Chapitre 42 : Le grand jour - (2/2)
Deirane sursauta.
— Vous communiquez avec elle !
— Non, la corrigea Orellide, je suis prisonnière de ce harem. Mon mandataire me représente auprès d’elle. Mais moi, je vis ici. Je ne peux recevoir aucune visite. Mon seul contact avec l’extérieur, c’est le compte rendu mensuel qu’il m’envoie, et l’argent que me rapportent mes investissements.
— Donc aucun moyen de communiquer hors du palais.
— Si tu envisageais d’appeler à l’aide par ce biais, ce n’est pas possible. Je suis désolée.
— Vous devez quand même bien donner des instructions à votre représentant ! s’écria Deirane.
— Ne te montre pas trop enthousiaste.
Deirane était déçue. Elle espérait avoir découvert une faille dans les mesures de sécurité du palais. Et même si elle existait, Orellide n’était pas disposée à la lui révéler. Elle interrompit ses divagations. Elle comprit qu’elle se concentrait sur ces problèmes financiers pour éviter de penser à ce qui allait bientôt se passer. Mais elle ne pouvait pas reculer. Elle devait en parler avec Orellide.
— Pour cette soirée, commença-t-elle…
— Cet après-midi, la corrigea la reine mère.
— Si tôt ?
Elle hocha la tête.
— J’allais y venir. Comme d’habitude, ta domestique s’est surpassée pour ton maquillage. Il est parfait. La coiffure ne nécessitera qu’un peu de travail. Mais ta robe ne va pas du tout.
— Ah, fit-elle d’une voix blanche.
— Évidemment, répliqua Nëjya, Brun compte profiter pleinement de son investissement. Il veut la voir déshabillée.
Orellide lui envoya un sourire ironique. Puis elle se leva. N’ayant jamais effectué de tâches fatiguant le corps, ses articulations n’étaient pas usées et c’est d’un pas alerte qu’elle les ramena à l’intérieur. Deirane, loin de manifester le même empressement, traînait les pieds. Ses amies se calquèrent sur son rythme. Contrairement à son habitude, l’ancienne concubine ne la pressa pas.
Elle les attendait dans la salle où ses élèves recevaient leurs leçons d’habillage. Quand les trois jeunes femmes arrivèrent, elle avait déjà ouvert une penderie et en sortait une tenue accrochée sur un cintre. Elle la présenta à Deirane. Et elle n’était pas seule, une inconnue patientait dans un coin.
— Voilà ce que tu vas mettre, annonça-t-elle.
Deirane la regarda avec surprise. Ce n’était pas une robe, mais un ensemble. Le bas était constitué d’une jupe longue qui descendait jusqu’au sol. Fendue sur les côtés, elle devait laisser passer les jambes à chaque pas. Le haut était une veste au col droit cintrée à la taille, qui épousait étroitement ses formes juvéniles. De nombreuses petites perles assuraient sa fermeture. Les deux éléments étaient tissés en soie blanche, généreusement brodée de fils d’or et d’argent.
— Je m’attendais à ce qu’elle soit moins habillée, remarqua Dursun.
— Vous n’avez pas retenu ce que j’ai dit. Brun n’est pas cruel ni pervers.
Pervers, c’était possible. Mais pour la cruauté, après ce qu’il avait infligé à Dovaren, Deirane émettait des réserves qu’elle se garda toutefois d’exprimer. De toute évidence, Orellide se montrait aveugle aux défauts de son fils.
— Pourtant j’aurai parié qu’il aurait apprécié de la voir nue, remarqua Nëjya.
— Elle ne va pas conserver sa robe toute la soirée, répliqua Orellide. Mais il aime bien les regarder se déshabiller devant lui, et encore davantage le réaliser lui-même. Plus elle portera de choses qu’il pourra enlever, plus il sera content.
Bien qu’elle s’apprêtât à le tromper, on pouvait sentir dans sa voix la fierté qu’elle éprouvait pour son fils. Nëjya n’arrivait pas à ressentir le même sentiment. Malgré sa douceur, il restait un pervers, dirigeant du principal centre de commerce d’esclave du monde. Elle répliqua d’un ton acerbe.
— Dans ce cas, pourquoi nous fait-il revêtir des tenues transparentes parfois, voire rien du tout pour certaines concubines ?
— Et, il vous touche quand vous ne portez rien ?
— Non, reconnut Nëjya, et alors ?
