Chapitre 8 - ALEXY

7 minutes de lecture

le 30/03/2020 & le 13/02/2022

Depuis combien de temps suis-je enfermée ici, où le noir me fait perdre tous mes repères ?
Je n'arrive plus à déterminer ce qui se passe autour de moi, je n'entends que les gémissements de mes voisins de cellule. Au début, j'ai bien essayé d'ouvrir la porte, mais je ne peux même pas m'approcher assez près pour passer entièrement mon bras à travers les barreaux de la petite ouverture. Je me suis donc rapidement recroquevillée dans le coin qui m'a paru le plus éloigné de cette fausse et cruelle tentation, et j'ai commencé ma longue attente. Petit à petit, j'ai perdu la notion du temps. Combien d'heures, de jours, se sont écoulés depuis que j'ai vu le soleil pour la dernière fois ? Même avant d'être enfermée ici, je n'aurais su le dire. Et c'est encore pire dans cette cellule où mes yeux s'habituent au noir total sans pour autant arriver à le percer. Je ne suis même pas sûre de supporter la moindre lumière maintenant que j'en suis privée depuis si longtemps.
Qu'est-ce que je fais là ? N'étaient-ils pas censés employer la manière forte ? Ou bien est-ce ceci, leur manière forte ? Je n'en peux plus, je perds la raison ici, car cet endroit ne fais que renforcer ma tendance à trop penser, et de surcroît je voudrais juste plaquer mes mains sur mes oreilles assez fort pour empêcher ces cris horribles de me parvenir. Stop, stop, stop! Je ne veux plus les entendre, je ne veux plus partager leur souffrance. Pourtant, ne les ai-je pas rejoints dans leurs lamentations ? Ça non plus, je ne saurais le dire, je ne saurais déterminer si mes lèvres desséchées émettent le moindre son. Après le départ de l’homme, je suis d’abord restée immobile un très long moment, mais chaque seconde qui passait, je me sentais un peu plus coupable de briser ce comportement hypnotique. Alors je me suis forcée à ne strictement rien faire jusqu’au premier repas, qui m’a définitivement sortie de mon état végétatif.
Mais ici, même à ces moments là, où on nous donne uniquement le strict nécessaire pour survivre, la lumière ne s'allume pas, et j'ai assez retourné chaque détail dans ma tête pour savoir que cette précaution vise à maintenir notre folie enfermée dans le noir. Ne pas nous donner le moindre espoir, comme une règle d'or à ne jamais briser. Pourtant, je me souviens encore de mon arrivée ici : le couloir était éclairé. Est-ce donc ainsi que cela fonctionne ? Lumière uniquement lorsqu'une nouvelle âme en peine vient rejoindre l'enfer ?
Mais je suis la dernière, je l'ai bien vu.
Je suis la dernière, la lumière ne s'allumera plus.
La dernière prisonnière, la dernière cellule.
Je ne peux que prier, comme tant d'autres ici. Pourquoi moi ? Pourquoi suis-je née anomalie ? Je ne me suis jamais autant détestée, moi et ce corps que je griffe et torture depuis que j’ai recommencé à bouger, faute de pouvoir griffer et torturer quoi que ce soit d'autre.
Je pleure, je me hais, et c’est devenu mon quotidien.
J'ai presque envie de partir d'un rire hystérique quand je pense à mon impassibilité première, lorsque l'homme m'a jetée ici. À mon comportement stoïque. À ce moment là, je préférais les larmes, aujourd'hui, je ne les ai jamais autant haïes, elles qui maculent mon visage, collent la poussière et la saleté...
Dans les premiers temps, je rejetais les repas qu'on m'apportait, unique signe du temps qui passe dans cette prison de cadavres hurlants. J'avais encore la force de saisir l'assiette en métal et de la propulser contre le mur avec toute la force dont je disposais. J'avais encore la force de vouloir me laisser mourir. J'avais encore la force de m'épuiser. Mais aujourd'hui, je suis comme les autres. Pour une fois, il n'y a aucune différence entre eux et moi, malgré mon corps que, dans cette obscurité, je suis la seule à sentir. Le même désespoir a grignoté nos lumières petit à petit. Nos yeux vides scrutent le même néant de la même manière.
Après chaque nouveau repas, j'attends le suivant on dessinant ma souffrance sur mon corps. Ma fatigue émotionnelle me pousse à tenter de compenser en me traînant vers la porte à chaque raclement qui indique qu'on vient enfin de m'apporter mon pain rassis, ma cruche d'eau et cette purée infecte. Le jour où la faim a enfin remporté le combat contre mon entêtement à disparaître, elle m'a fait asperger les murs de ma prison de vomi.
Le temps ne m'a jamais paru aussi volatile que maintenant. Jamais il ne m'est apparu comme un ennemi aussi indestructible. Jamais je n'ai autant prié pour quelque chose qui n'arrivera pas. Et surtout, jamais je ne me suis sentie aussi seule, malgré ce secret dans lequel je me suis enfermée pendant les dix-huit premières années de ma vie.
Ici, je n'ai plus besoin de me cacher, je suis emprisonnée et libre. Tellement paradoxal, que ce pour quoi je priais secrètement avant, cette possibilité de ne plus me cacher, me parvienne enfin, et que, d'un seul coup, je n'en veuille plus, je la déteste, je la repousse. Mais le paradoxe n'est-il pas le sens même de ma vie ? Moi, l'anomalie, celle qui n'aurait jamais dû exister. Moi, l'impossible. Je voudrais arrêter de me lamenter sur mon sort, mais que faire de plus que ressasser mes pensées qui tournent en boucle, dans cet endroit qui pue la mort, qui respire la mort, qui ne laisse aucune place à autre chose que la mort ? La vie s'est éteinte depuis longtemps ici, et si j'en avais apporté un semblant à mon arrivée, il a disparu depuis une éternité, depuis l'éternité qui s'est écoulée, emportant avec elle ce qu'il restait de mon humanité.
Mais malgré toute l'absurdité de ce raisonnement, je ne peux m'empêcher de me poser également cette question : n'est-ce pas le meilleur que je puisse espérer ? N'est-ce pas bien meilleur que tout ce que j'imaginais ? N'est-ce pas bien meilleur que la torture, pour un des seuls secrets que je ne garde pas ? Cette cellule devient pour moi, au fil des heures qui passent comme des secondes, le paradis de l'enfer, paradis de hurlements qui déchirent l'air - mes hurlements ?

