Chapitre 21 - ALEXY
le 08/04/2020 & le 16/02/2022
Depuis quelques jours, ils abaissent leur vigilance, et je sens au fond de moi que le moment est venu.
Je ne peux pas dire avec exactitude combien de temps j'ai passé ici, mais je sais que ce jour est mon dernier en enfer. Je ne peux plus supporter ce qu'ils me font subir ici. Si ma tentative d'évasion échoue, alors je choisirai l'autre moyen, celui, plus radical, qui m'assurera à jamais de ne plus remettre un seul pied ici. Au final, je me demande si je ne préfère pas cette solution plutôt que l'autre, plutôt que la chasse qu'ils lanceront pour me traquer, mais je garde espoir en me disant qu'on ne peut jamais savoir ce qui va se produire. Je ne peux pas privilégier ce choix de facilité avant d'avoir tout connu et tout vécu, et d'être certaine que plus rien ne me retient ici. Et surtout, j'ai ce sentiment d’inaccompli, de mission à remplir, qui me donne goût à la vie et m’empêche d’y mettre fin. Je ne leur ferai pas le plaisir de me voir mourir sans avoir revu une seule fois un soir d’orage et autre chose que l'obscurité de ma cellule.
Alors quand le déclic retentit qui annonce l'ouverture de la porte, au lieu de simplement vérifier que le badge volé est bien à sa place, je le glisse dans la ceinture de mon pantalon et rabats discrètement mon pull dessus. Je suis toujours aussi stupéfaite qu'on ne m'ait pas démasquée, mais j’écarte cette pensée d’un frémissement de la tête car l’envisager ne m’apporte rien, sinon d’encombrer encore plus mon esprit déjà bien rempli. Un millier de raisons peuvent expliquer ce phénomène, alors pourquoi gâcher ma seule chance d'évasion ? De toute manière, je ne vois pas l'intérêt qu'ils auraient à me laisser faire.
Le coeur battant, je mets en place la première phase de ce plan simple que je peaufine depuis, il me semble, l'éternité.
Au lieu de me lever docilement comme à chaque fois pour montrer ma bonne volonté, technique de la petite Alexy dont j’ai légèrement modifié l’objectif, je reste affalée par terre lorsque la porte s'ouvre. J'entends une série de pas nerveux résonner contre mon oreille à travers le béton. Je devine à leur tonalité et leur force que les gardes doivent être deux ou trois, mais en aucun cas plus de quatre.
Quatre gardes.
Je déglutis péniblement.
Moi, neutraliser quatre gardes ? Mais je n'ai pas le choix, ils n'abaisseront pas encore plus le nombre de soldats qui m'accompagnent, après ma tentative d'évasion avortée des premiers jours. C'est maintenant ou jamais, je ne peux pas prendre le risque d'attendre encore plus longtemps d'être démasquée.
Tandis que mon esprit tourne à toute allure, les soldats dans mon dos commencent à s'impatienter.
- Lève-toi! finit par grogner l'un d'eux.
Je gémis, pour simuler une faiblesse extrême, comme je l'ai fait tant de fois dans les salles SV en toute honnêteté.
Puis je reste immobile, espérant que cette démonstration suffira, mais il répète son injonction et je devine que je vais devoir faire plus que ça. J'entends le déclic d'une arme dégainée et mon coeur manque un battement avant de repartir encore plus vite. Surtout, ne pas en faire trop. Ils risqueraient de comprendre.
Très lentement, je roule de l'autre côté, prends appui sur mes mains et fais semblant d'essayer de me lever avec mes dernières forces. Je suis à moitié accroupie lorsque je décide que j'en ai assez fait et me laisse retomber sur le béton avec un bruit mat, la joue sur ce sol dur et froid qui a accompagné mes nuits pour la dernière fois aujourd’hui. Puis je mime l'immobilité complète, allant même jusqu'à ralentir ma respiration le plus possible.
Bruit de pas.
Un violent coup de pied dans mon dos me fait tressaillir et je retiens mon cri de douleur, mordant mon pull de toutes mes forces pour l'étouffer. Au lieu de ça, je ne lâche, à nouveau, qu'un léger gémissement. Un soupir exaspéré m'annonce que mon petit manège a fini par marcher, et j’entends un chuchotement qui m'arrache presque un ricanement de gloire :
- C'est bon, elle craque c'est tout. On va la porter.
