le 03/04/2020 et le 05/04/2020 & le 14/02/2022

J'hallucine.
Ca doit être ça.
Oui, c'est leur nouvelle torture. Ils m'ont droguée pour me faire croire à cette idylle et me faire parler inconsciemment de ce qu'ils croient que je peux leur révéler.
Mais je ne peux pas dire quelque chose que je ne sais pas.
J'hallucine.
Ils m'ont droguée, et en même temps je suis si fatiguée, si épuisée que j’ai envie de plonger la tête la première dans ce rêve éveillé.
Imperturbable, l'homme devant moi incline la tête en signe d'attente, et presque de respect. Il doit avoir dans les quarante ans, mais je ne peux pas nier sa beauté. Ses traits harmonieux n’ont rien de la brutalité masculine dont j’ai l’habitude, avec leurs angles adoucis par l'âge et certainement naturellement arrondis. Son nez, dont la ligne droite reflète la fierté de ses prunelles noires perçantes, surplombe une bouche aux lèvres fines et bien dessinées, dont les plis marquent comme une insatisfaction constante. Je songe, quelque part dans un coin très éloigné de mon esprit, que si je n'étais pas tant focalisée sur la révélation, le cadeau, qu'il vient de me faire, je pourrais déduire au moins un millier de choses de ce visage riche en informations. Ses sourcils fournis se haussent sur son front tandis qu'il attend patiemment ma réponse.
Mais je suis trop sous le choc pour la lui fournir, je n'arrive même pas à articuler une pensée cohérente dans mon esprit, alors encore moins à haute voix. C'est donc avec une surprise qui doit se lire clairement sur mon visage que je réponds pourtant :
- Je... je ne peux pas vous donner ce que vous voulez.
Cet homme est le premier à m'inspirer assez confiance, et surtout à me laisser assez de temps, pour que je puisse prononcer ces mots à haute voix.
- Mais bien sûr que vous le pouvez. Il ne faut pas considérer cela comme une trahison, ce n'est même pas de l'égoïsme. C'est une réaction humaine face à ce que l'on vous offre.
- Non, vous ne comprenez pas.
Je dois enfoncer mes ongles dans mes paumes pour m’empêcher de me griffer le visage de frustration.
- Je ne dis pas que je ne veux pas. Je ne peux pas.
Il fronce les sourcils et redresse la tête en croisant ses mains derrière son dos.
- Comment ça ?
Il a l'air dérouté, et la facilité avec laquelle j’arrive à le lire me met encore plus à l’aise. Il n’essaye pas de se cacher de ses émotions, comme pour me dire qu’ici, le mensonge et la trahison n’ont pas leur place.
J'aimerais prendre une grande inspiration mais mes poumons sont trop comprimés pour laisser passer le moindre souffle d'air. Alors je lâche, d'une traite, ce petit discours que je prépare inconsciemment depuis ma capture :
- Je ne sais pas ce que vous attendez de moi, je ne sais pas quelle personne vous pensez que je suis, mais depuis que je suis... arrivée, on ne cesse de me poser des questions auxquelles je ne peux pas répondre tout simplement parce que je ne les comprends même pas. Tout ce que vous voulez me faire subir, toutes ces menaces, ne serviront jamais à rien parce que je ne sais rien. Je ne comprends pas la raison de ma présence ici. A part pour les raisons évidentes bien sûr... mais vous n'avez pas l'air de m'avoir amenée ici pour m'étudier.
Je laisse échapper un soupir tremblotant, comme soulagée, et je mets dans mes yeux toute la sincérité, toute l'honnêteté que je contiens en moi. J'y mets la vérité. Je prie, pour une fois, pour qu'il puisse lire dans mon âme comme je peux lire dans la sienne, à travers le miroir de mes yeux, et qu'il comprenne que tout cela est vain. Pour que la partie encore humaine qui semble subsister en lui me comprenne, et voie même peut-être en moi un semblable. J'implore sa pitié avec tout mon langage corporel. Ma volonté est-elle aussi visible que j'essaye de la faire transparaître ? Oh mon dieu, je n'ai jamais autant espéré! C’est ma chance. J’ai enfin en face de moi quelqu’un qui m’écoute, enfin la possibilité de m’exprimer.
Il reste un long moment silencieux, si long que je commence à craindre qu'il ne soit qu'un robot, désemparé face à cette réponse qu'il n'attendait pas le moins du monde. Mais finalement, je vois sa poitrine s'abaisser dans un grand souffle, sa lèvre inférieure trembler et ses pupilles se dilater. Qu’est-ce que ça signifie ?
