Chapitre 1

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Un mois plus tôt…

« Il n’est pas très en forme si tu veux tout savoir… » Cette phrase de ma mère tourne en boucle dans ma tête depuis hier. Un pressentiment troublant m’a envahie après le rêve que j’ai fait. À peine réveillée, je n’ai pu résister à l’envie d’appeler mes parents pour prendre des nouvelles d’Eclipse. Cette vision onirique de lui, amaigri et titubant, m’a longuement hantée jusqu’à ce que je me décide à attraper mon téléphone. Il était tôt en France et la voix somnolente de ma mère m’est parvenu, trahissant qu’elle venait d’être tirée du sommeil. Lorsque mon intuition se met à lancer des signaux d’alarme, elle se trompe rarement. Ça semble ridicule pour beaucoup de monde, ce n’est qu’un chien après tout. Mais pas pour moi. Il fait partie de la famille que j’ai laissée derrière moi il y a trois ans en m’installant au Japon, on a grandi ensemble, partagé tellement de souvenirs qu’il m’est difficile de le considérer comme un simple animal de compagnie.

« Longprè-san ? » J’émerge de mes pensées pour apercevoir ma professeure qui me tend une copie, tandis que des rires éclatent autour de moi. J'incline la tête en signe de remerciement tout en récupérant la feuille et me renfonce dans mon siège.

J’aimerais disparaître. Et pas qu’en ce moment. Je ne sais pas pourquoi je continue de suivre ces cours. Dès mon arrivée en première année, j’ai été rejetée et mise à l’écart. En tant que seule étrangère de ma promotion et étant la plus âgée, j’ai senti qu’on ne voulait pas de moi. J'ai tenté de m'intégrer, cherchant des excuses pour justifier la distance qui nous séparait : la barrière de la langue, la timidité légendaire des Japonais, les différences culturelles… La vérité, c’est qu’ils avaient trouvé le bouc émissaire idéal. Quand j’ai réalisé que je ne me ferais jamais une place parmi eux, j’ai abandonné. C’est cette faiblesse qu’ils ont exploitée. Ils en ont profité pour me rabaisser, faire en sorte que je sois isolée et démunie pour m’achever. Ça fait deux ans que ça dure et j’arrive aux termes de ce que je suis capable de supporter. Les choses ont empiré ces dernières semaines depuis que ce sentiment de vide s’est emparé de moi. Je suis la fille bizarre et cela leur donne matière pour m’enfoncer davantage. Même les concerts, qui devraient être des moments d'évasion, ne parviennent plus à combler ce gouffre. Je suis passionnée par la musique japonaise depuis que je suis adolescente et c’est un rêve qui s’est réalisé lorsque j’ai vu mes idoles en chair et en os pour la première fois. Je voulais faire partie de ce monde, transformer ma passion en carrière plutôt que de rester simplement spectatrice. D’où mon choix d’une telle école. Pourtant, même mes artistes favoris ne parviennent plus à me maintenir la tête hors de l’eau. Je coule comme une pierre au fond d’un lac et les événements désastreux qui s’accumulent n’arrangent rien à la situation.

J’écoute à peine ce que Madame Yamamoto nous raconte sur la mode des années 80. Je pense déjà au programme chargé de ma soirée. Prendre le vélo, rouler pendant une heure et me rendre au restaurant où je travaille. Il faut bien payer le loyer et ces études hors de prix. Comme nous sommes vendredi, je ne peux espérer me coucher avant trois heures du matin. Heureusement, mon premier cours de demain ne commence qu’à dix heures.

La sonnerie retentit, marquant la fin des cours, et je m’active pour ne pas rater le prochain métro. J’entasse une bonne partie de mes manuels dans mes bras et tente de garder l’équilibre en balançant mon sac sur l’épaule. Malheureusement, mes efforts sont vains lorsqu'un élève me bouscule, faisant s'effondrer ma pile de livres sur le sol. Des rires parviennent de derrière moi tandis qu’un groupe de filles me dépasse.

« Oups, je t’ai pas vu. » Glousse celle qui m’a percuté. Je serre les mâchoires si intensément que je crains que mes dents ne se mettent à craquer sous la pression.

