Chapitre 39 : la préparation

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Ard se tenait assis en tailleur, dans le jardin, face aux filles qui s’étaient installées sur un banc. Il était en train de leur raconter une histoire où il était question d’une épée enfoncée dans un rocher que seul l’héritier du trône pourrait retirer et brandir. Elle lui semblait un peu ridicule. Néanmoins, le vieillard arrivait à lui insuffler un air épique qui la rendait grandiose.

— Mais d’où sortent toutes ces histoires, demanda Dursun.

— Je l’ignore, répondit Ard.

— Je me demande toujours comment un pays aussi minuscule que l’Orvbel peut disposer d’une culture si foisonnante.

— Je sais beaucoup de choses, mais j’ai des limites.

— Tu n’as vraiment aucune idée ?

— En fait, si.

Le vieillard se tut, pour éveiller l’attention de son auditoire.

— Toutes les histoires que les humains ont créées présentent des points communs. Par exemple, la plupart décrivent un monde avec une seule lune. Et une année plus courte que la nôtre d’une centaine de jours. Et si je ne connais pas la durée du jour, je peux en avoir une idée approximative.

— Oui. Comment ?

Deirane semblait toujours distraite. C’est par automatisme qu’elle avait répondu.

— Par les femmes. Ou plus précisément, leur féminité. Dans notre monde, vous devenez capables d’enfanter vers huit ans, alors que dans ce monde c’est douze ans.

À la réaction de l’Yriani, il se rendit compte qu’il avait éveillé son intérêt.

— Douze ans ? Et on peut en conclure quelque chose.

— Oui. Si tu connais la durée de l’année et le nombre de jours, tu peux calculer la durée du jour.

— Et elles enfantent à douze ans ?

— Ce ne sont que des déductions de mon cru. Cela ne correspond peut-être à aucune réalité. Je n’ai vu personne s’intéresser à cela.

Il s’approcha de Deirane et s’accroupit devant elle.

— Ta grossesse te préoccupe, s’inquiéta-t-il d’une voix douce.

Elle jeta un coup d’œil soucieux autour d’eux. Mais le jardin était vide. Aucune concubine n’était en vue. Elle ne courait aucun risque d’être espionnée.

— On peut dire ça, répondit-elle enfin.

— De quoi as-tu peur ? De ta séance annoncée avec Brun ou ce qui se passera si on découvre les incohérences dans les dates.

— Les deux.

— Malheureusement, on ne peut rien y faire.

— J’avais pensé à droguer Brun puis lui faire croire après que j’avais couché avec lui, mais ce n’est qu’un rêve.

— La suggestion hypnotique. Bonne idée, mais aucun de nous ne pratiquons cet art.

— Un démon le pourrait, intervint Dursun. Ou les pentarques.

— Je n’en connais aucun. Et j’ignore comment contacter les pentarques.

— Je sais peut-être, Naim m’a dit que les Helariaseny se transmettent des messages secrets par leur bracelet d’identité.

Deirane ouvrit grand ses yeux sous la surprise.

— Ils falsifient leurs bracelets ! D’après Saalyn, ils étaient sacrés pour eux.

— En fait, ce n’est pas stupide, la contredit Ard. D’une part, même sacrés, ils doivent l’enlever à l’occasion. Sinon, les agents helarieal seraient facilement repérés quand ils sont en mission. Ensuite, la partie identité est relativement petite comparée à l’ensemble des perles qui compose le bracelet. On pourrait y cacher un message tout en conservant les informations importantes. Comme seuls les Helariaseny savent lire cette écriture, son contenu pourrait être transmis à son destinataire sans que personne s’en rende compte.

— J’ai connu un humain de Karghezo qui le pouvait.

— Les lire. Ou les déchiffrer.

— Les déchiffrer, admit Deirane.

— Les Helariaseny portent ce bracelet au poignet…

— Ce qui est le propre des bracelets, remarqua ironiquement Dursun.

L’érudit lui envoya un regard amusé pour son interruption.

— Un poignet, ça bouge, continua-t-il. Un humain normal n’arrivera jamais à saisir plus de deux ou trois perles. Mais un Helariasen est habitué à cela depuis l’enfance. Il pourra lire le texte sans problèmes.

— C’est intéressant, mais je ne vois pas à quoi ça pourrait nous servir.

— Non, ne rejette pas l’idée, intervint Dursun. Je pense qu’on peut en tirer quelque chose. Un message qui pourrait être transmis aux Helariaseny sans que Brun ou ses sbires puissent le déchiffrer, ça pourrait se révéler utile.

— Mais comment leur faire parvenir un tel message ? Je ne me vois pas le mettre dans un paquet avec l’adresse de la corporation des guerriers libres à Neiso.

— Non, mais si un Helariasen se présente au palais, ça pourrait servir.

— Ça se produit souvent ? Combien d’Helariaseny sont venus en visite dans le pays ces dernières années ?

— Je peux répondre, l’interrompit Ard, depuis que je suis esclave, ça n’est jamais arrivé.

— Tu te trompes, le contredit Dursun. En début d’année, l’Helaria a envoyé une ambassade, une démone et deux elfes noirs. J’ignore ce qu’ils se sont dit, mais Brun en tremblait encore un douzain après leur départ.