Il redevient tout à fait normal, stoïque comme les gardes qui attendent dehors, et je comprends que ce bref instant de compréhension prend fin. Qu'a-t-il exprimé il y a quelques secondes à peine ? Quel message ses traits voulaient-il me faire passer ? C'est la première fois de ma vie que je me retrouve dans l'incapacité totale de décrypter le langage d'un corps, et c'est pourtant sans doute le moment le plus important de ma vie, celui où j'en ai besoin plus que jamais.
Mais non, je n'ai même pas le début d'une minuscule piste, et je ne connais pas assez la personne qui me fait face pour établir des suppositions sur ce que représentent ces gestes pour lui.
J'attends que ses lèvres bougent, qu'il parle pour répondre quelque chose à ma tirade, mais sans aucune logique, il se met en mouvement uniquement pour marcher droit sur moi, me contourner au dernier moment en frôlant mon épaule de la sienne, ouvrir la porte et la refermer derrière lui avec ce claquement sec qui commence à me devenir familier.
Je suis trop choquée, trop pétrifiée pour tenter quoi que ce soit. Je suis seule, et même si ce calme salvateur est tout ce que je souhaitais, je n’arrive même pas à en profiter, trop occupée à me demander ce qu’il va m’arriver ensuite. Je reste simplement plantée exactement à la place que j'occupe depuis tout à l'heure, aussi immobile qu'une statue de pierre. Je cligne des yeux à toute vitesse pour tenter d'assimiler les informations qui me parviennent, mais je suis comme un robot de trop basse qualité, saturé par un trop-plein de données.
Je reste ainsi jusqu'à ce qu’il refasse son apparition derrière moi, rapidement suivie de deux autres. C'est dans un brouillard flou et sans opposer aucune résistance que je laisse les deux gardes m'allonger sur la table et me sangler, puis quitter la pièce.
Je ne me réveille véritablement que lorsque je réalise qu'une nouvelle fois, je suis seule avec inconnu, qui a sûrement déjà en tête toutes les horreurs qu'il va m'infliger. Au final, mon discours n'aura servi à rien. J'aimerais me taper la tête contre les murs pour ma bêtise. Moi, la plus habile manipulatrice de toute ma génération, moi la professionnelle du décryptage, moi qui interprète chaque geste pour le convertir en pensée aussitôt, j'ai laissé filer mon unique chance, et maintenant il est trop tard. J'avais un délai, bien que minuscule, pour convaincre mon ennemi et lui inspirer un minimum de compassion à mon égard, et j'ai failli. Tous mes espoirs reposaient sur cette possibilité qu’on me comprenne, qu’on voie enfin les choses telles que je les vois.
Oui, il est trop tard, mais je ne peux m'en prendre qu'à moi-même.

***

Mes yeux se fixent, comme il y a déjà de longs jours, sur un visage qui me semble immense et beaucoup, beaucoup trop haut pour moi. Les sangles qui s'enfoncent brutalement et sans pitié dans ma chair me rappellent l'inconfort de la chaise sur laquelle je me suis réveillée la première fois, ligotée, comme à présent. Rien n'a changé, je suis toujours aussi impuissante.
- Je tiens à vous dire que tout ceci sera totalement indolore si vous ne vous débattez pas. Mon but, contrairement à beaucoup de ceux que vous allez côtoyer ici, n'est en aucun cas de vous blesser le plus possible. Je ne fais qu'exécuter les ordres. Alors ne bougez pas, laissez-moi faire, et ce sera plus simple et plus agréable autant pour vous que pour moi.
Puis il s'éloigne, et ce qu'il vient de m'annoncer le plus naturellement du monde ne fait que rajouter l’incompréhension au choc qui secoue déjà mon corps tout entier. Je n'ai même plus la force d'analyser, d'essayer d'analyser. Je me laisse simplement porter par ses paroles, des paroles totalement incongrues. Mon esprit hurle des pourquoi, demande des réponses et se bat contre l'autre part de mon esprit qui reste juste impassible, endormie, shootée à la morphine du chaos, en perdition. Mon corps reste tout aussi apathique, sans aucune réponse aux stimulis émotionnels désespérés de celle qui, en moi, lutte encore.
Alors je ne bouge pas, je ne produis pas le moindre geste, mais pas parce que j’exécute les ordres de mon nouveau tortionnaire, juste parce que même si je le voulais, j'en serais incapable.
Il revient et à travers une sorte de brouillard, je le vois retourner mon bras puis passer une lingette désinfectante dans le creux de mon coude, juste sous la sangle. Il tapote une énorme seringue avec un concentré, avant de me la planter dans la veine, lentement. Je pourrais presque la sentir coulisser sur moi, en moi. Je pourrais presque sentir ce qu'il injecte de force dans mon corps. Je pourrais presque frémir.
