Aqua Alta
Mon entraînement m’avait appris à déjouer des filatures, pas à en mener une. Surtout dans le labyrinthe de pont et de ruelle de Venise.
Les MIB devant nous ont déjà du mal à suivre le vieux couple qui emprunte un trajet alambiqué, fait de détours variés. Dès qu’un des agents fait mine de se retourner, Antarès m’enlace et me montre un détail intéressant de la ville. Quant à moi, j’attends avec impatience la prochaine fois où il me prendra dans ses bras, même si son objectif ne consiste qu’à donner le change.
Lorsque les rues se font plus larges et la foule plus denses, nous courons le risque de regarder derrière nous, accoudés sur les arches d’un pont. Les deux nigauds de la police sont un peu plus loin, Pierre a l’air concentré, le grand sympa a l’oreille vissée à son portable. Bon, au moins, je me sens rassurée avec l’élite des forces de sécurité qui nous colle aux basques.
« C’est officiel, la police nous suit.
— La Police ou juste un de ses jeunes agents, tombé éperdument amoureux d’une ravissante touriste française ?
— Tu crois que je devrais porter plainte pour harcèlement ?
— Je pense que le MEBI nous a repérés aussi sûrement que tu as repéré les poulets…
— On n’y peut rien, non ? »
Les deux vieux rentrent dans une boutique, seule la jeune agente secrète y pénètre à son tour.
Son collègue reste dans la rue, à bonne distance de la porte, et semble scruter les passants avec un intérêt tout professionnel. Quand nous franchissons le seuil de la librairie Aqua Alta[1], il fait semblant de ne pas nous voir, mais mon échine se hérisse, je sais qu’il nous a remarqués.
Nous nous faufilons entre un comptoir et des amoncellements de livres, un gros bonhomme jovial, nous propose, en français, de regarder le cadre placé juste devant sa caisse. Je m’approche de lui, en essayant de comprendre pourquoi il tient tant à ce que nous regardions ce cadre qui représente un paysage de Venise.
« Buongiorno, Signore, le signore Valente, chez qui je loge, m’a conseillé de vous demander si vous aviez un vrai plan de la ville.
— Ah, comment va le Dottore Valente ?
— Ce matin en tout cas, il allait très bien, réponds-je, un peu perplexe quant au titre dont il a affublé mon logeur.
— Pour les vrais plans de la ville, allez dans la salle au fond du couloir de gauche, c’est là qu’ils sont tous. »
Pendant ce temps, Antarès s’est éclypsé dans la boutique, je vois sa grande silhouette (humm) se faufiler à côté d’une gondole pleine de bouquins. L’agente des hommes en noir le précède de quelques pas. Je le suis. Le magasin semble receler des tas de coins et de recoins, des ouvrages d’occasion attendent leur futur propriétaire. Il y en a pour tous les goûts, classés de manière anarchique, de la BD pseudo érotique jusqu’au guide de méditation et, d’endroit en endroit, j’aperçois des gamelles remplies de croquettes. J’en comprends l’utilité en voyant le chat de la vieille dame en pleine conversation avec un matou autochtone, assis sur une haute étagère débordante de livres.
La femme en noir porte la main à son oreille, se retourne et vient droit vers Antarès, elle se plante devant lui, attendant visiblement qu’il lui cède le passage. Il s’écarte, se fait le plus mince possible et lui laisse un tout petit espace pour se faufiler entre sa grande carcasse et la gondole.
Elle soupire de dépit, s’avance en crabe, apparemment agacée de devoir se coller à lui pour passer. Elle ne le quitte pas des yeux, je la comprends, je peux vous assurer que cela ne m’aurait pas déplu de me trouver à sa place.
Lorsqu’elle s’approche de moi, je pêche un livre au hasard dans le plus proche étal et commence à le feuilleter. Je suis là, à attendre qu’elle me demande de me pousser, lisant un ouvrage sur l’exploration des pôles par les navigateurs Vénitiens. Elle me contourne et se rend à la sortie. Par l’ouverture, j’aperçois Pierre en train de téléphoner.
**
Un dédale dans un labyrinthe, tel est le souvenir que je garderai de cette librairie. Les baignoires, les canoës et les étagères bancales succèdent à des empilements de livres aussi divers qu’étranges. Entre les traités de yoga et ceux d’architecture se trouvent parfois des ouvrages de cuisine ou des Topolino écornés.
Alors que le vieux couple se prend en photo sur un escalier de livre construit dans la cour du fond, Antarès s’approche de moi.
« Je n’arrive pas à comprendre pourquoi les hommes en noir les suivent, ils me paraissent tout à fait normaux, enfin pour des vieux humains je veux dire.
— C’est gentil de préciser.
— Attendons-les dehors, je pense que leur ascension va prendre des heures.
— Attends, j’aimerais trouver un truc avant de sortir. »
J’attrape sa main et nous guide vers le passage de gauche, en quête de mon vrai plan de la cité. Nous entrons dans un autre monde entre des cloisons faites de livres et de brique, un étroit couloir qui serpente on ne sait où. Nous aboutissons dans une pièce où se mélangent, presque pêle-mêle des anciens numéros de play-boy, des Dylan Dog et des vieilles revues de SF. Dans ce fatras, je montre à mon compagnon une couverture sur laquelle figurent les docteurs de la série, rassemblés sur une même photo pour un épisode spécial.
« Tu savais que le signore Valente ressemble comme deux goûtes d’eau au dernier docteur en date ?
— Non, c’est ça que tu voulais trouver ?
— Celui là, je montre David Tennant, est mon préféré.
— Passionnant ! Trouve ce que tu cherches. Il ne faut pas louper les vieux lorsqu’ils sortiront. »
Je regarde dans la pile de plans qui traîne dans un coin. J’en choisis un pas trop abîmé par l’humidité avec écrit dessus « Vrai plan de Venise ». Nous prenons le chemin inverse, mais au lieu de retrouver la librairie, nous sortons dans une ruelle étroite à l’odeur d’eau croupie. Des bruits d’activité humaine nous parviennent d’un des côtés ainsi que des miaulements de chats, nous tentons de les rejoindre.
Aucun félin, nous débouchons sur la rue par laquelle nous sommes arrivés un peu plus tôt. Nulle trace des policiers, par contre les deux agents en noir attendent en parlant. On ne peut pas dire qu’ils aient l’air de particulièrement s’apprécier, ces deux-là.
Les deux vieilles personnes finissent par sortir, elles reprennent le chemin erratique de l’aller. Lorsque leur but ne laisse plus de doute, Antarès nous arrête.
« Il faut que je te laisse, j’ai des trucs à vérifier, retourne à la pension, je te retrouve ce soir, je t’invite à dîner. »
[1] Aqua Alta est une librairie qui figure dans la plupart des guides de Venise, située dans le quartier du Castello, le long d'un canal, elle subit très souvent les aqua alta. Comme remède, son propriétaire a décidé de protéger son stock de livres en les mettant dans des baignoires, de vieilles barques ou sur des étagères. Je vous conseille de regarder les nombreuses photos sur le web, mais surtout d'y faire un tour si vous visitez la ville.
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