le 16/04/2020 & le 11/02/2022

Du plus loin que je me souvienne, je n'ai jamais reçu d'amour.
Jamais.
Rien.
Ce mot, ce sentiment, a été banni de ma vie dès le jour de ma naissance. J’étais été élevé dans la haine, le pouvoir, le profit… et j'ai été conçu dans la douleur, et, j'imagine, les pleurs et les cris. Alors, comment me reprocher de ne rien savoir donner d'autre que de la rage et de la souffrance, quand je ne sais même pas ce que veut dire l'amour?
En ce moment précis où je scrute les écrans de surveillance, ce n'est que haine qui me baigne, me transperce, et qui éclate dans mes yeux. Toute une haine entièrement dirigée sur une seule personne. Si je ne savais pas ce qui l'attend déjà, je me serais depuis longtemps rué dans les couloirs pour l'anéantir de toute la force qui brûle en moi. J'ai appris à haïr les moindres traits de son corps et la moindre parcelle d'humanité qu'elle pense avoir.
Les moindres détails de son visage me hantent en permanence. Pourquoi a-t-il fallu que ce soit elle, ma malédiction ? Pourquoi a-t-il fallu que l'objet de mes pires cauchemars soit-il si... spécial ? Je me dis que si seulement elle avait été comme tout le monde, je n'aurais pas été autant troublé. Mais elle a cette peau métissée, ce corps à la fois voûté, détruit, et qui en même temps dégage une telle impression de puissance, oui, elle a ce je-ne-sais-quoi qui émane d'elle sans interruption. Même d’ici, par écrans interposés, je jurerais que je peux sentir les pulsations de son coeur si différent du mien, guidé par une foi si différente de la mienne, résolu à appliquer des idéaux si différents des miens.
Mais le pire, et de loin, ce sont ses yeux… je ne peux pas m’enlever ses yeux de la tête. Quand je clos mes paupières, ils apparaissent dans le noir, vision fugace de gris métallique fondu dans les mille nuances d’un orage qui éclate les soirs d’été. On dit que les yeux sont les portes de l’âme, et je n’ai jamais trouvé qu’une phrase était aussi véridique à propos de quelqu’un. Ses sentiments se reflètent littéralement dans ses prunelles, et je la hais encore plus pour cela, parce qu’à cause de leur transparence je ne peux m’empêcher de l’étudier toujours plus profondément.
Aujourd’hui, pourtant, je suis surpris de n’y trouver que des pupilles dilatées de terreur. Ce constat me prédit à quel point il sera facile de faire disparaître l'infime lueur qui brille encore au fond de ses yeux gris, mais cela ne m’apporte qu’une faible dose de satisfaction, et je ne mets que peu de temps à comprendre pourquoi : si ce n’est pas moi qui la brise entièrement, à quoi sert ma mission ici ?
Je veux que l'orage laisse place au ciel bleu de sa défaite, de ses pensées nues livrées à mes instincts les plus sadiques.
Je veux qu'elle se dépouille de tout ce qui la représente, de tout ce qui fait d'elle cet être unique mais si méprisable, jusqu'à n'être plus rien qu'un moineau sans défense à mes pieds.
Je veux qu'elle souffre comme j'ai souffert, et quand elle sera au bord du gouffre, à quelques instants de sombrer, je me pencherai enfin vers elle pour qu'elle voie qui lui touchera, le dernier, la main. À ce moment, et seulement à celui-ci, je la laisserai tomber définitivement, et elle comprendra, elle comprendra qui a oeuvré dans l'ombre, qui est le véritable ennemi, bien pire que tous les autres...
Parce que je veux qu'elle sache que j'existe, que j'ai survécu.
Je veux que, dans ses derniers instants, elle accroche enfin les pièces du puzzle.
Et par-dessus tout, je veux la reconnaissance ; je veux qu'elle réalise que je suis derrière toute sa douleur et tout ce qu'elle aura enduré.
Mais pour briser quelqu’un, il faut qu’il y ait quelque chose à briser, et ici je ne vois qu’une femme comme les autres, si loin du souvenir qu’elle m’avait laissé que j’aurais pu ne même pas la reconnaître.