Hors de ces murs, une personne comme Cali serait certainement tombée sous la coupe d’un souteneur qui aurait utilisé ses talents à des fins plus mercantiles. Le harem lui offrait une sécurité qu’elle n’aurait jamais trouvée ailleurs.

— Sera-t-il possible de la féliciter ? demanda le marchand.

— Bien sûr, répondit Dayan. Elle va revenir. Elle est juste allée se rafraîchir avant de nous rejoindre.

— J’en suis fort aise.

Deirane n’écoutait plus la fin de la discussion. Elle réfléchissait. Ainsi Cali dirigeait une troupe. Elle n’en avait pas entendu parler autour d’elle, elle n’était donc certainement pas composée de concubines. Comment la danseuse s’entraînait-elle avec elles ? Et les musiciens nécessaires à son art, comment la rejoignaient-ils ? Elle devrait creuser la question, il existait peut-être là un moyen de sortir du harem.

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