Chapitre 52 : l'interrogatoire.
Deirane se réveilla le lendemain à l’infirmerie du palais. Elle ne se sentait pas bien. Le produit que lui avait passé Orellide l’avait laissée sans force. Les crampes étaient simulées, mais la douleur était bien réelle. Elle tourna la tête. Dursun reposait dans le lit à côté du sien. Son crâne était enveloppé dans un bandage. Elle n’avait pris qu’un coup de poing. Comment avait-il pu occasionner autant de dégâts ? Si elle avait imaginé un instant que ses amies courraient le risque d’être gravement blessées, elle n’aurait jamais monté cette opération.
Une infirmière entra dans sa chambre à plusieurs reprises dans la journée pour les examiner. Mais ce fut leurs seules visites. Ni Nëjya, ni Ard, ni Naim ne vinrent. Enfin, le soir, un médecin passa. Un vrai docteur, pas un guérisseur. Un seul officiait au palais, le personnel du roi. Il traitait le Seigneur Lumineux et les membres de son gouvernement, mais pas le harem. Si on le lui avait envoyé, c’est que le plan avait certainement fonctionné.
Le médecin n’était pas venu seul. Dayan l’accompagnait. L’eunuque, obligatoire quand une concubine rencontrait un étranger les suivait. Jusqu’à présent, elle avait entretenu peu de rapport avec le ministre, mais au cours de ces dix jours elle l’avait croisé deux fois.
— Comment va-t-elle ? demanda-t-il au praticien.
— Bien, répondit ce dernier.
— Sa grossesse se déroule-t-elle normalement ?
— Apparemment oui. Par chance, aucune décharge électrique n’a touché le ventre. Mais le choc a été violent. Il est possible qu’il naisse un peu tôt. Il faudra la ménager.
— Ne vous inquiétez pas, nous allons veiller sur elle.
Le médecin partit, la laissant seule avec Dayan.
— Pourquoi ne nous as-tu pas dit que tu étais enceinte ? commença-t-il tout de go.
— Je suis enceinte ? Je l’ignorai.
La faiblesse de sa voix l’effraya. C’était parfait pour le rôle qu’elle devait jouer, mais cela lui fit peur. Dayan hésita avant de reprendre la parole. Ce n’était pas par timidité, mais parce que la fragilité de la jeune femme l’obligeait à choisir les mots pour exprimer un maximum de chose sans trop la fatiguer.
— Cette histoire me pose un problème, commença-t-il. La présence de ce marchand d’esclaves au sein du harem pour te rencontrer. Chenlow est furieux. Sous sa responsabilité, une concubine est gravement blessée, une autre a été torturée et un homme entier s’est introduit dans son domaine. Pourquoi l’as-tu fait entrer ? Et surtout, comment ?
— J’ignore comment il se trouvait là. Ce n’est pas moi qui l’ai fait entrer.
Elle tenta de se redresser.
— Si j’avais su que pénétrer dans le harem était aussi aisé, je serais partie depuis longtemps.
Dayan lui glissa un coussin dans le dos pour l’aider.
— Justement, ce n’est pas facile. Les accès sont sécurisés et contrôlés. Chaque personne ne peut ouvrir que le minimum de portes et cela est aussitôt signalé au poste de garde. Or, Biluan n’a été détecté à aucune entrée.
— Posez-lui la question.
— On l’a fait. Il nous a dit que c’était un homme qui l’avait guidé, mais il s’est révélé incapable de nous donner son nom. Et sa description peut s’appliquer à la moitié de ceux qui travaillent au palais.
— Je ne sais pas quoi dire.
Dayan acquiesça d’un hochement de tête.
— Ma deuxième question concerne sa présence ici. Que venait-il faire ?
— Je l’ignore. Il avait apporté une matraque.
Les lèvres de Dayan dessinèrent un sourire mauvais.
