Chapitre 15 - ALEXY

10 minutes de lecture

le 26/02/2022

Ni Sacha ni Allen ne prendront jamais le risque de s’aventurer de l’autre côté de la route. Même si il est minime, et que c’est un endroit peu fréquenté, il existe toujours une possibilité que la DFAO passe par hasard, coupe une potentielle retraite ou tout simplement nous voie traverser.
Malgré tout, j’avais un besoin vital qu’ils ne tombent pas sur moi, surtout maintenant qu’Allen suit Sacha comme un petit chien et que l’un signifie l’autre également.
Après avoir traversé la petite bande de béton abîmé et m’être un peu enfoncée dans la forêt à nouveau, mes épaules se sont totalement relâchées, comme si on avait ouvert des vannes. J’ai cessé de plaquer ce masque neutre sur mon visage pour laisser apparaître tout mon désespoir, et cela m’a fait un bien fou. Ne plus crisper mes traits pour ne pas leur laisser apercevoir tout ce que je ressens vraiment, même si je sais au fond que cette réaction ne me correspond pas vraiment. Mais c’était comme une voix qui me soufflait de ne pas me laisser me aller, ne pas me laisser aller… jusqu’à être hors de leur vue.
A présent, la voix s’est tue, et je me sens libre dans ma souffrance.
Lorsque je me suis évadée, le premier jour, je me suis promis de les faire payer, tous jusqu’au dernier. Pour ce qu’ils m’ont fait subir, pour les atrocités qu’ils commettent sûrement partout. J’avais un sens aiguë de la justice, une pulsion puissante d’en être son messager parmi nous.
Mais plus le temps passe, plus je côtoie Allen, et maintenant Sacha, qui me rappelle tant ce qu’une vie normale aurait pu être, je commence à oublier toutes ces résolutions. Mon enfermement, la DFAO, tout ce que j’ai vécu, cela s’efface petit à petit comme si ce n’était arrivé que dans un rêve. Peut-être que c’en est effectivement un… mais dans ce cas je devrais plutôt le qualifier de cauchemar ambulant. Et sans cet objectif qui m’a guidée dans les premiers temps, qui m’a donné la force et l’envie de guérir, il ne reste plus que le vide dans mon coeur. Je ne sais plus quoi faire de ma vie. Fuir, oui, mais à quelle fin, au final ? Si le reste de mon existence se résume à ce qui se passe actuellement, je pourrai en tirer un peu de bonheur, certes, comme cette discussion avec Sacha qui m’a un peu fait revenir à la vie, mais je sens qu’il manquera perpétuellement quelque chose, ce petit plus qui brillait au milieu des rubans lors de mon évasion. Cette mission à accomplir, comme inscrite dans mes gênes…
J’atteins un cours d’eau dont les quelques vasques sont suffisamment profondes pour me permettre de m’y glisser, accroupie. Je m’apprête à me déshabiller, posant à côté les quelques produits que j’ai emmenés avec moi, quand un loupiotte d’alarme me rappelle que tout ceci étant bien réel, je cours toujours le risque d’être retrouvée par le Gouvernement à tout moment. Je tourne donc plusieurs fois sur moi-même, attentive au moindre craquement, mais les sous-bois sont plutôt silencieux et calmes en ce début d’après-midi.
Un grondement de mon ventre affamé me remémore que j’ai sauté le repas de midi, ce qui n’est pas forcément la meilleure des idées lorsqu’on dirige un corps amaigri et affaibli comme le mien. Avec un soupir résigné, je décide que dans ma situation, seule, à moins de rentrer au campement, je n’ai de toute manière pas beaucoup d’options.
Au moins, j’ai eu l’intelligence de prendre au passage le pistolet que j’avais caché dans le rover, et qu’Allen n’a donc pas pu me subtiliser en même temps que les deux autres. Je n’ai remarqué que plusieurs heures après notre départ de Fontaineblau qu’il me les avait arrachés pendant notre lutte, mais je n’ai pas osé les lui redemander pour qu’il ne me soupçonne pas de vouloir le trahir… uniquement parce que je me rappelais justement cette roue de secours. Je ne suis donc pas totalement sans défense, et c’est ce que je me répète pour un peu moins me sentir comme une proie dont le prédateur rôde, invisible, à quelques mètres à peine.
Mes vêtements tombent au sol un par un, lentement, au rythme de mes pensées qui s’entremêlent. Je me dis que même si Allen pense que j’ai disparu, il n’a aucun droit à prétendre sur moi, donc tant que je rentre avant la nuit, je n’ai pas besoin de m’occuper de son opinion outre-mesure.
