Chapitre 29 : L'évasion - (1/3)
Le grand jour était arrivé. Depuis le matin, Dovaren était excitée comme une puce. Elle était pressée que l’évasion commence, mais elle avait peur également. Tant de choses pouvaient mal se passer. Elle s’imaginait déjà morte, ses frères torturés, ce qui restait de sa famille anéantie. C’est presque timidement qu’elle se rendît dans la chambre de son amie.
— Je crois que je ne viendrais pas en cours avec vous.
Deirane se retourna vers elle, les mains occupées à finir de boutonner sa robe.
— C’est une mauvaise idée. Tu dois te conduire aujourd’hui comme tout autre jour. Il ne faudrait pas que tes actions mettent la puce à l’oreille de quelqu’un.
— Tu as raison. Mais j’ai peur de ne pas y arriver. Si quelqu’un remarquait quelque chose ?
— Si tu te comportes comme d’habitude, personne ne verra rien.
Elle s’assit sur le lit et se prit le visage dans les mains.
— Les dieux ne me soutiennent pas sur ce coup-là.
D’un geste de la tête, Deirane désigna Dovaren. Aussitôt, Loumäi cessa de s’occuper de la chevelure blonde de sa maîtresse pour celle noire et crépue de son amie. Deirane savait à quel point cela pouvait s’avérer délassant. Elle espérait que cela la détendrait. Elle songea soudain qu’elle était la seule à bénéficier d’une domestique à plein temps, que ses compagnes n’en avaient pas d’attribuée. Elle était seule à jouir d’un tel confort. Elle se dit qu’à l’avenir, elle pourrait les en faire profiter. Elle aurait même dû y penser plus tôt.
La porte s’ouvrit, laissant la place à Nëjya. La belle Samborren portait un petit flacon dans la main. Elle embrassa la scène d’un regard.
— Bonjour Serlen, l’accueillit-elle.
Puis, se tournant vers la Naytaine :
— Je savais que je te trouverais là.
Elle lui tendit l’ampoule.
— Tiens.
Dovaren le prit. Elle l’ouvrit et le sentit d’un air circonspect.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.
— Je me suis dit que tu devais baliser un max. C’est un truc qui te donnera de légères nausées et un peu mal au ventre. Tout le monde croira que tu es dans ta période. Personne ne s’étonnera si tu ne te comportes pas comme d’habitude.
Pas idiot, pensa Deirane, même ça lui semblait un brin violent comme solution.
— C’est bon ?
— C’est à base de sucre.
— Et on doit tout boire ?
— D’un seul coup. Sinon, ça ne marche pas bien.
Dovaren avala la mixture d’un trait. Une grimace de dégoût déforma son visage.
— Je comprends pourquoi il faut le prendre d’un coup. Si on se contentait d’une gorgée, on ne prendrait jamais la suite.
— Ce n’est pas bon ? demanda Deirane.
— C’est infect. Maintenant, j’ai envie de vomir. Pourquoi m’as-tu menti ?
— Si je t’avais dit la vérité, tu n’aurais pas bu, se défendit Nëjya.
— Tu aurais dû t’y attendre, remarqua Deirane. Quand Nëjya prononce plus d’une phrase sans y glisser une injure, c’est suspect.
— Tu es dans le vrai. Tu mériterais que je t’en fasse ingurgiter, être perfide.
— Déjà fait, répliqua Nëjya.
— Ouais. Eh bien, ça ne m’empêchera pas de te forcer à en prendre la prochaine fois que j’en aurai.
— Si tu y arrives.
— Meisos me donnera la force.
Nëjya tira la langue à son amie. Elle s’enfuit par la porte avant qu’un oreiller adroitement lancé s’écrasât contre elle.
— Excellent tir, remarqua Deirane en experte.
— Avec deux frères et trois sœurs, j’ai de l’entraînement.
Les trois chanceuses, accompagnées de Nëjya, se rendirent à la salle de cours sous l’escorte de leur sempiternel eunuque. Depuis le temps qu’elle vivait là, Deirane avait eu le temps de tous les connaître. Celui d’aujourd’hui aurait eu l’âge d’être grand-père s’il avait été en mesure d’avoir une descendance. Elle l’aimait bien parce qu’il traitait les jeunes femmes comme les enfants qu’il n’avait pas eus. Il ne se cantonnait pas au service des novices. L’Yriani l’avait occasionnellement vu dans les jardins. Il était le seul à observer une stricte neutralité entre les concubines, n’accordant de préférence à aucune. Malheureusement, elle ne connaissait pas son nom.
