La terrible épreuve
Cette nuit-là, la tempête s’était intensifiée. Les bourrasques de neige s’abattaient inexorablement sur ce petit chalet de montagne. Bien qu’il fût près d’un maigre feu, Roland frissonnait, se recroquevillant sur lui-même, affrontant les gelures de ses membres qui ne répondaient plus. Les rafales avaient brisé les vitres, détruit tout sur leur passage. Il ne restait plus rien, tous les meubles étaient recouverts d’une épaisse couche de neige froide, glaciale. Le désastre s’abattait ici, là maintenant, le soleil, lui-même, avait fuit. Après des heures de lutte, Roland se leva, remonta la capuche sur sa longue chevelure, posa son épée sur le rebord de la cheminée et se dirigea vers la porte. Il devait trouver du bois pour se réchauffer. Il sortit, fit quelques pas, puis se retourna vers cette petite masure de bois. L’inimaginable s’était produit. Un silence profond envahissait la vallée. Tout autour de lui semblait s’être suspendu. Les flocons, le vent, la danse macabre des arbres, tout était au ralentit, comme pétrifié dans un horrible tableau. Et là, il découvrit qu’il ne laissait aucune trace derrière lui. Etrangement, il n’avait plus froid, subséquemment, il ne sentait plus les douleurs des derniers combats.
Il resta là, un moment, essayant de comprendre se qu’il se passait autour de lui. Il vérifia ses mains, elles étaient intactes. Sa cape ocre était en parfait état et son épée pendait le long de sa cuisse. Il prit une grande inspiration, tout en levant les yeux vers le ciel et entrevit les rayons du soleil. Son regard bleu brillait, son visage ne présentait plus aucune éraflure et son bouc était parfaitement bien taillé. Il fit encore quelques pas, mais aucune trace ne se fit sous son poids. Un instant, il se surprit à croire en une malédiction, puis tout en tournant sur lui-même, il se rendit compte que son corps, lui-même, ne recevait plus l’assaut des tumultes de l’hiver. Ses cheveux ne s’envolaient plus dans le vent, les flocons traversaient ses bras. La panique s’empara de son esprit.
Lentement, il retourna à l’intérieur, et là, ce qu’il vit, lui glaça pour toujours les veines. Un corps était à même le sol. Il s’approcha doucement, la peur au ventre de voire l’inévitable. C’était bien sa propre enveloppe charnelle qui était là, prostrée devant un feu éteint. Il avança encore, et tomba à genou. L’angoisse prit le dessus, il hurla de toutes ses forces puis s’effondra en se prenant la tête entre les mains. Il cria encore, tremblant de colère, il avait échoué. Les doigts accrochés dans son épaisse chevelure, il pria, demanda pardon, s’accusant de tous les maux qu’aller affronter son royaume à cause de sa faiblesse.
Roland se redressa, il devait faire quelque chose et surtout savoir pourquoi il était encore sur cette terre. Dieu allait-il le mettre encore une fois à l’épreuve ? Il fixa encore ce corps froid, bleui par la mort puis regarda autour de lui. Là, sur le côté, sa sacoche en cuir martelée était encore posée sur un banc. Il essaya de s’en saisir, mais sa main la traversa. Il recommença, encore et encore, rien à faire, il ne pouvait plus toucher quoi que ce soit. Etait-il devenu maudit par tous les saints ? Il sentit pourtant ses poumons se comprimer, comme un manque d’air, une puissante angoisse. Alors, il se releva, fit quelques pas dans la pièce puis retourna dehors. Tout était blanc, immaculé, figé. Il commença à partir, mais se retourna. Il devait emporter cette maudite sacoche dans son royaume, aux pieds de son seigneur, et ce, le plus rapidement possible. Le sort de son peuple en dépendait.