— Tu dois bien distinguer le plaisir des yeux et celui de la chair, expliqua didactiquement Orellide. Le plaisir des yeux est public, il le partage avec ses invités. Il joue un rôle principalement politique. Aller à un rendez-vous accompagné d’une belle femme nue perturbera suffisamment son interlocuteur pour lui donner un avantage. Il pourrait aussi récompenser un subordonné méritant en lui offrant un spectacle rare. Réjouissez-vous, c’était une pratique fréquente avec son père, mais lui ne l’a jamais employée. La chair, c’est privé. Il est seul avec sa compagne, plus occasionnellement avec deux. Chacun de ces deux plaisirs fonctionne selon ses propres règles.
— L’humiliation et le viol. Les deux façons qu’il utilise avec les femmes.
— Fais attention, la prévint Orellide d’un ton sec, il en connaît d’autres.
— C’est vrai, j’oubliais la torture.
Pendant un moment, les deux concubines se toisèrent du regard. Mais Nëjya céda et tourna la tête. Orellide revint à ses préoccupations. Elle passa la robe à Deirane qui la prit à plat dans ses bras. Puis, la reine mère ramassa une paire de sandales de la même couleur avec des talons hauts et fins. Elle les présenta à Deirane.
— Pour aller avec cette robe, tu vas mettre ces chaussures. Et n’oublie pas les bas et les sous-vêtements. C’est très important la lingerie.
Si Dresil lui avait offert une telle tenue, Deirane aurait été la plus heureuse des femmes. Mais venant de Brun, cela lui donnait la nausée.
Sous le regard de ses amies, Deirane revêtit la petite culotte. Elle ne trouva rien pour lui soutenir les seins : Brun aurait pu vouloir jouer avec eux, avant de la déshabiller complètement. S’il s’était contenté de ça, elle aurait pu s’en accommoder. Enfin, peut-être. Elle n’était pas sûre. Mais son état l’obligeait à aller jusqu’au bout.
— Et si on droguait Brun, lança-t-elle soudain en relevant ses cheveux pour les sortir de sa robe. Après on lui ferait croire qu’on l’a fait alors qu’en réalité on ne…
Le regard noir d’Orellide la coupa dans son élan.
— Pas question, répondit cette dernière, je veux bien t’aider à tromper mon fils pour sauver ta vie, mais pas à en faire ton pantin.
— Excusez-moi, c’est une mauvaise idée.
— En effet.
Deirane termina de s’habiller en silence. Dursun l’assista en s’occupant de ses cheveux pendant qu’elle boutonnait la multitude de petites perles qui maintenaient son corsage fermé. Elle enfila ensuite les bas de soie blanche avant de mettre sa jupe. C’est Nëjya qui pour finir lui passa les sandales aux pieds.
Ainsi prête, Deirane se regarda dans la glace. Au premier coup d’œil, elle ne reconnut pas la jeune femme élégante et très belle qu’elle avait devant elle. Sa tenue masquait la plus grande partie de ce que lui avait infligé le drow. Ses pierres n’étaient visibles que sur son visage et le dos de ses mains. Et ses talons étaient si haut que réussir à marcher correctement avec avait nécessité beaucoup d’entraînement.
— Tu es magnifique, remarqua Nëjya.
La Samborren n’avait pas tort. Elle ressemblait à Cleriance avant sa grossesse. Sauf que sa sœur avait les cheveux bruns, et qu’elle n’avait jamais porté une tenue aussi opulente. En fait, si. Une fois, elle l’avait vue habillée d’une façon très similaire. Une variante du silt, traité pour lui donner de la brillance, remplaçait la soie. Mais elle n’avait rien à envier question broderies. C’était pour elle un jour heureux : le jour de son mariage.
— Si tu portais cette robe, tu serais aussi jolie que moi, répondit Deirane avec un peu de retard.
— Je ne crois pas non.
— Nëjya a raison, ajouta Dursun, tu es la plus belle femme que j’ai jamais vue.
— Tu n’as pas dû en voir beaucoup alors. Rien que dans ce harem, j’en ai aperçu des magnifiques.
Orellide ne disait rien. Elle semblait troublée.
— Hormis la taille et les cheveux, j’ai l’impression de me revoir quand j’avais ton âge, déclara-t-elle enfin.
Deirane ne sut que répondre à cette remarque. Le silence s’installa, pesant.
— Que fait-on maintenant ? demanda Deirane pour le briser.