Puis, plus fort :
- Au premier signe de rébellion, je n'hésiterai pas à tirer. De toute manière, c'est pas comme s'il y avait encore quelque chose à extirper de tes entrailles.
Il lâche un rire jaune et vicieux, et on me saisit un bras, puis l'autre, pour me soulever de terre.
Juste avant de baisser la tête, mon menton cognant sur ma poitrine à chaque pas comme si je n'avais même plus assez de force pour garder un minimum de dignité, je lève les yeux et découvre avec soulagement que seuls deux soldats sont présents avec moi. Les conversations des gardes s'effacent petit à petit pour laisser la place au vide de mes pensées. Depuis quelques temps, signe évident que je ne leur fais plus aussi peur qu'avant, ils se permettent de discuter entre eux même quand je suis là. Evidemment, ils reprennent leur sérieux dès que nous approchons de l’alvéole, sûrement de peur qu'on les entende, mais j'ai de plus en plus l'impression d'être pour eux un fantôme, une simple routine, une mauvaise corvée à se coltiner.
Ils ont même, pour la plupart, arrêté de me rouer de coups sur le chemin, ce qu’avant ils ne manquaient pas de faire à chaque fois pour m’exprimer tout leur mépris. J'ai également remarqué avec satisfaction que ce sont toujours les mêmes visages qui reviennent, ce qui m'a amenée à la conclusion qu’ils ne sont que peu nombreux. Dans ce cas, leur organisation possède peut-être tout de même de gros effectifs dont peu sont habilités à connaître le secret que je représente, mais j’en doute.
Je m'applique à garder une respiration régulière pour calmer mon angoisse tandis que l'anti-chambre ronde commence à prendre forme au bout du tunnel.
C'est bientôt le moment, me souffle ma petite voix intérieure, enfantine et chaleureuse, illusion des souvenirs heureux que j’aimerais pouvoir collectionner.
En moi-même, le décompte commence.
10...
Les images défilent en moi en un tourbillon indescriptible.
9...
Mes pensées s'emmêlent.
8...
J'expire en fermant les yeux pour garder le contrôle.
7...
Rien ne marche, la panique monte, le doute s'insinue en moi. Et si... ?
6...
Je repasse brièvement dans ma tête ce qu'est devenue ma vie depuis que je suis ici, et la rage m'envahit agréablement.
5...
Mon esprit se clarifie, mon souffle se stabilise.
4...
Je fais le vide pour garder uniquement les émotions noires qui m'envahissent petit à petit.
3...
Je rouvre les yeux.
2...
Je contracte mes muscles et mobilise mon attention toute entière sur le présent, sur ce qui m'entoure. Je suis parfaitement calme.
1...
Je bloque ma respiration.
0...
Chacune de mes mains, que j'ai fait pendre innocemment près de la ceinture des gardes durant tout le trajet, effleure un pistolet. Je ne peux empêcher mes lèvres de s'étirer en un sourire carnassier devant leur naïveté, avant de sortir brutalement les deux armes de leurs gaînes, me projeter en avant pour échapper à leur poigne et me retourner en un geste que je repasse dans ma tête depuis que ce plan a commencé à naître en moi. Enfin, je pointe les deux canons dans leur direction.
En une fraction de seconde, j'ai renversé cette situation qu'ils croyaient sous contrôle. Ils ne savent même pas que le reste de mon plan repose sur la chance, le bluff, et des suppositions que j’ai faites d'après les petits indices récoltés au tournant, avant ou après des séances de torture qui m'ont fait hurler de douleur et souhaiter ma propre mort. Ils ne savent pas non plus qu'en ce moment, mon corps n'est pas loin de cet état d'abattement total que je n'ai pas fait que simuler lorsqu'ils sont venus me chercher. Ils ne se doutent pas un instant que je n'ai jamais manié une arme de ma vie, contrairement à ce qu'ils semblent tous penser de moi. Ils croient tous que je suis une terroriste hautement qualifiée, qui appartient à l'Organisation, comme ils l'appellent, et je compte bien dessus, mais ça n’en reste pas moins faux. Avec un peu de chance, ce qui m'a entraînée dans toute cette mascarade en premier lieu, ce qui a causé mon enfermement, va aujourd'hui me sauver la vie.