***

Un raclement familier attire mon attention. Enfin ! Je commençais à me demander quand je pourrais avaler ma pitance quotidienne.
Roulée en boule dans le même coin que j'occupe depuis le début, la tête tournée vers ce mur que je ne vois pas, couchée sur ce sol qui ne m'apparaît que par sa dureté, je dois plus ressembler à un fantôme qu'à autre chose. Mais c'est ce que je suis devenue, non ? Un fantôme. Un mort-vivant. Une apparition. Oh, si seulement un visage pouvait venir me visiter dans mes rêves ! Oh, si seulement je pouvais me raccrocher à quelque chose, n'importe quoi, n'importe qui qui m'attende de l'autre côté, quelque chose pour me donner envie de me battre, de survivre ! Oh, si seulement j'avais pu profiter de ma liberté d'avant pour trouver cette raison ! Mais non, je n'ai aucune famille à laquelle me suspendre du bout des doigts, aucune falaise, bien qu'effritée, pour m'éviter la chute au fond du gouffre immense qu'est la folie.
- Il faut que je vienne te chercher, ou tu y arriveras toute seule, sale chienne ?
Même le mépris qui transpire dans cette voix étrangement familière ne parvient pas à m'arracher la moindre réaction. Pourtant, ce n'est pas faute de vouloir. Ce n'est pas faute d'essayer.
C'est la douleur qui me ramène finalement au semblant de réalité qu'est devenue ma vie. Quelque chose de dur s'enfonce dans mes côtes, dans mon dos, et mes os craquent désagréablement. On me saisit brutalement les deux bras pour me relever et je me sens soulevée de terre par une force qui n'est pas la mienne. Les paupières lourdes, je tourne fébrilement la tête pour découvrir, chacun d'un côté, deux hommes en uniforme qui me soutiennent, leurs visages froids comme la glace éclairés par la faible lumière qui filtre du couloir. De la lumière ! De la lumière ! J'ai la brève impression que mon calvaire est enfin terminé avant de me rappeler ce que tout ça signifie vraiment... et tout dérape. Mes sentiments partent en vrille, tous plus incohérents les uns que les autres, et au milieu de ce maelström, c'est encore le soulagement qui me domine, qui envahit mon corps comme si mon enfermement n'avait pas eu lieu, comme si je possédais encore toutes mes forces et toute ma vigueur. Je n'ai même pas mal aux yeux, je ne ressens même pas la brûlure pourtant bien réelle sur mes prunelles. Malgré tout ce que j'ai pu penser, tout vaut mieux que cette privation des sensations élémentaires qui font de moi un être vivant.
Mes pieds nus et frigorifiés raclent contre le sol comme deux blocs de pierre lorsque les gardes me traînent par les épaules pour me faire avancer. Nous passons la porte qui a marqué pendant si longtemps la frontière de tout un monde, de tout mon monde, puis nous marquons une pause une fois le couloir atteint. Je ne comprends d'abord pas pourquoi jusqu'à ce que des doigts au contact habituel se posent sur mon visage avec un dégoût non dissimulé. Je sens mon cou pivoter, ma mâchoire prise dans un étau implacable, et mes yeux se posent sur l'homme qui me maintient ainsi comme un objet.
- Contente de me revoir ? murmure-t-il, en insistant tout particulièrement sur le << e >> à la fin de << contente >>.
Puis il me relâche brusquement et ma tête tombe de l'autre côté, sans volonté, sans force ; je comprends avec horreur que mon corps ne m'appartient même plus, que je ne suis même plus capable de le faire obéir. J'ai l'impression qu'on m'a donné une gifle et des larmes de souffrance, qui pour une raison obscure se limitent au bord de mes yeux. Il ne me reste plus aucune emprise sur mon corps, et pour rajouter à mon malheur, la flamme de l’espoir a disparu en moi, de même que la promesse d’un avenir meilleur, mais les larmes ne couleront pas cette fois.

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