Parlons au bar

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Il se passe toujours plein de choses dans un café. Certains les observent à longueur de journée, pour notre plus grand bonheur.

Le doux tissu glissant sur lui le réveille de sa nuit de sommeil. Il s'étire, en faisant attention à ne pas faire tomber les rangées de verres coincées sur son dos. Jean, le barman, accroche le torchon à une des étagères.

" Beau temps aujourd'hui ? demande-t-il à l'homme.

- De la pluie à en crever, ça amènera du monde."

Les chaises et les tables se mettent tranquillement en place pour s'apprêter à accueillir des clients. Une demi-douzaines de hauts tabourets moins un se rapprochent en murmurant du bar, et se taisent d'un coup en voyant que ce dernier les épie. Tout le monde dans le café se prépare à l'ouverture.

Après quelques minutes, tout est enfin prêt. Jean s'approche de la porte et tourne le petit panneau "FERME" sur sa face "OUVERT". Il accroche comme à son habitude un bout de papier montrant les prix du café, du thé, du chocolat chaud, et de la bière.

Certains habitués se pointent à peine un instant plus tard, pour prendre le café matinal. Lorsque Bertrand le boulanger s'assoit sur un des tabourets, celui-ci peste et marmonne dans son coin que "cette journée va être une mauvaise journée". Aussi, Bertrand pèse son poids, et les tabourets en ont simplement marre de lui servir de siège. C'est comme ça qu'ils ont perdu un des leurs la semaine dernière. Certaines chaises sont encore en deuil, et c'est vrai qu'il manque beaucoup à tout le monde. Jean lui a promis un enterrement digne de ce nom, mais personne n'en a encore vu la couleur. Pour l'instant, son corps est gardé dans la remise, appuyé contre un escabeau. Mais il n'est malheureusement plus en vie. Lucie, la jeune journaliste qui habite au coin de la rue, rejoint Bertrand au bar. Elle est installée depuis un certain temps dans ce quartier de la ville et ne cherche pas à faire de vagues. Elle tient la rubrique "faits divers" dans le journal du coin. La jeune femme commande son thé habituel et poussiéreux, qu'elle sirote doucement en attendant son amie. Claire est aussi journaliste, bien plus énergique que sa compère. Les tabourets essayent aussi de l'éviter car elle a tendance à se lever d'un coup pour exprimer sa colère ou à se lamenter des heures jusqu'à faire attraper des courbatures à celui qui la soutient. Nombreuses sont les fois où elle a dû rester accoudée au bar, debout, car elle avait effrayé les sièges.

Alors que quelques clients lambda arrivent et s'installent aux tables, le bar rumine tranquillement toutes ses pensées, profitant de ce quart d'heure de calme que leur offre toujours une matinée pluvieuse. Bientôt, les gens viendront s'abriter au café, et le bar ne sera là que pour écouter leurs longues lamentations.

Il a remarqué que souvent, lors des jours de pluie, les clients sont plus mélancoliques et prennent le temps de discuter les uns avec les autres, se racontant mutuellement leurs malheurs. C'est ainsi que, par courtoisie, il prend part à une discussion entre les quatre personnes accoudées sur lui, le gros boulanger, la douce journaliste, sa collègue et le barman.

" Que se passe-t-il ici ? Où est le problème ? demande-t-il.

- Je dois faire un article sur le café, expose Lucie. Claire me dit que c'est inintéressant et Jean ne veut pas accepter.

- Qu'est-ce qu'elle veut foutre ici l'autre ? Nous amener du monde ? On a bien assez de clients, argumente le barman.

- Mais c'est juste le moyen de vanter un peu cet endroit ! Regarde, c'est pas partout qu'on va discuter avec tout ce qui se trouve dans un café, même avec le bar en lui-même !

- Un peu de respect monsieur le boulanger. Je ne suis pas un bar comme les autres !"

Ennuyé par les sujets redondants, il ne se mêle plus des discussions durant toute la journée, se contentant de saluer lorsqu'on le salue, et de ne pas se montrer désagréable.
Ainsi, il laisse parler les deux grand-mères se plaignant chacune de leurs voisins de palier. Il ponctue les exclamations de ceux qui étanchent leur soif dans des verres d'alcool fort par des soupirs désespérés. Il écoute en silence les échanges entre Jean et ses clients.

Il observe surtout. C'est fou tout ce qu'un bar sait sur la vie des gens sans qu'on ne s'en rende compte. Il observe par la fenêtre les gens passer sous la pluie. Ceux qui marchent tranquillement abrités par leur parapluie dans la lumière de l'après-midi ; ceux presque trempés, qui trottinent ou courent, essayant d'éviter les plus grosses gouttes ; et ceux enfin, qui sont persuadés qu'ils sont protégés de l'eau en passant sous les corniches des bâtiments, mais qui se retrouvent plus mouillés que les autres. Aussi, ce sont eux qui prennent les grosses gouttes de pluies tombant des toits
au milieu de leur crâne lorsqu'ils n'ont pas de capuche. Il observe ceux qui entrent pour se protéger de la pluie avec un mélange de pitié et de dégoût pour les larges traces de boue à présent sur le sol.

Mais surtout, aujourd'hui, son regard est attiré par une personne en particulier. Ce qu'il voit d'elle est une ombre dans un coin plus sombre et plus calme du café. Elle respecte, ce qui est plutôt surprenant, de sa chaise à la table à laquelle elle est installée, en passant par la tasse de chocolat chaud. Elle sait qu'ils ont une âme au fond d'eux, bien qu'elle ne puisse les comprendre. Elle jette parfois un coup d'œil au bar, qui fait semblant de ne rien voir.

Je suis là depuis l'ouverture, avec mon chocolat chaud bu depuis longtemps. Je regarde moi aussi les gens à l'extérieur, me rappelant pourtant que je ferais toute à l'heure partie de la troisième catégorie, à croire que je serais moins trempée en me cachant sous les corniches, les mains dans les poches et maudissant la capuche que je n'ai pas.
Je me suis installée de sorte à être en face du bar, et qu'il ne puisse pas lire ce que j'écris. Je sais que la tasse ne tiendra pas sa langue, ce soir, et je la vois se détourner lorsqu'elle lit que je l'ai démasquée. Eh, petite tasse, continue de lire, mais n'oublie pas d'en parler au bar : je veux qu'il sache que ses paroles ne sont pas vaines. Mes sentiments à la chaise qui a dû me supporter toute cette matinée.
Je me lève en milieu d'après-midi, et vais payer les quelques boissons que j'ai commandées. En partant, je regarde en direction de l'endroit que j'ai quitté.

Il se passe toujours plein de choses dans un café. Certains les observent à longueur de journée, pour notre plus grand bonheur.

Sur la table, attristée d'être laissée seule, la tasse remarque un post-it collé sur la table.

" Et bonne soirée à Jean, de la part de l'écrivaine du dimanche."

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