Chapitre 19 - ALEXY

10 minutes de lecture

le 28/02/2022

Je tire sur mes ennemis les uns après les autres, au fur et à mesure qu’ils apparaissent au bout du couloir sombre. Je fais tout le temps mouche, et heureusement pour moi, l’embouchure ne laisse passer qu’un seul homme à la fois, si bien qu’aucun ne m’approche d’assez près pour réellement me faire du mal.
Mais je suis épuisée, mes bras faiblissent et cette file de soldats défilant n’a aucune fin. Les corps s’empilent avant disparaître quand la montagne de cadavres bouche trop l’entrée, comme avalés par le sol, ce qui n’a rien de logique. Où sont-ils passés ? Comment est-ce possible ? Je ne me laisserai pas avoir par l’absurde, je sais que quelque chose ne va pas, que quelque chose cloche, mais je n’arrive pas à mettre le doigt dessus. C’est pourtant là, à la lisière de ma conscience.
Cependant, je perds toute capacité de réflexion quand sa voix retentit, répercutée partout autour de moi alors que personne d’autre ne semble l’entendre. Ou alors, ils n’y prêtent pas attention, puisqu’il est leur allié. Ces intonations empreintes de perfection justement trop parfaite, comme un stratagème monté exprès pour détromper l’interlocuteur, je pourrais les reconnaître entre mille. Jamais je ne les oublierai, je voudrais ne plus les entendre de toute ma vie mais elles se répercutent à l’intérieur de mon crâne.
Je lâche mon arme, ne me souciant plus un seul instant de mes ennemis armés, pour griffer mon visage, tentant d’arracher à tout prix cette torture de moi, au moins de l’extérioriser pour voir celui qui m’agresse ainsi et contre-attaquer. Mais la voix reste solidement accrochée à moi, elle ne cesse de murmurer ses mantras que je vois comme des espions s’infiltrant dans mes rubans pour les polluer, les faire passer du côté adversaire.
Je t’attends.
Je ne suis jamais vraiment parti, et tu le sais très bien.
Tu tentes de m’ignorer, mais je resterai avec toi jusqu’au bout de cette aventure.
Tu ne peux pas te débarrasser de moi.
La voix éclate d’un rire gras, qui m’aurait ôté mes derniers doutes quand à l’identité de son propriétaire si j’en avais encore eu.
De mon côté, je me perds dans mes hurlements sans fin.
Je leur cède les commandes, car je ne suis plus capable de supporter ce qui est en train de se passer. Je dois m’échapper, je n’ai pas la force de faire face.
Pas la force de lui faire face.
Pas la force de faire au capitaine.
Sauf que le capitaine ne fait plus partie de ma vie, il en est sorti il y a longtemps déjà.
Non, ça, c’est ce que tu crois, susurre sa voix.
N’essaye pas de cacher la vérité. La vérité, c’est que nous serons ensemble pour toujours.
Non, non, non, tout ceci est impossible !
C’est impossible, donc… ce n’est pas réel.
La révélation me percute, et tandis que la souffrance continue, mon esprit se détache un peu du rêve, ou plutôt du cauchemar vivant qui me torture. C’est un fil ténu de conscience, mais c’en est assez, je n’ai pas besoin de plus. Maintenant, je dois trouver une ancre. Je dois m’extirper d’ici, au risque d’en revenir plus endommagée que je ne le suis déjà. Pas question. Je ne gâcherai pas mes dernières chances de guérir.
La part battante de moi se réveille, en furie, prête à tout, au moment où je sens le contact de quelque chose sur ma peau.
J’émerge.

