Chapitre 11 - ALEXY
le 24/02/2022
Nous roulons toute la journée dans un silence oppressant.
N’ayant jamais vraiment eu de relations sociales, amicales ou pire, amoureuses, je suis un peu perplexe face à cette situation, et totalement impuissante à débloquer les choses.
Bien que sa méfiance à l’égard de Sacha ait un peu diminuée, elle reste toujours profondément enracinée en Allen et je n’ai pas les mots pour faire disparaître la tension grandissante. De plus, si Sacha représente ici le nouvel arrivant, je n’oublie pas pour autant qu’Allen et moi nous connaissons depuis à peine deux jours. Tous deux sont donc des étrangers et, par dessus le marché, des étrangers à qui je ne sais toujours pas si je peux faire confiance. Le seul point positif est l’attitude d’Allen à mon égard, qui ne semble pour sa part pas avoir le moindre doute me concernant.
Je me fais ces réflexions tout en simulant un sommeil profond, ce qui aurait pu être le cas si je n’étais pas dans cet état de surveillance permanente. Dormir ? Alors que je ne me sens absolument pas en sécurité ? Qui sait ce qui pourrait m’arriver avec deux hommes totalement capables, l’un comme l’autre, de me maîtriser…
Cependant, plus le temps passe, et plus un étau se resserre sur mon coeur, provenant d’un sentiment que je n’arrive pas à identifier. Est-ce du malaise ? De la peur ? Tout ce que je sais, c’est que ma poitrine se compresse très désagréablement, de plus en plus, encore et encore, au point que… je sors de ma transe dans un sursaut en avant pour me retenir à grand peine de rendre mon dernier repas sur mes pieds. Inquiet, Allen me demande si j’aurais besoin d’une pause, et j’acquiesce, le coeur au bord des lèvres, avant de me ruer dehors dès qu’il se gare. Je ne me contiens plus, vomissant jusqu’à ce qu’il ne me reste plus que de la bile, et bénis pour une fois mes cheveux courts.
Je me hérisse inconsciemment quand je sens des pas dans mon dos, et me retourne tout en essuyant le coin de mes lèvres pour découvrir un Allen désemparé devant moi. Je commence à reprendre des forces, et ne manque plus de tomber par terre dès que j’esquisse un mouvement un peu trop brusque, mais je me sens tout à coup très faible. La tête me tourne, le visage d’Allen se brouille, et j’ai vaguement conscience que je tends la main devant moi, puis le sol se rue à ma rencontre.
Mes paupières frémissent quand je refais surface, mais comme un ancien réflexe, je les maintiens fermées encore quelques temps pour analyser la situation.
Je suis allongée, les mains posées sur mon ventre qui se soulève au rythme de ma respiration, et quelque chose de frais repose sur mon front – un ligne humide je suppose. Pas loin, j’entends le grondement caractéristique d’un petit cours d’eau, et à l’opposé, la chaleur diffusée par un radiachaleur. J’en déduis que ce petit radiateur portatif provient de Sacha, car ni moi ni Allen n’en avions un avant, et le remercie silencieusement de cette technologie familière, réconfortante, qu’il apporte avec lui.
Un bruissement de pas à côté de ma tête manque de me faire sauter sur mes pieds, mais je me retiens encore un peu, étrangement curieuse de voir comment se déroule la vie sans moi. Je songerai aux raisons de mon évanouissement plus tard, mais pour l’instant je me délecte de cette position de passager clandestin où je peux observer sans être vue… ou soupçonnée. Je commence cependant à m’en lasser quand la voix d’Allen résonne à mes oreilles, et un sourire surprenant caresse mes lèvres.
- Reste loin d’elle, grogne-t-il, et ne crois surtout pas que sa confiance s’accompagne automatiquement de la mienne. Je veux t’avoir dans mon champ de vision tant qu’elle ne s’est pas réveillée.
Puis il souffle, manifestement sous l’effort, et je devine qu’ils doivent être en train de monter le campement. Quelle heure est-il ? Je me fixe comme objectif de le déterminer avant d’émerger définitivement, et je tente d’écouter les bruits de la forêt pour m’orienter quand Allen reprend, cette fois franchement agressivement :
- Qu’est-ce que t’as pas compris dans : reste loin d’elle !