Kazami les attendait déjà. Depuis les événements, Deirane avait refusé de continuer ses « travaux pratiques » avec Chenlow. À la place, elle avait restauré l’horaire antérieur de ses leçons d’usfilevi, ce qui lui permettait de passer du temps avec ses amies après les cours. Orellide ne s’y était pas opposée, cela n’aurait servi à rien. En la livrant à Jevin, elle avait perdu tout moyen de pression sur la jeune femme. Kazami étudiait souvent avec elles, mais elle suivait des cours spécifiques. Bien que d’habitude elle préférassent travailler dans la salle de repos, plus confortable, il arrivait que toutes les quatre – Elya en raison de son âge menait ses propres activités – se retrouvassent dans la bibliothèque de l’école afin que Kazami pût se joindre à elles sans enfreindre aucune des règles du harem. Ce jour-là, le dernier qu’elles passeraient ensemble si tout se déroulait bien, elles s’étaient installées toutes les cinq à une table isolée.
— J’ai apporté ce que tu m’as demandé, dit Kazami.
Elle posa un objet devant elle, qu’elle fit glisser jusqu’à Deirane. Puis elle leva la main, révélant un petit pendentif en argent. Il était constitué de trois croissants enlacés formant une sorte de triangle. Deirane le prit et l’admira.
— Il est magnifique ! s’exclama-t-elle.
— Les dieux ont mis de la magie dans les doigts de l’artisan, confirma Dovaren.
— C’est un bijou que je ne porte presque plus. Un cadeau d’anniversaire de ma belle-sœur.
Deirane la passa à son cou.
— Merci, dit-elle. Quand tu nous quitteras, je posséderai un souvenir de toi.
— Tu sais, mes études comprennent encore quelques mois de cours avant de partir.
— Oui, mais après, nous ne nous reverrons plus jamais. C’était vraiment important pour moi.
— Ainsi, il restera une trace de moi dans ce lieu.
— Elle n’en sera que plus précieuse pour moi.
La jeune femme envoya un sourire un peu triste à son amie avant de commencer avec elle le travail de la journée.
À la fin des révisions, Kazami réintégra sa section alors que les concubines et les novices rejoignaient le harem privé. Quand elles arrivèrent dans le grand hall, Sarin passa devant ses compagnes et se tourna vers elles.
— Pourquoi tenais-tu tant à posséder ce bijou ? demanda-t-elle.
— Pour me faire reconnaître, répondit Deirane.
— De qui ?
— Du mari de Kazami.
— Pourquoi ?
— Quand je sortirai d’ici, je serai livrée à moi-même. J’aurai besoin d’aide.
— Ma famille te prendra en charge, intervint Dovaren.
— Toi certainement. Mais moi, je ne représente rien pour eux. Ils ne me connaissent pas. Pourquoi s’occuperaient-ils de moi ?
— Ils t’ont vue à poil. Et c’est un spectacle qu’ils n’ont pas dû oublier.
Deirane rougit en s’en souvenant.
— Même si c’est le cas, je préfère ne pas dépendre de la bienveillance de qui que ce soit.
Dovaren hocha la tête. Elle comprenait.
— Alors c’est le moment, en profita Sarin, c’est la dernière fois que nous sommes ensemble ?
— Si les dieux se montrent généreux, demain soir à la même heure, je serais loin de cet antre de Deimos, répondit Dovaren.
— Et toi, Serlen ?
— Bien sûr, il n’est pas question que je reste.
— Pourtant, tu es bien placée pour assouvir ta vengeance ici.
— À l’extérieur, j’aurai plus de possibilités. Je pourrai bouger, faire appel à des amis, ce genre de truc. Et puis, je ne compte pas faire d’une vengeance le but de ma vie. Je veux savoir ce qu’est devenu mon fils. Sans compter que je serai enfin débarrassée de ce nom horrible dont ils m’ont affublée.
