Chapitre 11 - SACHA
le 18/04/2020 & le 14/02/2022
Quelque chose me perturbe dans ces images, mais je n'arrive pas à saisir quoi exactement.
Je me repasse en boucle la vidéo des caméras de surveillance, pourtant, ce pressentiment ne se concrétise pas en une idée définie. Il est juste là, à me titiller, me narguer, comme tout ce qui la constitue et tout ce qui a trait à elle.
Je pousse un énorme soupir, un de ceux que je ne lâche que quand je suis vraiment seul. Enigme après énigme, je tente de la comprendre, mais rien n'y fait. Ses motivations sont trop obscures pour moi. Devant moi, en flashs aveuglants qui rayonnent dans le noir, l'écran fait défiler chaque scène, chaque plan.
Elle, déstabilisant Willer avec une force et une précision qui ne laissent aucun doute quant à son entraînement.
Elle, lui saisissant son arme, puis se relevant pour la diriger vers lui sans une hésitation.
Sa bouche en forme de coeur, si angélique, ces foutues lèvres bougeant comme au ralenti pour lui ordonner de ne plus esquisser ne serait-ce qu'un geste.
Elle qui recule jusqu'au battant métallique.
Le déclic de la porte qui s'ouvre.
Elle, qui appuie sur la gâchette, envoyant son ennemi à terre dans un gémissement de douleur.
Sur les trois balles tirées, seule une a atteint sa cible, mais c'est déjà suffisant.
On bascule sur une nouvelle vue, le changement de caméra étant nécessaire pour sortir de la pièce.
Elle qui prend par surprise les gardes postés à l'entrée, sans pour autant parvenir à leur échapper.
Elle, se débattant dans leurs mains, leurs bras, griffant, mordant, hurlant pour tenter de gagner sa liberté.
Elle, réussissant enfin à se libérer suffisamment longtemps pour se mettre à courir en direction du couloir.
Elle, et son dos qui s'éloigne petit à petit tandis que la vue bascule une deuxième fois, sur des images infrarouges cette fois, qui me permettent de voir chaque détail dans le noir du tunnel.
Elle, s'enfuyant, semble-t-il, de toutes ses forces vers le bout du couloir, sans savoir ce qui l'y attend, à cette heure où les gardes de la DFAO prennent leur dîner.
Elle, se faisant rapidement rattraper par un soldat.
Elle, à terre alors que le garde la maîtrise d'une poigne de fer.
Elle, qui arrête alors complètement de bouger, comme si elle se résignait enfin.
Mais même ça, ce n’est pas ce qui me met la puce à l’oreille. Non, ce qui n’est vraiment pas logique, c’est la manière dont elle a commencé à vomir à peine quelques minutes plus tard, quand mes gardes ont commencé à la raccompagner vers sa cellule. Ses épaules se sont voûtées, toute sa volonté a semblé l’avoir quittée, et pendant quelques secondes, en grossissant l’image, j’ai pu voir une expression totalement vide habiter ses traits. Puis, l’incompréhension la plus totale y a succédé, et enfin, les spasmes. Au moins cette fois n’a-t-elle pas pleuré.
La séquence que j'ai sélectionnée, qui commence lorsqu'elle attaque Willer et qui se termine sur cette dernière scène, repasse en boucle. Elle n'aurait pas dû tenter une évasion aussi stupide, et elle le sait aussi bien que moi. Elle ne peut pas être aussi irraisonnée ! Elle ne connaît pas le terrain, le fonctionnement des gardes, elle ne savait même pas ce qui se trouvait à l'autre bout du tunnel. En faisant ça, c'est comme si elle nous incitait à resserrer la garde autour d'elle, comme si elle voulait être mieux surveillée. Comme si ça lui était essentiel. Du moins est-ce la seule conclusion que j'ai réussi à tirer jusqu'ici.