Le sol tremble sous moi, comme s’il se ruait vers Sacha, et je réalise quand si je n’y coupe pas court tout de suite, cela pourrait bien se terminer par un désastre dès le premier jour. Sous ce coup de pression, je perds mes moyens, et au lieu de me relever lentement comme je l’avais prévu, je bondis dans pour les empêcher de se battre. Je n’ai pourtant pas vraiment le temps de constater s’ils se sont sautés dessus que déjà des myriades de couleur obstruent ma vision. Le sang afflue à ma tête d’un coup, je chancelle et retombe lourdement en arrière… contre quelqu’un. Le temps que je me rétablisse, j’entends déjà un hurlement rageur, et je passe des bras d’une personne à une autre en quelques secondes, ce qui signifie forcément… ma déduction me ramène définitivement à la réalité, et se confirme lorsque je me retrouve collée à Allen, d’où son cri lorsque Sacha a dû me rattraper.
- Elle est légère comme une plume, se contente de constater celui-ci en passant une main dans ses cheveux. A mon avis, elle devrait un peu plus manger.
Et s’il ne me tenait pas déjà, je crois que l’agent de l’Organisation l’aurait déjà enchaîné dans le rover, voir assommé une nouvelle fois. Dans mon dos, sa poitrine se soulève par petits à-coups, et je me débats pour me dégager. J’ai des sueurs froides en pensant qu’en l’espace de quelques heures – ou quelques minutes, je ne sais pas combien de temps je suis restée évanouie -, j’ai eu de tels rapprochements, non avec une, mais bien deux personnes ! Je m’écarte de quelques pas pour me reprendre et m’apaiser, car je sens la panique enfler comme une vague prête à me renverser.
Ma vision se stabilise une bonne fois pour toutes, et je me raccroche à ce qui m’entoure pour m’ancrer dans la réalité, une réalité ou personne ne me touchera plus jamais contre mon grès. Allen me fixe avec insistance, tout en gardant en œil meurtrier posé sur Sacha. Ce dernier regarde le sol, comme s’il ne savait pas trop où se mettre, et mon estomac se retourne une seconde fois quand je pense qu’il m’a retenue, que mon dos était collé à son torse, que son souffle devait sûrement se sentir sur ma nuque… Mais je ne vomis pas, à nouveau maîtresse de moi.
Autour de nous, deux petites tentes sont déjà dressées, dont une doit appartenir à Sacha, et complètent un cercle avec le rover au centre duquel le radiachaleur flotte paisiblement. Au-dessus sont posées trois rations encore emballées, ce qui signifie que le radiateur a également une option pour les réchauffer. Décidément, ce Sacha possède un matériel très performant.
Remise de mes émotions, je rassure Allen sur mon état tout en restant à distance respectueuse de lui. L’idée de m’approcher d’un homme d’ici au minimum demain suffit à me faire perdre le contrôle de mes émotions, et encore je ne sais pas si à ce moment là j’en serai de nouveau capable. C’est quand il s’approche de moi pour s’assurer que je vais bien, et que j’esquisse immédiatement un pas en arrière, que je comprends à quel point ma peur des hommes est devenue grave. Avant, si cette peur avait une vraie emprise sur moi, j’arrivais tout de même à la surmonter et à vivre en société. Maintenant, je ne pourrais dire si un retour à la normale me rendrait totalement folle, mais vu la réaction que je viens d’avoir je parierais que oui. A ce constat, quelque chose en moi se brise.
Levant de nouveau les mains en l’air, comme il en a l’habitude pour m’apaiser, Allen recule et ma respiration se libère à nouveau. La reconnaissance m’envahit, car il vient de me comprendre sans que j’aie besoin de dire un seul mot, mais aussi la honte d’être si transparente et le dégoût de mes sentiments les plus intimes exposés au grand jour.
- Je vais faire un tour, murmuré-je, si faiblement que je ne sais pas s’il m’a entendue.
Mais je suppose que oui, car hoche la tête avant de revenir avec une ration. Prudemment, lentement, il s’approche de moi pour me la tendre. La pitié dans son regard me pousse à siffler amèrement, tout en empoignant la nourriture :
- Je ne suis pas un animal à apprivoiser.