Je me mets alors à chuchoter de mon ton le plus menaçant :
- Un seul bruit, un seul geste, et je tire. Ne croyez pas que j'hésiterai. A vous, je peux vous confirmer ce que vos supérieurs tentent de m'arracher depuis des mois et des mois, sans y parvenir : j'appartiens bien à l'Organisation. Ne vous leurrez pas, j'utilise ce genre d'arme depuis mon enfance et quand je tire, ce n'est ni pour rater ma cible, ni pour simplement m’arrêter ensuite. C'est pour tuer.
J'insiste bien sur le dernier mot, et remarque que, malgré leur part de mensonge, ces mots résonnent en moi et reflètent parfaitement ma pensée. Je serais largement capable de les tuer sur le champ, ou plutôt de lentement les étriper jusqu’aux portes de la folie, rien que pour leur faire vivre ce qu’ils m’ont infligé. Je tangue d’ailleurs longuement sur un fil dangereux, jouant avec cette idée comme un artiste avec ses pinceaux, par petits à-coups délicieusement réparateurs. Mais une corde de sécurité bien solide me raccroche encore à la raison.
- Maintenant, vous allez faire exactement ce que je vous dis, ou vous allez regretter de ne pas avoir obéi, poursuis-je d’une traite.
Ces mots me renvoient des semaines en arrière, lors de ma première évasion. Cette brutalité, cette insensibilité, qui me font vibrer, qui me donnent le sentiment d’être en vie, ne sont pas totalement en accord avec ce que je devrais ressentir. Je devrais être pragmatique, sûre de moi et sans hésitation sur la marche à suivre, pas tiraillée par une soif de sang grandissante. Mais pourquoi au juste est-ce que je devrais ?
- Vous allez vous retourner et coller vos mains contre le mur.
Quelques secondes de silence passent sans qu'ils exécutent mes ordres, et l'angoisse vient s'ajouter à la sueur qui coule abondamment dans mon dos. Mais je ne dois pas céder devant cette lueur de défi qui brille dans leurs regards.
Evidemment, je ne peux pas me permettre de tirer : j'attirerais l'attention alors que tout mon plan, toute ma fuite, repose sur la discrétion et l'effet de surprise. Et je dois également me dépêcher, sans quoi le retard que je dois déjà avoir provoqué ameutera une patrouille bien trop vite. Lorsqu'ils se rendront compte que quelque chose d'anormal s'est passé dans les tunnels, je devrai déjà être loin. Ce léger contre-temps pourrait bien tout faire chavirer.
De brûlante, je deviens glaciale.
Je me redresse de toute ma frêle hauteur, malgré le fait que je me sente comme un roseau dégingandé dans le vent, et même si je sais que je ne dois pas paraître bien impressionnante, et je m'avance vers eux la tête haute, les épaules en arrière. Sans qu'ils se rendent compte de ce que je suis en train de faire, j'assène au premier un coup bien placé, pas nécessairement très fort mais avec une technique infaillible qui compense largement. Et si je reste très faible, je garde tout de même une certaine rapidité, qui me permet de me tourner vers le second en un rien de temps pour l'assommer brutalement avec la crosse d'une des deux armes, sur la tempe. J'attribue le même sort à celui qui est toujours plié de douleur, et il s'effondre près de son compagnon.
Je ne m'explique pas pourquoi ils ont baissé leur garde d'une manière si flagrante, pourquoi en cet instant critique qui aurait dû réveiller leurs instincts et leur entraînement, ils m'ont simplement laissée les neutraliser, et au lieu de m'attarder dessus, comme je refuse de m’attarder sur le mystère du badge, ou bien encore sur la manière dont je viens justement de les mettre à terre malgré la créature chétive que je suis, je me retourne et me mets à courir avec l'énergie du désespoir, laissant leurs corps inconscients dans le tunnel.
Il ne me reste plus beaucoup de temps, et j'en suis cruellement consciente.
***
Tandis que je continue ma course entre les murs bétonnées, les deux armes pesant dans mes mains tremblantes de fatigue, tandis que les pensées devraient fuser en moi, il n'y a que le vide dans mon esprit. Je suis toute entière concentrée sur ce que j'ai à faire, comme si ce type de situations étaient normales, que je l'avais connu toute ma vie. Mais, faisant preuve d’un self-contrôle inhabituel, je ne laisse pas non plus mes pensées décortiquer ce fait là.