Cependant, dès que mes orteils touchent l’eau glacée, je pousse un petit cri et réalise une bonne fois pour toutes que je ne suis plus dans les Résidences. Cette vasque n’a rien d’un jacuzzi, même si je n’en ai jamais utilisé un seul dans ma vie, et bien évidemment que les conditions en pleine nature sont plus rudes que dans mon ancienne vie. Je songe à faire demi-tour, avant de me résoudre à plonger la tête la première, m’immergeant complètement du mieux que je peux avant de changer de décision.
C’est comme si j’assistais à une renaissance de mon propre corps.
Ma température chute en flèche, je me mets instantanément à claquer des dents, sans pouvoir me contrôler, et je ressors bien vite la tête de l’eau pour ne pas me provoquer un problème de santé à cause de ma stupide témérité. Mais le choc thermique a suffi pour me vider la tête d’un seul coup, ce qui ne m’était jamais arrivé avant. J’apprécie quelques secondes le silence, bienvenu et si salvateur, comme un baume sur toutes les blessures infligées à mon esprit lorsque les millions de rubans se cognent sans cesse contre ses bords.
Puis l’enfer s’abat à nouveau sur moi, et je me rends compte qu’en ce moment, mon pire ennemi est sûrement moi-même. Ce n’est que lorsque j’ai pu profiter pleinement de ce silence que j’ai compris à quel point mon tourbillon me mange de l’intérieur. Jusque là, je me contentais de lutter contre lui, comme une présence à laquelle je suis si habituée que je ne la remarque même plus. Maintenant, je réalise combien elle pompe toute mon énergie sans interruption.
Je réitère l’expérience, plongeant plusieurs fois la tête sous l’eau malgré la position inconfortable dans laquelle cela me met, mais l’effet est moindre à chaque fois. J’ai un petit pincement au coeur lorsque je finis par épuiser toutes mes tentatives, mais je me résous à commencer ma véritable toilette en me disant que j’ai déjà bien profité.
C’est donc l’esprit de nouveau agité, mais bien plus calme que lorsque je suis arrivée, que je commence mon constat des dépâts.
Cette opération me force bien entendu à regarder chaque centimètre de mon corps que je peux atteindre du regard, et j’essaye donc de ne pas m’attarder sur la véritable signification de ce que je vois. Simplement adopter le point de vue objectif de n’importe quel médecin, se concentrer uniquement sur les blessures et rien d’autre.
Je laisse les soins de mon visage à plus tard, car pour cela il me faudra un miroir, et me contente de le laver soigneusement avec le savon aux senteurs de miel trouvé dans le paquetage de Sacha. J’espère qu’il ne remarquera pas son absence et ne me prendra pas pour une voleuse.
Puis, au fur et à mesure que je descends, de ma tête jusqu’à mes pieds, j’analyse chaque plaie, chaque dégât, ainsi que la manière dont je pourrais soigner le plus grave. Heureusement pour moi, la DFAO ne m’a rien infligé de vraiment irréversible et handicapant, mais quand je passe la paume sur ma nuque, je m’arrête quelques instants pour tenter de contenir ma rage.
Marquée comme du bétail.
Cette pensée me revient à nouveau, abattant toutes mes défenses et brisant ce début de paix si durement acquis. Frustrée, je passe à la suite avec brusquerie pour essayer d’expulser toutes les mauvaises ondes que je sens grossir en moi. Lorsque j’ai terminé, j’en arrive à plusieurs conclusions, mais aucune vraiment inquiétante.
Tout d’abord, les blessures ouvertes sur mes bras et mes jambes guériront rapidement tant que je prends un peu soin d’elles. Celles qui sont un peu plus problématiques sont sur mon dos, car elles sont plus graves, mais surtout absolument inatteignables. Je devrai donc m’en remettre à la chance pour que les marques de fouet, entre autres, se referment sans infection ou autres effets pervers. Pour l’instant, elles me font mal lorsque je bouge trop mon dos dans tous les sens, mais je peux le supporter, même si cela ne me réjouit pas particulièrement.
Ensuite viennent les fractures, comme celle de ma clavicule droite, pour laquelle je ne peux pas grand-chose, si ce n’est l’épargner, à l’avenir le plus possible. Mes épaules, déboîtées et remises en place de nombreuses fois, continuent de me faire souffrir, mais c’est le même constat que pour ma clavicule, même si je songe que Sacha pourrait m’être bien utile. Pour finir, ma blessure la plus récente, mes doigts luxés, dont je n’ai pas défait le bandage de peur de ne pas réussir à bien le resserrer après coup.
Je sors de l’eau, dégoulinante, me maudissant de ne pas avoir pensé à prendre une serviette, quand je me retrouve face à face avec Sacha. Jusque là il était dans mon dos, mais lorsque je me suis retournée, j’ai constaté qu’il n’était même pas caché, nonchalamment appuyé à un arbre, les bras croisés.