Perdu au beau milieu d’un cauchemar, il retourna à l’intérieur. Dans un dernier espoir, il se glissa dans ce corps sans vie, espérant le réveiller. Il recommença encore et encore, hélas, il était devenu plus que l’ombre de son ombre. Un être sans chair, sans peau, sans espoirs. Il prit alors conscience qu’il ne pourrait plus rien pour amener à bien sa mission. Il se sentait comme un pauvre écuyer, un page, un minable pauvre petit soldat. Il resta là, un long moment, accusant le coup. Ce corps allait pourrir là, dans cette masure délabrée. Pourtant, son esprit était intact, il se devait d’accomplir ce pourquoi son seigneur l’avait envoyé. La rage prit pas sur la colère et l’abattement. Il se leva, fixa une dernière fois cette scène insoutenable et sortit définitivement. Il parcouru au pas de course l’étendu de la vallée qui le séparait du dernier affrontement. Probablement qu’il espérait que ses hommes pouvaient l’aider ? En son fort intérieur, il y croyait encore. Cette réussite qu’il avait accomplit avant son affreuse fin. Et bien qu’il courait d’un pas rapide, il se surprit de n’en être pas le moindre essoufflé. Un léger sourire se dessinait sur son visage. Perdre ? Lui ? Jamais ! Il savait précisément où il avait laissé sa horde de guerriers. Roland faisait peur, Roland gagnait toutes les batailles, Roland avait été…
Il s’arrêta au sommet d’une crête et contempla le désastre devant lui. Des milliers d’hommes gisaient à même la terre rougie par le sang. Certains se traînaient encore, étouffant de douleur, les membres arrachés. Mais il ne s’avoua pas vaincu, alors il descendit rapidement vers eux. Il reconnu ses hommes, des braves, des maîtres en la matière. L’un d’eux était encore en vie. Il s’abaissa à son niveau et essaya de lui parler.
- Edvrid, mon frère, relèves-toi, j’ai besoin de ton aide. Lui demanda-t-il.
Mais l’homme n’avait pas l’air de le voir, il rampait, le ventre perforé, se cramponnant sur les rochers.
- Seigneur, ils sont tous morts ! Dit Edvrid en se redressant. Roland ! Cria-t-il à plusieurs reprises. Roland, j’espère que vous êtes arrivé à percer cette muraille de bestiaux. Continua-t-il en baissant la tête.
- Edvrid, ne me vois-tu pas ? Je suis là, j’ai terriblement besoin de toi, toi mon bras droit, mon glaive. Pitié Seigneur !
Roland tomba à genoux. Edvrid ne l’entendait pas, ne le voyait pas. Abattu, il le regarda encore un instant et c’est la mort dans l’âme qu’il quitta le carnage, laissant derrière lui son fidèle ami. Il s’arrêta sur la hauteur et fixa ce champ de massacre.
- S’ils sont tous morts… Pourquoi est-ce que je suis le seul à rester là ? se demanda-t-il, puis se mit à hurler : Pourquoi, Seigneur ? Quel en est votre dessein ?
Là, juste en bas, Edvrid grimppait tant bien que mal la côte aride. Roland le suivait du regard, ne sachant plus vraiment à quoi il devait encore son allégeance.
Alors qu’Edvrid passa devant lui, il ne bougea pas d’un pas. Roland prit place sur ce gros rocher, attendant l’extrême onction, une certaine délivrance que le Seigneur lui refusait. Mais, par désespoir, il se redressa et emboîta le pas de son fidèle bras droit. Ils marchèrent jusqu’au campement, où Edvrid s’arrêta net. Roland leva les yeux, son étalon était là. Il était revenu au point de départ.
- Oscar ? Mais que fais-tu là ? demanda Edvrid. Où est Roland ?
Bien que Roland s’attendait encore à n’être vu, Oscar vint à sa rencontre, s’abaissa devant son maître tout en soufflant très fort dans ses naseaux. Edvrid fut interloqué, le comportement de cette bête était anormal puisqu’il pliait le genou uniquement devant son maître. Hors, là, il n’y avait personne devant lui. Le maître d’arme fit le tour, réfléchissant sur cette scène qui lui semblait incompréhensible. Roland plongea son regard dans celui de son étalon, il le voyait bel et bien, il hennissait, grattait le sol devant lui. Il explosa de rire. Edvrid attrapa les rennes et le tira vers lui.
- Oscar, où est Roland ?
La bête se plia une seconde fois devant son maître. Roland sût qu’il était le meilleur moyen de pouvoir communiquer avec son bras droit. Alors, c’est tout naturellement qu’il lui demanda de le suivre jusque dans la montagne. Edvrid hésita mais finit par le suivre, voulant impérativement savoir où se trouvait son seigneur.