— Brun t’attend au neuvième monsihon. Deux calsihons avant, tu prendras un cachet. Pas plus. Puis au dernier moment, je te guiderai.
Pendant que les amies discutaient, l’inconnue, que tout le monde avait oubliée tant elle s’était tenue discrète, s’était approchée. Elle tournait maintenant autour de Deirane et l’examinait en détail. Au poignet, elle portait une pelote sur laquelle était plantée une multitude d’aiguilles. Elle positionna le tissu pour qu’il colle au corps comme une seconde peau sans la boudiner, maintenant son ajustage au moyen d’une aiguille habilement enfoncée dans la riche étoffe. Quand elle fut satisfaite, elle s’éloigna.
— Alors ? demanda Orellide.
— Je n’ai pas grand-chose à rajuster. Je dois relâcher un peu au niveau de la poitrine et resserrer la taille. Le reste me semble bon. J’en ai pour quatre calsihons maximum.
— Très bien. Enlève ta robe et suis-moi.
Après avoir passé tant de temps à fermer tous ces boutons, elle les défit. Puis elle ôta le haut que la couturière lui retira des mains. Un peu gênée, elle croisa les bras sur sa poitrine avant de se lancer à la poursuite de la reine mère. Ses amies la rattrapèrent et lui prirent chacune un poignet, l’obligeant à se dévoiler. Comme première réaction pour cette trahison, tenta de se dégager. Mais elles avaient raison, si elle n’arrivait pas à se montrer à demi nue devant elles, comment ferait-elle face à Brun. D’autant plus que chacune des personnes présentes dans la suite l’avait vue moins couverte que cela.
Elles étaient à peine à la moitié du mitan. Le soleil n’avait pas encore passé le zénith. Il restait plus de deux monsihons à patienter.
— Qu’est-ce que je fais d’ici ce soir ? demanda Deirane. Je ne peux pas m’asseoir, je froisserais la jupe.
— Ça ne risque pas, la contredit Orellide. Elle est traitée contre.
— Comment ?
— Comment le saurais-je ?
Orellide commença à se diriger vers son jardin. Voyant que Deirane hésitait, elle expliqua :
— Autant patienter à l’air libre. C’est plus agréable.
— La tempête ?
— Le froid nous chassera de la terrasse bien avant que le vent souffle.
Deirane et ses amies suivirent Orellide. Elles s’installèrent dans les confortables chaises de bois. La reine mère tapa dans ses mains. Deirane s’était trompée, il y avait quelqu’un en ce lieu qui ne l’avait jamais vue nue. La jeune fille qu’elle avait aperçue une fois arriva avec un livre.
— Vous n’avez rien contre un peu de lecture ? proposa Orellide.
— C’est une esclave ? demanda Deirane.
— Oriane m’appartient personnellement. Quand je partirai d’ici, elle viendra avec moi. J’ai déjà signé le certificat qui l’affranchira le jour de ses douze ans. Ainsi que la somme de cent drirjety par demi-douzain passé en ma compagnie et un billet vers l’Helaria.
C’était généreux. Voilà un trait de caractère d’Orellide dont Deirane ne s’était pas doutée. Dursun cependant n’avait pas l’air surprise.
— Je sais aussi compter, ma géographie et mon histoire, ajouta la fillette.
Oriane tira une chaise près de la table où elle s’installa. Elle posa son livre devant elle et l’ouvrit à l’emplacement d’un marque-page. Mais celui-ci était inséré au tout début. C’était une nouvelle lecture.
La liseuse se positionna au premier chapitre. Avant de démarrer, elle donna quelques explications.
— Ce texte a été écrit originalement en Naytain. Cette version est la traduction en helariamen effectuée l’année dernière par l’annexe de la bibliothèque de l’ambassade d’Helaria à Lynn. Elle commença :
« Chapitre premier : Balance-Fish.
Le 26 juillet 1864, par une forte brise du nord-est, un magnifique yacht évoluait à toute vapeur sur les flots du canal du Nord. Le pavillon d’Angleterre battait à sa corne d’artimon ; à l’extrémité du grand mât, un guidon bleu portait les initiales E. G., brodées en or et surmontées d’une couronne ducale. Ce yacht se nommait le Duncan ; il appartenait à lord Glenarvan, l’un des seize pairs écossais qui siègent à la chambre haute, et le membre le plus distingué du Royal-Thames-Yacht-Club, si célèbre dans tout le Royaume-Uni. »
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