Ses traits se modifient dès que nos regards se croisent pour prendre une expression blasée, mais je n’arrive pas à déterminer laquelle il affichait quelques instants plus tôt malgré tous mes efforts, car je suis trop concentrée sur ma propre nudité. Sacha est la première personne à me voir complètement, sans aucun vêtement, hormis moi-même, à découvrir ce corps féminin si haïssable, et alors qu’il s’agit probablement d’un des pires moments de ma vie, mes moyens m’abandonnent à nouveau. Pourquoi faut-il que je reste figée dans les situations où il s’agirait de courir, justement, et le plus vite possible.
A l’intérieur, la petite Alexy s’est réveillée et se déchaîne, partageant pour une fois le même sentiment d’horreur silencieuse que moi. Sur ce point, nous ne différons en aucune manière, et d’ailleurs pas non plus sur la honte qui nous envahit. C’est ce sentiment qui finit par me sortir de ma transe, et me permet enfin de me jeter sur mes habits comme j’aurais dû le faire depuis le début. Il ne libère cependant pas ma capacité à aligner plus de quelques mots, et je m’entends marmonner sans aucun sens tout ce que je voudrais plutôt hurler : colère qu’il ait osé me suivre jusqu’ici, panique d’être surprise dans un tel moment, désespoir écrasant… Rien ne domine, tout est mélangé sans aucun sens.
Mon visiteur imprévu lève les mains dans un geste qui me rappelle tant Allen que la rage finit par prendre le dessus, une envie écrasante de l’étouffer dans l’humus qui recouvre le sol. D’ailleurs, mes pieds s’enfoncent dans ce même humus peu attrayant, me rappelant que je n’ai pas encore bouclé mes chaussures, et que la porte de la fuite est donc fermée. Ma peau encore trempée colle à mes vêtements mal mis, ce qui me procure des sensations vraiment peu agréables et me donne à nouveau l’impression d’être plongée, ou plutôt noyée dans l’eau…
Cette fois, c’est moi-même que je voudrais tuer pour penser à de telle choses pile maintenant. Ce qui est sûr, c’est que cela ne va pas m’aider. Et pendant tout ce temps où je renfile frénétiquement les couches de vêtements, Sacha garde les mains levées comme en signe de défense sans dire un mot. Mais bon sang, mais qu’est-ce qui lui prend ? Il pourrait au moins se détourner, avoir la décence de s’enfuir, je ne sais pas, une réaction autre que cette immobilité qui fait remonter mes pires souvenirs à la surface.
Je ne suis pas une proie.
Il ne me fera rien.
Mais mes mantras ne me servent plus à rien. Je dois trouver un réel moyen de me défendre. Je boucle le dernier bouton de mon pantalon, alors qu’à peine une minute est passée depuis que je me suis aperçue de sa présence, et mes yeux tombent sur mon pistolet, au bord de l’eau. C’est peut-être stupide, mais je me sens tellement à découvert, tellement impuissante, que je me précipite dessus dans une dernière tentative de me sauver de mes propres démons. Trébuchant, totalement pétrifiée à l’idée que je viens de lui tourner le dos, je l’attrape, mais mes mains dégoulinantes jouent contre moi et je le fais tomber dans la vasque.
Sans réfléchir, me raccrochant à ce pistolet comme s’il allait me sortir de ma situation désespérée, je plonge à sa suite en ignorant résolument le fait que je suis toute habillée.
Cette fois, le froid ne me fait aucun bien, du moins rien comparé à l’intense soulagement lorsque je mets enfin la main sur mon arme. Je me retourne dans le même élan pour la braquer droit sur Sacha… qui n’est plus à la même place. Evidemment, il a fallu qu’il se décide à bouger pile au moment où je lui présente toute la vulnérabilité de mon dos exposé, et pire encore, pour se rapprocher encore plus de moi.
Je recule jusqu’au bord du cours d’eau et remonte sur l’autre rive, mais heureusement il s’est de nouveau immobilisé. Enfin, j’ai enfin la situation en main. Je tiens le pistolet, j’ai le pouvoir, et lui, il ne peut rien contre moi.
Des gouttes d’eau glacées tombent des pointes de mes mèches pour dévaler mon dos comme si c’était les doigts de la mort elle-même qui me caressaient, moi et toutes mes cicatrices dévoilées. Qu’a-t-il vu exactement ? Je me raccroche à l’espoir que dans l’action et la confusion de mes gestes, il n’a pas eu le temps de bien tout remarquer, mais je sais pertinemment que cet espoir est une invention de mon propre esprit pour m’empêcher de sombrer dans la folie.
- Tu sais, l’arme n’était peut-être pas nécessaire, déclare-t-il sans préambule, et sa voix à la douceur du miel me fait basculer pour de bon.

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