Chapitre 34 : La trahison
L’état de Dovaren mit longtemps à être découvert. Le jour même, aucune domestique ne rentra dans la chambre. Elles ne venaient que le matin pour aider les novices à se préparer puis pour nettoyer. Mais comme Deirane et Dursun tenaient compagnie à l’occupante des lieux, elles avaient sauté le tour. Ce n’est que le lendemain qu’elles entrèrent et trouvèrent le corps.
Les hurlements hystériques de l’esclave rameutèrent toutes ses compagnes. Mais une seule eut la présence d’esprit de se mettre à la recherche de Chenlow. L’eunuque ne tarda pas à arriver. Il se fraya un passage dans le groupe de jeunes femmes. D’un air perplexe, il regarda la belle Naytaine. Dursun et Deirane s’étaient surpassées, elle était magnifique. Puis il fit sortir tout le monde. Il verrouilla la porte derrière lui et alla frapper à celle de Deirane.
Avant de parler, il commença par s’asseoir dans le fauteuil qui occupait un coin de la chambre.
— Tu as une idée de ce qui s’est passé ? demanda-t-il.
— Ce n’est pas difficile à comprendre. Elle a assisté au supplice de sa famille.
— Elle a assisté à une mise à mort. Le fait que ce soit sa famille n’entrait pas en ligne.
— À d’autres. Brun connaissait parfaitement leur identité.
— C’est possible. Je constate que tu n’es pas surprise de son décès.
— Les hurlements des domestiques auraient réveillé un mort.
Sa remarque était déplacée. Elle s’en rendit compte juste après l’avoir prononcée. Mais Chenlow ne le releva pas. Pourtant il laissait rarement échapper ce genre de faux pas. Il aurait normalement ajouté « ou une morte » ou quelque chose du même genre. Mais là, il se contenta de soupirer. Deirane le dévisagea. Et pour la première fois, elle le vit tel qu’il était. Non pas comme le chef du harem, maître tout puissant des lieux, surpassé uniquement par Brun et Dayan. Mais comme un vieil homme fatigué qui n’aspirait qu’à prendre sa retraite dans un coin tranquille. S’il pouvait, il emmènerait Orellide. Et elle soupçonnait que la reine mère ne serait pas contre. Il n’avait pas de petits-enfants à regarder grandir.
À défaut, ceux qui habitaient dans le harem pourraient faire l’affaire, si on le dégageait de ses obligations et qu’on le laissait se comporter comme un grand-père. Quoiqu’elle n’en fût pas sûre. Il avait déjà vu deux rois régner, Brun étant le troisième. Il avait vu le harem vivre, les concubines se déchirer. Il avait assisté à des combats dont la violence ne le rendait en rien à envier aux guerres que se menaient les hommes dans le monde extérieur. Tant qu’il resterait dans ce cloaque, il ne pourrait jamais trouver la paix.
Mais il était comme elle, un esclave, prisonnier de cet endroit. Sa retraite, il la prendrait le jour de sa mort, pas avant. Elle éprouva de la pitié de lui. Et dire qu’elle avait introduit Ard là-dedans. Elle se réalisait maintenant à quel point sa démarche avait été égoïste.
Loumäi entra avec le plateau du petit déjeuner. Elle salua l’eunuque, manquant de tout verser par terre. Puis elle le posa sur la table. Elle remplit les tasses de thé. Deirane fit signe à Loumäi d’offrir la sienne à Chenlow qui l’accepta d’un geste de remerciement. Elle donna la seconde à sa maîtresse et prit le verre qu’elle utilisait pour boire la nuit pour se servir à son tour. La jeune femme remarqua que Chenlow n’avait pas quitté des yeux la Salirianer pendant tout son office. Mais elle ne décela aucune concupiscence dans ce regard. C’était plutôt le plaisir qu’il avait à observer une personne joyeuse accomplir son travail. Loumäi était contente d’être la domestique de Deirane. Outre l’avantage que cela lui donnait sur ses compagnes, elle était mieux traitée qu’elles. Elle n’arborait aucun hématome, aucune cicatrice due aux caprices des concubines, elle n’était pas insultée, Deirane ne se montrait ni autoritaire ni coléreuse. Elle avait toutes les raisons d’être satisfaite de son état. Elle était donc la seule personne à chantonner en accomplissant ses tâches et cela semblait réjouir le vieil eunuque.
Il se leva finalement, avec regret visiblement.
— Nous allons devoir nous occuper de Dovaren, soupira-t-il, sais-tu quel dieu elle adorait.
— J’aurais souhaité qu’elle vénère Meisos, répondit Deirane, mais je l’ai vu adresser une ou deux fois des prières à Deimos.
— Nous la confierons à Meisos. Pour un suicide, c’est préférable.
Chenlow sortit de la chambre de Deirane pour passer dans celle de Dovaren. La jeune femme se lança à sa poursuite. Elle le trouva immobile au pied du lit. Il regardait le corps superbement préparé de la chanceuse, un air triste sur le visage. Soudain, il se tourna vers la penderie et l’ouvrit. Il commença à fouiller dans les robes. Il finit par en sortir une de même style que celle que portait Dovaren, mais d’un bleu très pâle.