Les livres émettent un claquement sec alors que je les replace un par un au creux de mon bras. Mue par le désir de quitter cet endroit, je descends les marches quatre à quatre. Voyant la masse d’étudiants devant les ascenseurs, je préfère encore prendre l’escalier que rester enfermé avec eux sur six étages. Arrivé dans le hall, j’évite le regard d’Isaka-san, la conseillère des élèves perchée derrière son bureau. Elle non plus ne m’aime pas et elle me le fait bien sentir à chaque fois que je la croise. À coup de faux sourires et de paroles décourageantes cachées par un masque d’inquiétude artificiel. C’est ce que j’ai toujours détesté chez les Japonais : leur hypocrisie. Elle m’adresse un « Otsukare-sama desu », formule de politesse qu’on adresse après une longue journée de travail. Je ronge mon frein pour ne pas lui faire un doigt d’honneur et grogne un « Sayonara » en réponse. Mes jambes accélèrent la cadence à l’instant où je franchis l’entrée de l’université, slalomant entre les Salaryman au téléphone et les écoliers qui rentre chez eux. Je rêve de pouvoir m’écrouler sur mon lit une fois à la maison. Mais si j’arrive encore en retard, mon patron va m’arracher la tête. “Tiens bon Diane, plus que sept heures avant de rejoindre Morphée.

_________

La porte coulissante de ma chambre émet un grincement lorsque je la tire sans la moindre douceur. Je suis tellement exténuée que je n’ai pas la force d’aller prendre une douche. Je vais encore devoir retirer vingt précieuses minutes de sommeil sur mon réveil. Tandis que je retire mon manteau, mon téléphone émet des vibrations insistantes contre ma cuisse. Je me fige un instant avant de me jeter sur le combiné comme si ma vie en dépendait. Mon cœur rate un battement lorsque le mot “maman” s’affiche sur mon écran. Le plaquant à mon oreille, je me concentre pour garder une voix stable malgré l’angoisse qui me tord les tripes. Ses sanglots étouffés me déchirent de l’intérieur. Mes jambes tremblent à tel point que je dois m’asseoir sur le bord de mon lit pour ne pas tomber.

« Ma chérie… » Ces simples mots font remonter mon organe vital jusqu’à ma gorge tandis que des larmes troublent déjà ma vision. Je plaque une main devant ma bouche. « Nous sommes chez le vétérinaire, Eclipse refuse de manger et il hurle à la mort. » Il me semble entendre les couinements de mon chien en fond et ce simple bruit suffit à me donner des vertiges. Mon souffle se coupe dans une plainte d’effroi et mon bras se met à trembler si fort que je manque de faire tomber le téléphone. « Ils disent que c’est une tumeur… »

« Qu’est-ce que vous allez faire ? » J’ignore pourquoi je pose une question dont j’ai déjà la réponse. L’instant semble figé dans le temps alors que j’entends à nouveau ses glapissements de douleurs. Si je suis terrassé de l’entendre à l’autre bout du monde, je n’imagine même pas la détresse de ma famille en ce moment.

« Le vétérinaire lui a donné un sédatif pour ralentir l’expansion le temps qu’on prenne une décision. » Je garde le silence. Je suis tiraillé entre le désir qu'il guérisse et celui de mettre fin à son supplice. Mais je n’ai aucun droit de choisir pour eux alors que je ne suis même pas là. « On va voir si ça le calme et demain, on avisera. » J’opine de la tête même si je suis consciente qu’elle ne me voit pas. « Je te rappellerais pour te tenir au courant. »

« Attends, maman. Si jamais… Tu sais, si vous devez… » Je refuse de prononcer ces mots et elle le sait. J’entends dans son soupir frémissant qu’elle en vient à la même conclusion que moi.

« On ne fera rien sans t’en tenir informée. » Je suis prise d’une nouvelle crise de larmes que je ne parviens pas à ravaler.

« D’accord, merci maman. Je vous aime. » À peine ai-je raccroché que mon portable m'échappe des mains, et je plonge mon visage dans mes paumes, laissant éclater mon chagrin.

Je sais que je ne dormirai pas cette nuit. Pas avec l’angoisse qui me poignarde à chaque respiration. J’en viens à m’imaginer le pire. À me dire que c’est terminé et qu’il n’y a plus rien à faire. Je me sens égoïste d’avoir si mal alors que je ne suis pas avec lui. J’aurais dû être là, le soutenir dans cette épreuve difficile qu’il est en train de traverser, mais je l’ai abandonné.