Je ne vois aucune autre conséquence dont elle pourrait se servir, à par celle-ci. Peut-être pour se débarrasser de Willer une bonne fois pour toutes – et je dois avouer que pour une fois, ce n’est pas pour mon déplaisir - ? Mais comment pourrait-elle savoir qu'après ça, nous ne lui permettrons plus jamais de l'approcher ? Comment pourrait-elle deviner son incompétence, ce que nous pensons de lui ? Il est impossible que l'Organisation sache autant de choses.
Ou alors, c'est quelque chose que je n'ai pas encore vu. La face cachée de l'iceberg. Mais quoi dans ce cas ?
Et surtout, comment expliquer ce revirement de comportement, une fois qu’elle a été définitivement maîtrisée ? C’est comme si deux personnes différentes vivaient en elle, se disputant tour à tour le contrôle physique de son corps, mais ça ne colle avec aucune information que j’ai récolté sur elle jusqu’à maintenant. Non, c’est impossible...
Rageur, je mets en pause la vidéo pour me frotter les yeux, et mes pensées s'échappent comme pour me jouer des tours. Mon cerveau me dit que c'est trop, mon corps me dit que je suis mort de fatigue, et les deux me crient que je dois me reposer. Tout me rappelle que je n'ai pas dormi depuis plusieurs jours, ce qui n'arrange pas mon état de tension extrême, et me pousse à ne plus ni m'alimenter ni boire. Quelle étiquette coller à ce qui me prend ainsi à la gorge, tordant mon ventre de cette sensation inconnue et particulièrement désagréable ?
Certes, nous n'avons jamais été plus proches du but, certes, nous détenons enfin un membre de l'Organisation, et pas n'importe lequel, certes, nous contrevenons à ce qui semble être leur plan principal, mais... comme ce pressentiment qui m'indique que je rate quelque chose sur la vidéo, je me dis que tout cet enfer est loin d'être terminé, pour moi en tous cas. Car la victoire sur l’Organisation sera loin de me satisfaire. C’est la victoire sur elle, et elle seule, que je veux obtenir, indépendamment du reste, qui ne représente au final qu’un vaste moyen d’arriver à mes fins.
Ici, malgré les échecs retentissants que nous subissons, malgré cette haine que tous mes supérieurs me vouent, j’ai enfin une chance de remplir mon objectif, et c’est la seule chose qui me motive et me donne envie de survivre.
Je me sens dans mon élément, dans ce monde d'intrigues, de mort, d'action et de danger. Avais-je véritablement une âme de Leader, avant tout ceci, comme mon père ? Aurais-je été à sa hauteur, ou me serais-je simplement écrasé devant lui ?
Non! Je m'interdis de penser ainsi. Cette vie me convient peut-être pour l'instant, mais elle n'en reste pas moins misérable, et je n'ai aucun pouvoir ici, c'est un fait avéré.
Quelque part, je me dis que j'aimerais savoir comment elle s'appelle réellement, pour pouvoir mettre un prénom, un vrai prénom, sur son visage mi-diabolique, mi-angélique.
Alexy ne lui correspond pas. Il ne la représente pas. Il ne résonne pas plus pour elle que Sacha ne résonne pour moi. Non, ce que je voudrais savoir, c'est son nom féminin, celui qu'on a choisi pour elle à l'Organisation, ou peut-être qu'elle s'est elle-même choisi, va savoir ? Mais cette partie-là de l'histoire reste un mystère, et je compte bien le découvrir, de sa bouche ou de celle d'un autre, peu importe... même si je dois dire que les aveux seraient tellement plus satisfaisants s'ils venaient d'elle! Si j'arrivais enfin à la faire craquer… auquel cas il faudrait déjà que je puisse l'approcher.
Pour l'instant, je n'ai que cette vidéo à disposition, mais bientôt, tout va changer. Bientôt, je comprendrai les rouages tordus qui l’animent. Alors j'appuie sur la touche lecture pour remettre en marche la boucle, et chercher, encore et encore, chercher sans relâche, cet indice qui me mettra enfin sur la voie.
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