— Celle-là devrait aller. Passe-moi les chaussures dorées, ordonna-t-il à Deirane.
— Mais pourquoi ?
— Quand les deux sœurs seront allongées l’une à côté de l’autre, il faudra qu’elles soient aussi exceptionnelles.
Bien sûr, les sœurs devaient être enterrées ensemble. Pourquoi n’y avait-elle pas pensé ?
— Mais Brun acceptera…
— Oh ! Ça, je peux te le garantir, répliqua-t-il.
La robe dans les bras, il quitta la pièce. Deirane regarda la porte se refermer derrière lui. Elle avait la nausée. Toute cette histoire la rendait malade. Elle se précipita en direction des toilettes pour éviter de vomir sur place.
En retournant à sa chambre, Deirane trouva Sarin dans le couloir, devant la porte de Dovaren. Elle était en larmes. De toutes, c’était elle qui manifestait le plus de chagrin. Dans sa détresse, elle s’était laissé glisser sur le sol. Deirane savait que les deux femmes se connaissaient bien avant son arrivée au harem, mais jamais Sarin n’avait semblé particulièrement proche de Dovaren. Comme quoi, on pouvait se tromper lourdement sur les gens.
La petite Yriani s’assit à côté de son amie et lui posa la main sur l’épaule. Sans réaction. Elle l’enlaça alors. La concubine s’accrocha à elle comme une noyée à une planche. Elle était bien plus forte que sa sveltesse ne le suggérait. Son étreinte était douloureuse.
— Mais qu’est-ce que j’ai fait ? dit-elle entre deux sanglots.
— Tu ne pouvais rien faire, c’est moi qui me trouvais avec elle quand elle est morte. C’est moi qui aurais dû faire quelque chose.
— Je ne voulais pas que ça se passe comme ça.
— Que « se passe quoi » ?
— Ils avaient promis.
Deirane se raidit.
— Promit quoi ? demanda-t-elle.
— Personne ne devait mourir.
Elle avait peur d’avoir compris. Elle posa la question en espérant s’être trompée.
— Tu as raconté à quelqu’un notre projet d’évasion ?
— Je n’avais pas le choix. Elle m’a forcé à leur dire. Et ils savaient déjà.
Deirane se débattit pour échapper à l’étreinte.
— Lâche-moi, ordonna-t-elle.
Contre toute attente, Sarin obéit. La jeune femme se remit debout. Elle ajusta sa tenue.
— Aucun mort ! cria Deirane, tu es stupide ! Tu imaginais qu’ils allaient laisser partir des intrus sans représailles !
— Aucune d’entre nous, tempéra Sarin.
— Aucune d’entre nous ! Et tu pensais que Dovaren allait supporter l’exécution de sa famille sans broncher !
— Je n’ai pas eu le choix.
— On a toujours le choix.
Deirane s’éloigna de quelques pas. Elle se retourna une dernière fois.
— À cause de toi, Dovaren est morte. Je ne veux plus te voir. Ne t’approche plus de moi.
Elle continua en direction de sa chambre, insensible aux appels déchirants de la jeune femme. Elle referma précipitamment la porte pour ne plus l’entendre. Puis elle se jeta sur son lit et s’enfouit la tête dans son oreiller pour pleurer.
La porte ne tarda pas à s’ouvrir. Elle ressentit quelqu’un entrer et s’immobiliser au pied du lit.
— Je t’avais dit de ne plus t’approcher de moi, s’emporta-t-elle d’une voix sourde. Dégage !
— C’est Dursun, lui répondit-on.
Elle se poussa pour laisser de la place à l’adolescente. Avant de s’asseoir, elle fit signe à Loumäi de sortir.
— J’ai entendu ta discussion avec Sarin.
— Ne me parle plus de cette salope.
— Tu ne l’as pas chassée de ta vie un peu vite ?
— Elle a tué Dovaren, s’exclama Deirane.
— Elle t’a dit qu’on l’avait forcée.
— Comment ? Elle n’a aucune marque sur le corps.
— Toi non plus, tu n’en as pas. Et pourtant, je t’ai vu supplier Biluan, lui promettre de faire n’importe quoi, pour ne pas t’infliger de punition, intervint une nouvelle voix.
Ard, elle ne l’avait pas entendu entrer.
— Et alors, ça n’a mis la vie de personne en danger.
— Et Aster ?
Aster, la vigie tuée pour n’avoir pas surveillé la mer et provoqué une collision. C’était elle qui l’avait distrait. Mais comment un homme forcé à l’abstinence depuis des années aurait-il pu rester concentré sur sa tâche quand une femme aussi belle que Deirane était juste à côté de lui, presque nue ?
— Ce n’est pas moi qui suis à l’origine de sa mort, protesta-t-elle.
— Si tu n’étais pas monté en haut du mat, il vivrait toujours.
Elle ne répondit pas, elle n’avait rien à répondre. Il avait raison.
— Je n’ai pas trahi ceux en qui j’avais confiance, finit-elle par dire.