Au bout de quelques secondes, je débouche dans l’alvéole, où les portes derrière lesquelles j'ai passé le plus clair de mon temps ces dernières semaines me narguent des souvenirs qu'elles renvoient en moi. Une vague de souffrance de toutes ces réminiscences menace de m’emporter, mais je l'ignore, la repousse, et elle finit par refluer jusque dans des régions de mon corps et de mon esprit que je n'ai pas encore explorées.
Je continue de courir, sans faillir, alors même que mon corps tout entier me crie son épuisement. A chaque fois, j'ai l'impression qu'un mètre de plus, et je vais m'écrouler, mais à chaque fois, je trouve en moi des réserves que je ne soupçonnais même pas pour poursuivre tout de même. Et les mètres défilent.
Bientôt, je dépasse ce que j'appelle le point de non-retour, bien qu'il ne mérite pas vraiment son nom, ce point où je me suis arrêtée plusieurs mois auparavant.
L'inconnu commence alors, serpentant devant, indomptable.
Je ne sais pas ce qui m'attend après, je ne suis jamais allée plus loin. Peut-être que je me suis totalement trompée. Peut-être qu'il n'y a pas de sortie. Je reconnais cet endroit simplement parce que la même lumière commence à briller au bout du tunnel.
Je ferme les yeux une demi-seconde et le noir se fait autour de moi, ce qui ne change pas grand-chose à par cette lueur qui disparaît.
Nouveau clignement.
Et petit à petit, de clignement d’yeux en clignement d’yeux, la fin se rapproche. Le point grossit. Ce qui se trouve après se précise, mon futur se dessine à mes yeux.
Enfin, je m'arrête net devant la ligne qui détermine la limite du tunnel.
Devant moi, un hall gigantesque, de forme circulaire et d'environ six mètres de plafond, est brillamment éclairé par de nombreuses lampes à suspension qui flottent dans l’énorme espace, et, plus stupéfiant encore, un lustre qui pend au milieu de la salle, cette fois bien rattaché au plafond avec une chaîne en fer. Ce vestige des temps passés me fait l’effet d’un coup de poignard sans que j’identifie la source de ce mal-être.
Un escalier en spirale semble collé au mur : il fait deux ou trois fois le tour du hall avant de mener à une petite porte en métal tout simple, elle aussi assez ancienne. Ce qui me choque le plus, sans vraiment que je sache pourquoi, ce sont les tables installées en rangs serrés et qui remplissent tout l'espace au sol : ce que je prenais pour la salle de vie dans mon imagination n'est autre que le réfectoire. Cependant, je ne me suis peut-être pas tellement trompée que les tables et les bancs peuvent le faire penser : de nombreux indices, comme une balustrade, semblent indiquer que les gens se réunissent ici pour autre chose que pour manger.
Je repère soudain, à l'autre bout de la salle heureusement pour moi totalement vide, une porte parmi toutes celles qui débouchent ici. Mais à la différence des autres, celle-ci est pourvue d'un panneau branlant à moitié arraché et pendant sur ses gonds, qui, malgré l'absence de sa lumière verte familière, reste reconnaissable entre tous, avec son écriture en lettres capitales "EXIT" et sa flèche blanche. Mon coeur manque de lâcher dans ma poitrine pour ce qui me semble être la centième fois de la journée. Je lâche un rire hystérique qui résonne dans l'immensité du hall, mais sans parvenir à m'inquiéter que cela puisse avertir quelqu'un.
Je reste immobile, incapable de détacher mon regard de ce panneau inespéré et presque trop beau pour être vrai, malgré le tic-tac familier qui résonne dans un coin de ma tête, celui d'une horloge qui décompte les secondes, inlassablement. Je dois me dépêcher.
Je m'apprête à poursuivre lorsqu'un autre détail, détail qui n'en est pas vraiment un, attire alors mon attention, ou plutôt lorsque je prends enfin conscience de son véritable sens. Quelque chose que j'aurais dû remarquer depuis bien plus longtemps : pendues au plafond, des énormes tapisseries se déroulent jusqu'au sol, recouvrant certains pans de murs. Ce qui me captive, me terrifie, me pétrifie ainsi, c'est le dessin qu'elles arborent sur ce fond noir uni : une plume blanche et marron, traversée d'une flèche artistiquement conçue de la même couleur.
Le symbole officiel des Forces de Prévention, qui sont elles-mêmes l'unique police internationale et reconnue de chaque Gouvernement, la seule autorisée à exercer dans les villes, et le seul corps armé de notre Nouveau Système.
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