— Biluan est sadique, mais pas stupide. Je ne l’imagine pas s’introduire dans le harem juste pour le plaisir de te torturer. Il avait une autre raison. D’ailleurs, il nie t’avoir touchée. Il accuse ton amie Dursun de t’avoir mise dans cet état.
— C’est ridicule.
— Je suis d’accord. Biluan a changé de version quand on a commencé à l’interroger un peu sérieusement.
Deirane réfléchit un moment.
— Il a parlé de l’avarice du seigneur lumineux et qu’il avait trouvé un client plus généreux pour moi.
Dayan étudia cette réponse.
— Ça lui ressemble bien. Les indices que nous avons vont dans cette direction. Mais, il n’est pas suicidaire. S’il s’est lancé dans cette opération risquée, c’est qu’il pensait pouvoir s’en sortir sans problèmes. Cela implique beaucoup de complicités dans et hors du palais. Je crois que les jours qui viennent vont être agités.
— Vous avez des indices ?
— Une lettre, trouvée sur Biluan. Le texte n’est pas très clair, il parle de marchandises et d’un acheteur potentiel prêt à payer un bon prix. Ça peut s’appliquer à toi ou à beaucoup de choses. Elle porte le sceau de Jevin, mais ce n’est pas son écriture. Cela ne veut rien dire, il a pu la dicter. Cela reste troublant.
Deirane hocha la tête.
— Qu’est devenu Biluan ? Il est mort ?
— Non, il sera exécuté en public. Mais il a tout avoué. À tout hasard, nous avons interrogé Ard. Il ne nous a rien appris, il est innocent dans cette affaire. D’ailleurs, au moment des faits, il dormait dans sa chambre du quartier des eunuques.
— Vous avez torturé Ard ?
— Ce n’est pas la peine. C’est un vieillard. Il n’éprouve aucune fidélité envers son ancien maître. Il a tout confessé sans opposer la moindre résistance. Mais aucun de ses aveux ne concerne notre affaire. Et ta domestique aussi. Biluan a parlé d’une jeune femme qui l’aurait fait entrer. On a aussitôt pensé à elle.
Deirane ressentit un moment de panique. S’ils avaient torturé Loumäi, elle ne se le pardonnerait pas.
— Alors ? demanda-t-elle avec inquiétude.
— Elle a un alibi. Elle se trouvait avec un homme. Il l’a confirmé. De toute façon, ce n’était que par acquit de conscience. Son badge ne permet pas d’ouvrir les portes extérieures du palais.
La nouvelle soulagea la blessée. Mais également, elle attisa sa curiosité. Elle savait depuis longtemps que Loumäi recontrait un amant. Elle l’avait même vu une fois. Et il l’appréciait assez pour la couvrir. C’était logique après tout, elle était jeune, mignonne, et n’était pas soumise aux contraintes de chasteté des concubines. Pourquoi n’aurait-elle pas une vie en dehors de son service ? Mais elle ne savait rien sur lui, juste son prénom. Elle lui en parlerait, peut-être cela lui ferait-il plaisir de se confier. Quand elle vivait à la ferme de son père, sa sœur aînée éprouvait le besoin de lui raconter toutes ses expériences. Mais plus tard, chaque chose en son temps.
— Comment est-il entré alors ?
— Nous l’ignorons toujours. Les portes d’accès du palais sont surveillées et toute personne qui entre est aussitôt signalée aux gardes rouges. Et là, rien. Comme s’il était apparu en plein cœur du harem.
— Comment expliquez-vous cela ?
— Je ne l’explique pas. Je croyais que seul le roi Brun pouvait accomplir cela. Je me suis trompé finalement.
Deirane était soulagée. C’était le gros risque de cette mission, le danger auquel elle exposait son entourage. Elle se rendait compte qu’elle s’était lancée dans cette histoire sans avoir toutes les informations en main. Heureusement que les systèmes que lui évoquait Dayan se furent tous révélés défaillants. Quelles étaient les probabilités qu’un tel événement se produisît ?