Ils marchèrent encore durant des heures, Edvrid tenant sa plaie tant bien que mal. L’étalon marchait devant lui, soufflant fortement comme il en avait l’habitude lorsqu’il accompagnait son maître. Roland se retournait régulièrement afin de s’assurer que son compagnon ne s’effondre pas. Ils arrivèrent devant le petit chalet de bois. Oscar s’arrêta devant la porte tout en grattant le sol de son sabot. Edvrid, les mains posées sur ses genoux, regardait autour de lui, sans vraiment comprendre. Car Roland n’aurait pas prit ce chemin escarpé. Que s’était-il passé ? Il arracha un morceau de sa cape et se fit une charpie épaisse. La plaie ne saignait plus. Il se redressa et entra en poussant la porte délabrée. Là, il se figeât devant le corps gelé de son maître. Il s’avança, tout en baragouinant son affliction. Il passa sa main sur la tête et fit le tour du corps.
- Roland ! souffla-t-il en tombant à genoux. Pourquoi ? Mais qu’est-ce qui t’a pris de passer par cette maudite montagne ?
Il regarda autour de lui, scruta le corps et ses blessures afin de trouver une explication. Roland restait de marbre lorsqu’il s’aperçu que son glaive et sa sacoche avaient tous deux disparus. Il accusa le coup, s’il était resté là, il aurait pu voir ces félons voleurs. Il s’agenouilla auprès d’Edvrid, et enfoui la tête entre ses genoux.
- Quand bien même je les aurais vus, je ne pourrais le dire à personne, Edvrid. Je n’arrive pas à comprendre, tu sais, et le seul à pouvoir me voir… ce n’est qu’Oscar !
Un fou rire l’ébranla. Edvrid se leva chercha dans les décombres et en sortit une pelle. Il se mit à creuser, tenant par moment son bandage de fortune. Il tira, ensuite le corps de Roland et le déposa dans la fosse. Une fois refermée, il prit place sur le côté, réfléchissant sur ce qu’il devait faire à présent.
- Toi qui ne te sépare jamais de ton épée, Roland, où est-elle ? Qu’as-tu fait de cette sacoche ?
Roland, prostré devant sa propre tombe, laissa échapper un profond soupire. Oscar, quand à lui, tentait vainement d’enfouir sa tête sous le bras de son maître. Dans le froid de l’hiver, ils restèrent là, méditant sur cette défaite au goût amer. Edvrid leva les yeux sur les nuages, puis se redressa tout en retournant son regard sur l’étalon qui avait un comportement insolite.
- Qu’est-ce que tu fais, Oscar ? Je ne sais pas ce qu’il s’est passé, que cherches-tu à me dire ? Ne vois-tu pas qu’il est mort ! s’écria-t-il.
Oscar secouait sa tête, creusant de son sabot la terre meuble. Edvrid l’attrapa par la crinière et le fit reculer, lui ordonnant de ne pas déterrer son maître, il était mort, et personne ne pouvait rien y faire. Mais l’animal se cabrât, hennissant de toutes ses forces. Visiblement, il ne voulait pas laisser son maître sous cet amas de terre. Edvrid recula, le fixa un instant puis se retourna pour partir. Roland bondit et se mit en face de lui, afin que son étalon face de même.
- Oscar, ordonna-t-il, puisque tu es le seul à me voir, il faut le diriger vers la citadelle, il faut savoir qui a prit ma sacoche et mon arme.
Oscar s’exécuta et barra le passage d’Edvrid. Ce-dernier s’arrêta net, puis le fixa dans les yeux.
- Qu’y-a-t-il Oscar, que veux-tu me dire ?
Roland prit la piste vers la forteresse, tout en se retournant, vérifiant qu’Edvrid le suivait. Puisque cet étalon l’avait amené jusqu’au corps de Roland, Edvrid soupira et lui emboita le pas. Et bien, qu’il savait que son fidèle bras droit était blessé, Roland voulait parcourir cette distance le plus rapidement possible.
Et c’est à la tombé de la nuit qu’Edvrid s’effondra d’épuisement. Sa plaie s’était rouverte et le sang s’écoulait le long de sa cuisse. Il respirait rapidement, se tenant le ventre de ses deux mains. Il tira sur le reste de sa cape, déchira encore un morceau et le plaça dessus, puis il sortit ses silex et fit un bon feu. Roland faisait les cent pas autour de lui, répliquant que le temps était compté, et qu’il fallait faire vite. Bien entendu, il n’y avait qu’Oscar qui l’écoutait. Edvrid plongea sa dague dans le feu, prit une grande inspiration et cautérisa la plaie béante. Roland s’arrêta net, regardant son maître d’arme s’effondrer de douleur sur le sol gelé.
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