— Moi je reste, annonça Dursun.
Les regards convergèrent vers elle. Deirane semblait abasourdie.
— Tu restes ? Mais pourquoi ? demanda Deirane.
— Quelqu’un doit s’occuper d’Elya, elle est trop jeune pour une telle aventure. Et puis, si Brun perd son moyen de pression sur Naim, il pourrait bien la faire tuer. Et nous n’avons aucune possibilité de la prévenir du danger.
— Il y a certainement une solution, protesta Dovaren. Sarin peut se charger d’Elya. Ou on peut trouver Naim avant Brun.
— Sais-tu où elle se cache ? Le monde est vaste. Elle peut se situer n’importe où. Comment veux-tu qu’on la contacte ? Et puis…
L’adolescente s’interrompit.
— Et puis ? la relança Deirane.
— Tu ne sais pas d’où je viens.
— De l’Aclan, répondit Dovaren. Le pays du lion.
— Sauf que nous ne sommes pas des lions. Plutôt des moutons. Mon pays est une grande plaine aride au nord-ouest du Mustul. On y trouve peu de rivières, peu d’arbres. Il n’y existe pas de villes, uniquement des villages. Nous sommes dirigés par un roi choisi parmi les chefs et qui siège depuis sa maison. La terre est dure. À vingt ans, nous sommes épuisés, à trente vieux. Et c’est sans compter les pillards. Nous ne disposons pas d’une armée, juste des milices. Nous ne faisons pas le poids. Le Mustul nous protège, mais même avec leur rapidité, leurs cavaliers ne peuvent pas se trouver partout à la fois. En fait, je suis mieux ici.
— Je ne me doutais pas que ton pays était si dur, la plaignit Dovaren. Je vous voyais si vigoureuses toutes les deux. Je savais que vous n’étiez pas bien riche, mais je croyais que la vie était facile.
— N’importe qui manipulant une houe devient vigoureuse. C’est en train de changer dans le sud. Des ingénieurs mustulal ont mis en place un système d’irrigation et nous ont appris comment l’entretenir et le développer. Nous l’agrandissons régulièrement et un jour il couvrira tout le pays. Mais ce jour n’est pas arrivé. Je ne le verrai pas de mon vivant.
Deirane passa un bras autour de ses épaules.
— Voilà des paroles bien mûres pour une personne aussi jeune.
— On mûrit bien vite en Aclan.
Ce n’était pas faux, constata Deirane. Elle avait souvent remarqué la précocité de l’adolescente. Elle réfléchissait comme une adulte malgré son âge.
— Tu vas me manquer quand tu ne seras plus auprès de moi.
— Tu vas nous manquer, corrigea Dovaren.
— Mais tu n’as pas peur qu’ils s’en prennent à toi quand on sera parti ?
— Pourquoi ? Quand je dors, comment pourrai-je savoir ce que vous fabriquez ? Il est tout à fait plausible que deux adultes comme vous n’aient pas voulu s’encombrer d’une adolescente.
— Pourras-tu tenir ta langue ? intervint Sarin. L’Orvbel possède la réputation de disposer de moyens de persuasion très efficaces.
— Ils me bousculeront certainement un peu. Mais je doute qu’ils soient prêts à renoncer à leur investissement sur de simples soupçons. Après tout, regarde bien le harem, les femmes comme moi sont rares. Je fais l’impression d’un oiseau exotique ici.
— J’espère que tu ne te trompes pas. Et à part Dovaren, Serlen et Nëjya, qui s’enfuit cette nuit ? demanda Sarin.
— Loumäi, répondit Deirane.
— Loumäi.
— Elle, ce n’est pas une concubine. C’est une esclave domestique. Elle a peu de valeur à leurs yeux. Ils n’hésiteront pas à la torturer, voire à la tuer. Elle ne doit pas rester là, expliqua Deirane.
— Sans compter que certains équipements nécessaires pour la fuite ne font pas partie de la dotation standard des chanceuses, ajouta Dursun. C’est elle qui s’est chargée de nous les trouver.
— Lesquels ?
— Des vêtements et de la teinture noire pour masquer le visage de Deirane et de Loumäi, et de solides chaussures de marche, énuméra Dovaren.
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