La première chose qui m’apparaît, ce sont des yeux, ou plutôt, une explosion de couleurs aussi vives qu’un arc-en-ciel même en plein milieu de la nuit.
Puis j’adapte ma vision, et je remarque le visage qui l’accompagne, dégageant une grâce invisible, et je me fais la réflexion stupide que peu de personnes ont perçu cette grâce, sans trop savoir pourquoi.
Un son strident résonne à mes oreilles, amplifiant encore plus mon mal de tête. J’ai l’impression qu’un troupeau de vaches est en train de traverser l’intérieur de mon esprit, ou alors qu’un coeur bat la chamade contre mes parois crâniennes avec la puissance d’un tambour, aussi bien devant que derrière, à droite qu’à gauche…
Ce son strident n’est autre que mon propre hurlement, qui n’a d’ailleurs plus vraiment lieu d’être car je suis bel et bien de retour dans le monde réel. J’en ai la certitude devant les yeux de Sacha, tous deux l’opposé l’un de l’autre quand on y pense – toutes les couleurs réunies et aucune couleur du tout – et surtout sa main sur mon bras, chaude.
Trop chaude.
Brûlante.
Elle me marque au fer rouge.
Je ne veux plus jamais que personne ne me touche contre mon grès, et je l’exprime avec toute la force qu’il me reste sans pouvoir me retenir :
- Ne me touche pas !
Mon cri est tout aussi puissant que les hurlements qui l’ont précédé, canalisé dans quatre mots dont je voudrais que le monde entier les entende.
Ne me touche pas.
Ne me touchez pas.
Ne me touchez plus.
Il a l’avantage d’emporter avec lui toute mon énergie qui, sans quoi, aurait pu tout aussi bien exploser avec la force d’une bombe sur tout ce qui m’entoure.
Sacha retire sa main, et son choc me permet de lire en lui pour la deuxième fois : il semble comprendre quelque chose, une pièce manquante de ce qui me semble être le puzzle d’une vie entière. Mais pas nécessairement la sienne.
Il ne s’appartient pas.
Ce constat, de même que son brusque éloignement, me permettent de me concentrer sur autre chose que mon cauchemar juste assez longtemps pour réaliser à quel point je suis chanceuse d’avoir le contrôle de mon corps. Certes, j’en ai été privée pendant très longtemps dans ce complexe, mais pas totalement, pas de cette manière que je viens d’apercevoir dans ses yeux, une soumission totale et complète à quelqu’un d’autre.
Le soulagement d’avoir échappé à un sort bien pire que ce que j’ai déjà connu achève de me calmer. Recroquevillée au fond du rover, je prends conscience que Nuit d’encre est postée sur l’un des sièges avant. Elle observe la scène, la queue alignée au reste de son corps sous tension, comme prête à me défendre une deuxième fois. Mais elle semble comprendre que ce n’est plus utile car elle se contente de rester vigilante, sans gronder ni faire quoi que ce soit qui pourrait perturber mon équilibre précaire.
A l’opposé, mais aussi affichant des émotions totalement différentes, telles que l’incompréhension et l’indécision, Sacha est aussi loin de moi que le petit habitacle le lui permet, les mains fourrées dans les poches. Pourquoi ? Au réveil de cette expérience éprouvante, mes sens sont plus aiguisés que jamais, et je me pose les questions les plus dérisoires sur chaque faits et gestes.
Pour compléter ce tableau, Allen reste pantois, les bras pour sa part pendouillant le long de son corps sans la moindre énergie, à l’extérieur du rover. Il m’observe par la porte à demi ouverte du coffre, avec cette expression qu’il affiche si souvent, ce regard scrutateur… qui ressemble au mien ! Voilà pourquoi je l’aime si peu : je ressens enfin ce que je fais subir aux gens, comme une intrusion dans leur intimité avec mon insistance, et pour la première fois je considère que mes capacités d’analyse peuvent avoir déjà fait du mal. Je m’empêche de considérer les émotions que cela déclenche en moi, qu’elles soient bonnes ou mauvaises. D’ailleurs, si elles étaient bonnes, ce serait un peu inquiétant, et je crois qu’au fond c’est la vrai raison pour laquelle je ne m’attarde pas dessus.
Parce que j’ai trop peur de découvrir une vérité que j’ai déjà commencé à entrapercevoir.
- Je vais bien.
Ce doit être au moins la vingtième fois que je prononce ces mots depuis que j’ai rencontré Allen, une habitude que je me promets de perdre rapidement, même si cela me touche au fond : jamais personne n’avait autant prêté attention à mon bien-être. Au final, cela fait du bien, de laisser les rênes à quelqu’un d’autre au sujet de ma sécurité ; je suis fatiguée d’être sur mes gardes même la nuit, même dans mon sommeil… quelque chose qui, le moment venu, ne m’a servi à rien.
Cela n’a pas empêché mes défenses mentales de laisser les réminiscences de Willer me hanter, me faire revivre l’horreur, dès que j’ai été assez vulnérable. Et si c’était ce qui m’attendait pour le reste des nuits à venir ? Je crois que je préférerais la mort à ce funeste sort, à moitié vivante la journée, combattant tous les démons que j’ai réveillés pour tendre vers cette vie normale dont je rêve, et véritable proie de mes pires cauchemars la nuit, sans défense.
