Chapitre 19 - 67 jours plus tard - ALEXY
le 07/04/2020 & le 16/02/2022
Petit à petit, je retrouve ces sensations que j'avais perdues, le simple plaisir de voir le soleil se lever le matin ou encore le vent siffler dans les feuilles des arbres, mon coeur qui bat à un rythme normal, et non pas tiraillé par l'angoisse, la peur, le stress, la douleur…
Mais encore plus essentiel, le plaisir de savoir quel jour nous sommes aujourd'hui, quel jour nous serons demain, et après-demain, et tous ceux qui suivront. La simple capacité de pouvoir mettre une date sur un moment.
Aujourd'hui, nous sommes le 15 avril 2306.
J'ai été kidnappée le 1er janvier 2306.
Depuis, un peu plus de trois mois se sont écoulés, qui ont à la fois changé irrémédiablement ma vie tout en me plongeant – replongeant ? - dans le seul monde où je me sens inexplicablement entière.
Jamais je n'oublierai ce qu'ils m'ont fait subir, mais plus important encore, jamais je n'oublierai ce que j'ai appris là-bas. Pourtant j’aimerais, mais c'est impossible, car c’est comme une pièce du puzzle qui vient enfin de s’emboîter au bon endroit, de se souder aux autres définitivement. On ne pourra plus l’en déloger.
Le pire comme le meilleur sont imprimés, gravés dans ma tête, physiquement et mentalement, pour toujours. Car oui, il résulte du bon de ce qui m'est arrivé, malgré l'absurdité que peut avoir cette pensée. Il en résulte la transformation qui m’a amenée jusque là, pas à pas, qui a métamorphosé la peur en rage, l’innocence en violence, la soumission en désobéissance, le désespoir en victoire. Que j’arrive ou non au but que je me suis fixé, une fois que la haine s’est installée au fond de mon coeur, je ne connais plus aucune limite dans les moyens employés.
Depuis qu'ils m'ont rasée, mes cheveux ont légèrement repoussé, et leur épaisseur suffit à cacher le tatouage qu'ils ont imprimé sur ma peau. J'ai presque l'air comme avant, à ceci près que je ne porte plus de masques synthétiques pour cacher ma féminité, faute d'en avoir, et bien sûr que mon corps garde les séquelles irréversibles de la souffrance endurée là-bas. Chacun de mes mouvements me fait solliciter des muscles ou des os pas encore totalement guéris, me rappelle que le passé est indélébile, aussi indélébile que l'encre sur mon crâne. Ou que les coups que j'ai reçu.
Quand je me regarde dans la glace, je ne vois plus simplement le corps squelettique qui me faisait face avant la journée de l'Intégration, ce fameux jour. Oh certes, je ne me suis pas remplumée pour autant, et j’ai même encore plus perdu du poids, mais la seule chose qui attire à présent mon regard c’est cette peau métissée qui garde en mémoire les cicatrices.
Des pans entiers de moi-même, encore boursouflés par ces attaches toujours serrées aux mêmes endroits, qui ont connu le sang et les brûlures à force de frotter pour contenir la douleur, la transférer vainement à un autre endroit.
Des jambes, où les os bien trop visibles, restent la partie de moi qui s’approche le plus du avant.
Un ventre couvert de bleus, et des côtes cassées qui m'empêchent de respirer, de dormir normalement, après avoir reçu coup après coup sans même pouvoir essayer de me protéger.
Un dos lacéré des cicatrices de fouet, et de tous les autres instruments qu'ils ont utilisé dessus.
Des os irrémédiablement déformés comme mes épaules trop souvent déboîtées à force d'être pendue au plafond ou encore ma clavicule droite, tant de rappels des traumatismes les plus brutaux, mais qui, malheureusement, ne sont pas les seuls.
Des bras striés des fines marques blanches que je me suis infligées à l’aide mes ongles pour garder pied dans la réalité.
Des lèvres qui ne souriront jamais plus, dont les coins semblent tirés vers le bas en une ligne sévère que j'ai dû apprendre à conserver pour résister.
Une balafre qui, me défigurant à jamais, court le long de la ligne de ma mâchoire, sur toute ma joue, de mon menton à ma tempe, souvenir de l'exaspération de mes bourreaux lorsqu'ils ont commencé à comprendre que je disais la vérité et que je ne connaissais tout simplement pas les réponses à leurs questions.
Des yeux secs car dans ma folie, je me suis promis de ne plus flancher.
Et, pire que tout, les simulations de mon propre esprit qui surgissent toujours aux pires moments, les moindres mouvements qui me rappellent le passé et font remonter à la surface ces réflexes abominables, les cauchemars qui hantent mes nuits jusqu'à ce que je n'ose même plus penser à dormir, les réveils en hurlant parce que je crois me noyer...
J’ai l’impression qu’il ne reste plus rien de la petite Alexy, celle qui a le droit et même le besoin irrépressible de ressentir la douleur, celle qui peut si peu s’en protéger qu’elle n’aurait pas tenu le quart du temps que j’ai passé là-bas. Mais ce n’est qu’une impression, je sais qu’elle n’est pas morte définitivement et qu’elle subsiste toujours, enroulée comme un bouclier autour de notre lueur.
C’est pour ça qu’il est de mon devoir de la protéger des dangers extérieurs qui pourraient briser à nouveau tout ce qu’elle a peiné à reconstruire. Doublant cet instinct de protection, la certitude que j'ai été manipulée toute ma vie, que chaque seconde n'était que mensonge et infamie, a encore renforcé ma volonté naturelle de les anéantir.
Et tant que je suis en liberté, ils auront plus peur de moi que de n'importe qui.
Aujourd'hui, cela fait trois jours que je me suis évadée.
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