Malgré la peine clairement perceptible dans ses yeux, et mon ton sévère qui n’était sûrement pas nécessaire, je fais volte-face et m’enfonce dans la forêt sans prendre la peine de jeter ne serait-ce qu’un regard à Sacha.
Blessée par ce que j’ai vu dans les yeux d’Allen, et surtout blessée par mon propre corps qui me trahit dans cette situation précaire, je laisse la rage m’envahir pour effacer ces émotions si négatives que je n’arrive pas à gérer. J’en ai toujours fait ainsi : me distraire, changer d’état d’esprit, car je ne suis pas de taille face au trou noir qui tourbillonne en moi. La plupart du temps, cela ne marche pas, et ma propre douleur me fait si mal que je peux à peine respirer.
Aujourd’hui pourtant, la colère est une si bonne alternative que tous les rubans de ma pensée virent du gris clair de la tristesse à son bleu profond très foncé. Chancelante, tenant à peine debout, je marche de plus en plus vite dans l’obscurité naissante, sans prêter vraiment attention aux branches qui me fouettent à aux troncs contre lesquels je me cogne. Je sens comme une envie de violence pulser en moi, l’envie de faire ressentir à quelqu’un d’autre toute l’ampleur de ma souffrance rien que parce que cela me soulagerait de savoir que je ne suis pas seule.
Je m’arrête et frappe dans l’arbre le plus proche de mon poing serré, et je remercierai sûrement plus tard ma faiblesse, qui m’empêche de taper trop fort et probablement de me briser vraiment les os. La douleur qui inonde ma main est cependant suffisamment forte pour me ramener, doucement, très doucement, vers un état plus apaisé. Et quand toute la rage en moi a disparu, je me demande comment je suis censée me construire cette nouvelle vie sans l’ombre d’un objectif, car pour l’instant tout ce qui m’a jamais permis d’avancer était soit la peur soit la détermination à atteindre mon but.
Quand le vide s’est infiltré en moi, un vide semblable à celui que j’ai ressenti la première fois dans ma cellule, je me suis lentement laissée glisser le long du tronc que je venais de cogner, sans faire attention à l’endroit où je m’asseyais. C’est pourquoi je ne sais actuellement pas vraiment si cette douleur diffuse provient de mes jointures ensanglantées, ou des ronces qui doivent me tenir lieu de siège. A l’inverse, ce dont je suis parfaitement consciente actuellement, c’est cette voix qui m’appelle par mon prénom à travers le noir de la nuit.
Il fait déjà nuit ?
J’ai dû rester ici plus longtemps que je ne le pensais alors…
Petit à petit, je reprends pieds, et mes anciennes préoccupations reviennent à la charge : Allen, l’Organisation, mon évasion, la DFAO, Sacha, et plus récemment, ce qui vient de se produire. Je ne parle pas de mon accès de colère, que je conjure déjà dans les tréfonds de ma mémoire, je parle de mon évanouissement, mes vomissements, et mon impression que si je me relève, je ne tiendrai pas debout. Quand est-ce que les conséquences de mon emprisonnement cesseront de me hanter, du moins physiquement ? A cet instant, je ne souhaite plus qu’une chose, c’est retrouver mon corps d’avant, sa vigueur, certes relative, mais qui me permettait au moins de disposer de moi-même.
La même honte que tout à l’heure me submerge d’ailleurs quand, éclairant la forêt d’une lumière bleutée, Allen me prend par le bras pour me relever. Je me laisse faire, car malgré ma répulsion, je sais que sans lui je ne rejoindrai pas le campement, et j’ai de nouveau assez de clarté dans mon esprit pour me maîtriser.
De l’autre côté, à ma gauche, Sacha tient lui aussi une lampe, mais ne fait pas un geste pour me secourir. J’imagine qu’Allen a encore dû le menacer, et qu’il n’est là que parce qu’il rechignait trop à le laisser seul là-bas. Pour une fois, je dois avouer qu’il a bien fait : la confiance a ses limites, et lui remettre notre rover ainsi que toutes nos affaires, dans ces conditions ? Je ne suis pas folle à ce point.
Une fois sur mes pieds, je me dégage doucement, regrettant à moitié ce que je lui ai lancé à la figure tout à l’heure, et nous regagnons le campement sans un mot.
Ce silence là, je ne cherche même pas à le briser.
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