— Tu as de la chance d’être enceinte, continua le ministre.
— Pourquoi ?
— Ton état t’évite d’être interrogée. Surtout que ton tatouage te préserve des agressions physiques, le questionneur n’aurait eu aucune raison de te ménager.
Dayan se leva, prêt à sortir.
— Pour la suite de ton séjour parmi nous, n’oublie pas cependant que toutes tes amies ne bénéficient pas d’une telle garantie.
— Je vais subir des représailles ? Pourquoi ? Je suis une victime. Comment aurais-je pu faire entrer ce monstre dans le harem alors que j’ignore tout de ses protections ?
Le ministre s’immobilisa, la main sur la poignée de la porte. Il resta silencieux un moment avant de répondre.
— Cette histoire présente beaucoup de zones d’ombres.
— Je sais que ce sont les feythas eux-mêmes qui ont créé les défenses de ce palais. Elles font appel à une technologie évoluée que plus personne ne maîtrise de nos jours. Mais des gens doivent connaître un moyen de la contourner.
— Ce n’est pas un secret. Toute personne qui s’intéresse un peu au passé du pays sait que les feythas ont contrôlé ce pays dans la seconde moitié de leur règne. Et ils ne sont plus là, alors que nous, si. Nous avons tiré les leçons de cette époque. Aujourd’hui, seul le Seigneur Lumineux peut désactiver les sécurités. Même moi je ne le peux pas.
— Qu’est-ce que cela veut dire ?
— Je l’ignore. Si je n’étais son ministre, au courant de tous ses projets, je dirais que c’est Brun lui-même qui a piégé Biluan. D’autant plus qu’il a de bonnes raisons. En brisant la couverture de Naim, il nous a privés de notre principal atout.
— Brun aurait piégé Biluan ?
Deirane était étonnée. Elle croyait avoir tout manigancé. Mais en fait, le roi tirait les ficelles. Toujours cette surveillance qui avait coûté la vie à Dovaren. Pourtant elles avaient pris des précautions en ne parlant que dans le jardin, loin de tout espion éventuel ou de tout endroit où on pourrait se dissimuler.
— Bien sûr que non, répliqua Brun. Le Seigneur Lumineux ne s’abaisse pas à de telles manœuvres.
— Qui alors ?
Dayan réfléchit un moment.
— Je dirai que c’est toi qui as tendu ce piège à Biluan. Après tout, tu es la seule à avoir des raisons de te venger de lui. Il est possible que Brun t’ait donné un petit coup de pouce. Mais officiellement, au sein de ce palais, c’est toi qui vas porter le chapeau.
— Que va-t-il se passer ?
— Je ne vois pas comment Brun pourrait ignorer cette affaire. Néanmoins, il cherche une conseillère pour gouverner à ses côtés, pas qu’un joli minois pour chauffer son lit. Tu as prouvé que tu étais prête à tout pour arriver à tes fins. Je pense que ça lui plaira. Les représailles te paraîtront très supportables.
— Au moins, je n’aurai plus ce sadique sur le dos. Je n’aurai plus jamais à le voir. Le savoir devrait me permettre d’endurer n’importe quelle punition.
Dayan la salua. Avant de quitter l’infirmerie, il surprit le regard inquiet de la jeune femme vers son amie toujours endormie.
— La prochaine fois que tu reçois quelqu’un en visite, assure-toi qu’il ne porte plus d’armes. Il possédait un coup de poing en métal quand il l’a frappé. Elle se remettra sans séquelles, mais un peu plus bas elle aurait pu perdre un œil.
Il referma la porte derrière lui.
Deirane était satisfaite. L’analyse du caractère de Brun faite par Dursun se révélait exacte. Non seulement il ne la punirait pas vraiment. Mais en plus, il l’avait aidée. Il faudrait quand même qu’elles arrivassent à échapper à sa surveillance à l’avenir. Sinon ses projets risquaient de tourner court.
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