Il retire l'aiguille de mon bras tout aussi doucement qu'il l'y a enfoncée, appuie la lingette contre la goutte de sang qui perle déjà, et pose la seringue sur quelque chose, à côté de lui, que je ne vois pas de ma position. J'ai déjà du mal à atteindre de mon regard mon ventre en roulant des yeux vers le bas.
Je me demande ce qui va suivre, je me demande à quoi servait cette injection, je me demande si je le saurai un jour.
Et je remercie chaque fois un peu plus le ciel de m'avoir accordé l'intelligence de cacher le badge volé dans une fente du mur de ma cellule avant que les gardes ne reviennent me chercher, tout en faisant semblant, pour les caméras qui me surveillent sûrement sans interruption, d'être foudroyée par un horrible mal de ventre.
Un déclic me ramène à la réalité, si réalité on peut appeler ce cauchemar interminable, comme un appareil électronique que l'on brancherait dans une prise, et je devine que mon intuition est juste lorsque l'homme s'avance à nouveau, vêtu d'une sorte de blouse d'hôpital, et muni d'un objet qui ressemble étrangement à une tondeuse. Il apparaît de l'autre côté et je comprends qu'il est posté juste derrière ma tête. Sa présence à cet endroit crispe tous les muscles de mon corps encore plus qu'avant, sans que je sache pourquoi exactement. Puis un bourdonnement inquiétant retentit, signe que l'appareil est mis en marche, et je sens une pression sur ma tête qui me donne la chair de poule.
Je ferme les yeux tandis que les premiers cheveux se mettent à tomber sur le sol. Je ne peux ni voir ni sentir leur chute, mais je peux très bien l'imaginer. Pourquoi ? Où est leur intérêt à me faire ça, à me dépouiller de la seule partie de mon physique de j'aime assez pour ne pas vouloir la changer ? Peut-être justement pour effacer les derniers lambeaux de ma confiance en moi. Peut-être par pression psychologique, pour m'humilier, me détruire un peu plus que je ne le suis déjà ? Avec ces réflexions paniquées revient ma conscience et petit à petit je sens mon cerveau se dégourdir, comme on étendrait ses jambes devant soi après un long moment passé en tailleur, lentement, précautionneusement.
Le soulagement se le dispute en moi à l'horreur.
J'aurais largement préféré rester dans cet état de platitude, droguée sans être droguée, mais la sensation de mes capacités intellectuelles et physiques qui réinvestissent mon corps est en même temps trop extraordinaire pour que je la dénigre plus longtemps.
Bientôt, je sens mon crâne totalement dégarni, et la douce caresse de mes boucles sur mon front disparaît, remplacée par... le vide.
Le vide, partout sur ma tête, et aussi minime que puisse paraître cette intrusion dans mon intimité, cette violation de ce que je suis, je la ressens comme le pire des châtiments. Je sais que je ne devrais pas m'appesantir sur un si petit incident avec tout ce qu'ils me réservent, je sais que malgré l'éternité que je pense avoir passée ici, je n'en suis qu'au début, je sais que l'infini n'a pas de fin, mais pour l'instant, la seule chose qui m’atteint, c'est l'angoisse, la peur, la répulsion que m'inspirent mes cheveux qui tombent sans discontinuer sur le sol bétonné.
C'est comme si on m'arrachait une partie de moi. Toute ma vie, je me suis appliquée à être une autre, voir même plusieurs autres, à jongler entre les personnalités et les réactions qu'il fallait que j'aie sans savoir exactement pourquoi, et sans qu'elles soient totalement naturelles. Toute ma vie, je n'ai jamais été réellement moi, et je ne crois même pas savoir qui je suis, au final. Mon esprit est-il vraiment masculin malgré mon corps, ce dont je me persuade depuis si longtemps ? Ou la femelle en moi est-elle celle qui me correspond le plus ?
Savoir qu'une personne bien plus puissante que moi peut disposer de mon corps comme bon lui semble, même si ce n'en est pour l'instant que la première preuve véritablement tangible, brise mes dernières défenses. Pourquoi peut-il faire de moi ce qu’il veut, quand cette liberté m’a été arrachée depuis ma naissance ?
Quand ai-je pleuré pour la dernière fois ? Quelques heures, quelques jours ? Combien de temps ai-je tenu ?
Je n'ai jamais empêché les larmes de recouvrir ma peau, de me marquer de leur brûlure glacée, et aujourd'hui ne fait pas exception à la règle.
Alors je laisse les sillons salés se tracer sur mes joues tandis que l'homme, si près que je peux sentir son souffle chaud sur mon crâne à présent nu, poursuit son oeuvre impitoyable et si dérisoire.