— Je sais, j’étais là. Je faisais partie de la chair fraîche qu’il a exhibée pour les énerver. Ils l’ont menacé de mort, expliqua Nëjya. Et tu oublies qu’il y a plus de deux ans, les guerriers libres ont investi la ville.

— Ce qui fait deux fois, signala l’adolescente.

— Je pense qu’on ne peut pas compter là-dessus, riposta Deirane. Si on veut quitter cet endroit, il vaut mieux éviter de miser sur un événement hypothétique. Nous devons déclencher cet événement nous-même, quitte à ce qu’il échoue.

— Très bonne philosophie, remarqua Ard.

— Je suis d’accord, ajouta Dursun.

Deirane dévisagea Elya.

— Et Naim pourrait peut-être porter ce message elle-même, proposa-t-elle.

Dursun les interrompit.

— De toute façon, faire parvenir un message à l’Helaria est un projet qui ne présente pas d’urgence. En priorité, nous devons nous occuper de la grossesse de Deirane. Je résume la situation, Brun doit être persuadé qu’il est le père de l’enfant de Deirane. Donc il doit faire l’amour avec elle pendant que son état ne se voit pas encore. Ensuite, espérer que personne ne remarque l’incohérence des dates.

— Alors nous devons agir assez vite, dit Ard.

— Même en nous dépêchant, un mois s’est déjà écoulé, reprit Dursun. Comme il n’y a pas eu d’accouchement au harem depuis le règne de l’ancien roi, on peut penser que personne ne connaît le déroulement normal d’une grossesse. Mais il reste néanmoins la date de naissance trop rapprochée de la conception.

— Mais pourquoi ne pas se débarrasser de l’enfant ? remarqua Nëjya. Orellide doit disposer des drogues nécessaires pour ça. Quelques pilules, et le problème est réglé.

Les regards qui convergèrent vers elle lui donnèrent la réponse. Qu’ils expriment juste la réprobation ou carrément la révolte, ils annonçaient clairement les pensées des présents.

— D’accord, vous ne voulez pas en entendre parler. Mais tu devrais quand même te renseigner auprès d’Orellide. Ça pourrait bien représenter ta dernière option de survie.

— À quoi bon survivre si je ne peux plus me supporter ? laissa tomber Deirane.

— Pour le moment, on ne dispose d’aucune autre possibilité, à moins que Dursun ait trouvé quelque chose.

— Rien du tout, répondit l’interpellée. Je mise sur l’espoir que personne ne pensera à compter les jours.

— Pas moi, lâcha Deirane. J’ai une idée. Mais sa réalisation nécessitera un peu de préparation.

Tout le monde se tourna vers elle.

— Tu vas faire mentir la réputation des blondes, remarqua Dursun.

Deirane ne releva pas la pique. Elle continua sur sa lancée.

— Ard, je vais avoir besoin de toi. Tu vas devoir me procurer quelque chose.

— Si c’est à ma portée, il est à toi demain, répondit le vieil homme.

Elle sourit.

— Rien d’aussi urgent. Mon idée demandera du temps pour sa mise en place. En fait, il est nécessaire qu’une certaine durée s’écoule avant sa réalisation. Avant je dois devenir la maîtresse de Brun.

— Si j’ai du temps, alors rien n’est impossible.

— J’aurai besoin d’une matraque électrique. Sais-tu où en trouver une ?

— Une matraque électrique ? Quel genre ?

— Une avec un bouton et les pointes qui brûlent.

— Je veux dire, elle doit fonctionner ?

— Ce n’est pas indispensable. Mais ça serait mieux.

— Je vois, mais contre qui comptes-tu l’utiliser ?

— Contre personne.

Ard réfléchit un long moment.

— Je ne connais que Biluan qui en possède. Je devrai trouver un prétexte pour me rendre chez lui.

— Tu as habité chez lui pendant des années. Il y a bien des gens que tu voudrais retrouver.

— Je logeais dans son sérail. Lui, il vit dans une maison luxueuse en ville.

— Je te fais confiance.

— Merci. Tu es bien mignonne, renvoya-t-il d’un ton sarcastique.

— Et nous, tu auras besoin de nous ? demanda Dursun.

— De Naim en priorité, quand elle rentrera. Et de vous un peu plus tard.

— Tu nous expliques ?

Deirane allait ouvrir la bouche. Mais la main de Dursun qui se posa sur sa cuisse l’interrompit. Un petit groupe de concubines se promenait, s’approchant de l’endroit où elles devisaient. La couleur de leur peau, sombre, les désignait comme membres probables de la faction de Lætitia. Ces derniers douzains, Ard était devenu l’attraction principale du harem, il connaissait toujours des histoires à raconter. Et les oisives venaient souvent l’écouter. Elles ne se mêlaient pas aux amies de Deirane. Non, elles restaient à l’écart, juste à portée de voix pour l’entendre. La jeune femme soupçonnait cependant qu’en plus la curiosité à l’égard de son tatouage tenait une grande part dans leur présence.

Pour donner le change, le vieillard reprit ses explications sur les mondes révélés par ces contes que l’intervention de Deirane avait interrompues. Comme la petite Yriani s’y attendait, les nouvelles venues s’assirent sur un banc proche. Il n’était plus question de comploter. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, Deirane écouta le récit de son ami.

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