— C’est vrai. Et c’est tout à ton honneur.
— Sarin l’a fait, elle.
— Oui, mais, au profit de qui ? Tu l’as foutue dehors sans lui poser la question, reprit Dursun.
Ard n’avait pas pensé à cet aspect du problème.
— Parce que Brun le lui a ordonné, dit Deirane d’une voix sourde.
— Et pourquoi aurait-il fait cela ? demanda Dursun. Il n’a aucun besoin de nous espionner de la sorte. Il sait déjà tout ce qui se passe ici.
— Il sait tout parce qu’elle lui a tout dit. Si elle n’avait pas parlé, Dovaren serait vivante.
— Brun n’aurait jamais…
Deirane se laissa attraper par les épaules, mais elle résista quand l’adolescente essaya de la tourner vers elle.
— Tu es sûre que tu en veux réellement à Sarin ?
— Que veux-tu dire ? demanda-t-elle enfin.
— Dovaren s’est tuée pendant que tu dormais. Et comme tu avais pris un cachet, tu ne t’es pas réveillée quand tu aurais dû. Ce ne serait pas toi que tu rends responsable de la mort de Dovaren.
Deirane détourna le regard. Dursun avait touché un point sensible.
— Tu n’as pas à te sentir coupable, la consola Ard. C’est le Seigneur lumineux qui l’a tuée. Il savait déjà. Elle nous l’a dit. Il ne connaissait peut-être pas les détails, mais il savait tout de notre projet.
— Et ce n’est pas Brun qui l’a envoyée. Elle obéissait aux ordres d’une femme. Tu as une ennemie dans ce harem. Elle a utilisé Sarin pour t’espionner. Et cette dernière n’en a pas compris toutes les implications. C’est une peintre talentueuse, mais elle n’est pas très maligne. Et quelqu’un en a profité. Peut-être a-t-elle usé de violence contre elle.
Deirane mit longtemps à répondre.
— Faites ce que vous voulez, maugréa-t-elle enfin.
— Tu ne vas pas te montrer hostile avec elle.
— Je ne m’occuperai pas d’elle. Comme ça, il n’y aura aucune hostilité.
— Je vois que ta belle-sœur Nëppë t’a bien formée. Tu réagis comme elle maintenant.
Être comparée à la sœur de Dresil, qui l’avait rejetée lorsqu’elle avait découvert qu’Hester n’était pas son fils, mais le résultat d’un viol, lui fit mal. D’autant plus que cela venait d’une personne qu’elle considérait comme une amie. Dursun allait s’éloigner quand Deirane la retint par le bras.
— Attends, dit-elle, pourquoi est-ce si important que Sarin reste pour toi ?
— Oh ! J’ai plusieurs raisons. D’abord, c’est une amie. Elle s’est peut-être intégrée à notre groupe par intérêt, mais elle a fini par se lier avec nous. Et puis, c’est une innocente, facilement manipulable. Son seul plaisir est de peindre ses tableaux. La garder avec nous évitera qu’on se serve d’elle à nouveau.
— Ensuite.
— C’est déjà suffisant. Mais si tu en veux d’autres, ça ne manque pas. Par exemple, pour identifier ton ennemie. Et c’est certainement cet ennemi qui…
La voix de Dursun se brisa. Deirane lui fit face. « … qui avait tué ma sœur ». Elle avait complété elle-même les paroles de Dursun. De la main, elle essuya le visage baigné de larmes. Puis elle enlaça l’adolescente.
Ard interrogea la jeune fille du regard. Il ignorait toutes les histoires qui avaient précédé son arrivée dans le harem.
Au bout d’un moment, les sanglots se calmèrent. Dursun resta un moment au sein de cette étreinte douillette. Puis elle s’écarta. Elle s’était reprise.
— Ça va mieux ? s’inquiéta Deirane.
Le mouvement de tête hésitait entre le non et le oui avant de se fixer sur la première réponse.
En se servant de sa manche, elle essuya le visage de son amie, effaçant les traces du maquillage qui avait coulé. Dursun se laissa faire docilement.
— C’est mieux comme ça, dit-elle enfin.
Deirane prit la main de Dursun et l’entraîna à sa suite vers la salle de repos. En même temps, elle adressa une prière à sa déesse pour que Nëjya les rejoignît vite.
Comme les novices s’y attendaient, les trois fillettes devinrent de bonnes copines. Ce n’était pas difficile à deviner, c’était les seuls enfants du harem. Aucune concubine n’avait encore donné naissance. Au début, Deirane faisait peur aux deux nouvelles arrivées. Elle ne savait pas trop si c’était son départ précipité le jour des présentations qui leur avait donné une mauvaise impression ou si c’était ses pierres précieuses. Mais toujours est-il qu’elles l’évitaient. Mais comme Elya allait se réfugier dans le lit de la petite Yriani quand elle faisait un cauchemar, les deux autres ne tardèrent pas à l’imiter. Leur curiosité finit par l’emporter. Et comme la sœur de la jeune femme, deux ans plus tôt, elles jouèrent avec les joyaux dès qu’elles en eurent l’occasion.
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