Que ce soit la petite Alexy ou bien moi-même aux commandes de ce corps ne change rien, au final, quand l’heure est venu pour les loups affamés de se réveiller.
- Tu n’en as pas l’air, fait remarquer Sacha d’un ton dénué d’émotions qui commence à me devenir familier, son visage tout aussi inexpressif.
Il est absolument sans filtre, et je ne sais pas si je le considère comme une qualité ou un défaut. Il ne me mentira jamais quant à ce qu’il pense, et s’il m’affirme quelque chose, je suis inconsciemment persuadée que cela sera la vérité, mais toute vérité n’est pas bonne à dire. Comme en ce moment même, où il ruine ma dernière chance de rassurer un Allen surprotecteur.
- Bien sûr que si.
Je deviens sèche dans ma volonté de me défendre.
- A qui ça n’est jamais arrivé de faire un cauchemar ? Je parle souvent dans mon sommeil, ça n’a rien d’étonnant que j’ai hurlé.
A vrai dire, je n’ai pas la moindre idée de mes habitudes lorsque je dors, tout simplement car personne n’a jamais été à mes côtés pour me le raconter.
Dans notre société, les hommes trouvent souvent un partenaire, sans forcément se mettre en couple, juste après l’Intégration. Celui-ci peut changer de nombreuses fois et même ne jamais rester fixe, mais ils n’auront dans tous les cas jamais d’enfants car tous sont confiés aux Résidences dès leur sortie de la Maternité. J’ai toujours considéré cette pratique, absolument caractéristique du Nouveau Système, assez barbare, car élever un enfant n’est pas nécessaire, j’imagine que beaucoup d’hommes en rêvent. Pour ma part, pour des causes plus qu’évidentes, je n’ai jamais ne serait-ce qu’effleuré de mon esprit la possibilité d’avoir un compagnon, surtout que je ne sais même pas si cela serait possible.
Oui, les autres animaux s’associent par genre différents, mais bien avant le Nouveau Système nous avons toujours lié des relations exclusivement entre hommes. Peut-être que les femmes n’existent pas pour la simple et bonne raison qu’un couple homme-femme est sentimentale et, éventuellement aussi sexuellement, impossible. Cette idée ne m’était jamais venue à l’esprit, mais maintenant que mon champ de possibilités s’est considérablement élargi, je me demande : serai-je un jour amoureuse ?
Et dans ce cas, de qui ?
Comment ?
Encore une fois, j’ai dévié bien trop loin des préoccupations qui devraient être les miennes en ce moment. Et de ce fait, j’ai sûrement évincé la réponse d’Allen ou de Sacha, peut-être même les deux, parce qu’ils me regardent à présent comme si j’étais possédée.
Ils pourraient bien avoir raison…
Je pousse un profond soupir, encore chamboulée du souvenir de mon horrible cauchemar, et pourtant bien plus par la simple voix de Willer que par la montagne de cadavres qui s’empilait à mes pieds. Une personne normale aurait sûrement eu une réaction inverse, sauf que je suis tout sauf normale.
- Retournez vous coucher. Tout va bien.
Encore cette satanée phrase ! Je me retiens de grincer des dents et me taper la tête contre la paroi du rover, tout en réalisant au passage que je suis toujours dans une position peu flâteuse.
Si, après un dernier regard pour me demander confirmation, Allen se résout à s’éloigner, Sacha fait semblant de traîner puis revient discrètement vers moi. Cela ne me dérange pas, même si je sens toujours la marque précise de sa main sur mon avant-bras comme une énième cicatrice. Je pense que c’est en parti grâce à lui, et, paradoxalement, ce contact qui me fait frémir d’horreur, que j’ai pu m’extirper de mon cauchemar si tôt que j’en ai réalisé l’absurdité. Bien qu’un tel geste représente actuellement ma pire peur, cela a agi comme l’ancrage dont j’avais terriblement besoin.
Le remerciement est au bord de mes lèvres, joue avec ma langue, s’enroule autour de mes rubans pour tester le terrain de ce que cela provoquera en moi. Mais il ne franchit jamais la barrière de mes lèvres. Remercier, ce serait avouer l’importance de ce qu’il a représenté pour moi pendant l’espace d’un instant. Si je n’ai pas vraiment de problème avec le fait de me livrer, il reste un homme et ma méfiance à leur égard est encore bien trop vive pour que je me permette cet égard. J’ai l’impression que la moindre erreur me mènera au bord du gouffre, me retombera dessus à la première occasion.
Je me contente donc de le regarder dans les yeux, et je prie pour qu’il comprenne qu’il a fait ce qu’il fallait il y a quelques minutes à peine.
Allen veille peut-être sur moi à sa façon, et c’est peut-être rassurant, mais c’est Sacha qui m’a sauvée de mes démons ce soir.

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