Les premiers rayons du soleil se frayent un chemin dans ma chambre quand je cesse enfin de pleurer. Je n’ai pas bougé depuis et mes yeux me piquent tellement que le fait de cligner des paupières me donne la sensation que des milliers de bris de verres se plante dans la fine membrane. Je fais glisser mon pouce sur l’écran tactile de mon portable, faisant défiler de vieilles photos d’Eclipse. Le jour où on l’a adopté quand il n’avait que trois mois, en passant par la fois où il s’était allongé sur moi pendant que je dormais. Je m’arrête sur la dernière de l’album. Je suis presque allongée sur lui et le serre dans mes bras, mes valises dans un coin de l’image. Je laisse échapper un sanglot en me rappelant mes adieux et la promesse de revenir le voir. Les regrets m’envahissent, tel un raz-de-marée. Une notification me signalant un nouveau message apparaît sur l’écran et sans l’ouvrir, je lis ces quelques mots de ma mère : “Est-ce que je peux t’appeler ?” Je ne perds pas une seconde et la devance. La tonalité qui s’ensuit semble durée une éternité. Quand elle décroche enfin, je n’entends que son souffle désordonné.

« Ça y est, il est parti. » Sa phrase est étranglée par le chagrin qui l’accable et je devine qu’elle aussi est en train de pleurer. J’imagine ma sœur la serrer dans ses bras pour la réconforter et mon père qui veille sur elles, en silence. Et moi… Moi, je ne suis pas là. « On n’a rien pu faire, il souffrait trop, on ne pouvait pas… »

« C’est bon, maman. J’aurais fait la même chose. » Ma main se crispe sur mon tee-shirt à l’emplacement de mon cœur, espérant que la plaie qui s’y trouve puisse se refermer. « Comment ça s’est passé ? »

« Il n’a pas eu de spasme après la piqûre. Je pense qu’on lui a rendu service, il voulait partir. » C’est pour cette raison qu’il ne s’alimentait plus. Il se laissait mourir, la douleur devenant sans doute insupportable pour lui. Je n’ose imaginer ce qu’il a dû ressentir. D’un côté, je suis soulagée qu’il ait pu trouver la paix, mais de l’autre, je suis anéantie. Je lui adresse de vagues grondements rauques en réponse et renifle péniblement. Je suis tellement sous le choc que je ne trouve plus les mots. « Il faut se dire qu’il a eu une belle vie. Et il ne sera pas tout seul, il va être incinéré avec d’autres animaux et leurs cendres seront jetées à la mer. »

Je me remets à sangloter de plus bel. Je me sens tellement coupable d’avoir été absente alors qu’il avait besoin de moi.

« Tu n’aurais rien pu faire de plus, Diane. » Parfois, j'ai l'impression que le simple fait de m'avoir donné la vie lui confère la capacité de lire dans mes pensées. « Imagine pour nous qui avons dû le regarder sans pouvoir l’aider. Ce n’est pas plus mal que tu n’aies pas assisté à ça. » Ses paroles, aussi bienveillantes soient-elles, ne parviennent pas à me réconforter. Le trou béant dans ma poitrine est toujours là et tel un vortex, il avale tout sur son passage. La seule réponse que je lui octroie sont mes notes de mes lamentations. « Est-ce que ça va aller ? »

« Oui », lui mens-je en sachant pertinemment que les tremblements dans ma voix me trahissaient. Mais j’avais besoin d’être seule. Il me suffisait de raccrocher pour me couper du monde. Je n’avais ni attache, ni proche autour de moi et le téléphone était le seul lien social qui me restait.

« Je vais devoir aller me préparer. Merci de m’avoir prévenue.

Si tu as besoin, tu peux m’appeler, d’accord ?

Je t’aime maman, bisous. »

Je n’attends pas qu’elle termine sa phrase et coupe la communication. Je jette mon téléphone sur mon lit et fait passer mes bras autour de mes genoux. Je me recroqueville sur moi-même, essayant de combler ce besoin d’être étreinte. Je n’irais pas en cours aujourd’hui. Je n’ai pas la force de les affronter après ça. D’ailleurs, je pense que je n’ai plus la force pour affronter quoi que ce soit désormais…

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