Chapitre 24 - SACHA
le 3/03/2022
Je ne pense honnêtement pas que j’ai arrêté de bouger parce que les directives d’Allen avaient la moindre importance pour moi.
Et effectivement, si j’avais vraiment voulu respecter son ordre, je n’aurais pas laissé mes mains vagabonder sur sa taille de cette manière. Pour être tout à fait honnête, je n’ai vraiment pas fait exprès d’atterrir sur elle au sortir de ma chute plutôt lamentable, mais une fois que je m’en suis rendu compte, je n’ai rien fait de particulier pour l’empêcher ou m’écarter.
J’ai bloqué toutes les pensées qui la désignent dans ma tête comme l’ennemie ultime, décidant de remettre ce problème à plus tard parce que pour l’instant, je me sens simplement enivré, incapable de m’arrêter. Et puis je me fais une réflexion, qui me stoppe alors que j’arrivais en haut de ses cuisses : elle déteste le contact physique.
Je sais au fond que toute ma haine, toute mon envie de vengeance, ne justifie pas un tel acte. C’est peut-être contre mon éducation, contre tout ce qu’on m’as appris sur les femmes, contre tous mes instincts, mais pour une raison inexplicable je me refuse à lui infliger cela. S’il y a une chose que j’ai toujours respectée chez autrui, c’est que leur corps leur appartient : je peux les manipuler psychologiquement, les briser par tous les moyens à ma disposition, mais profiter de leur corps pour mon égoïsme personnel ?
Hors de question, et encore moins avec elle, en ce moment en plus où, maintenant que je commence un peu à la connaître, elle doit se sentir particulièrement vulnérable.
Je n’ai qu’une envie, c’est poser mes lèves au creux de son cou, cette jonction découverte entre son épaule et sa nuque, rien que pour voir l’effet que cela me ferait. Certainement pas parce que je sens que si je ne le fais pas, je vais me consumer de l’intérieur. Non, elle n’a pas encore ce type de pouvoir sur moi. Encore ?
Je ne le ferai pas, par respect pour elle, aussi incroyable que cela puisse paraître. Je ressens toujours le besoin de détruire Alexy de l’intérieur, de réduire sa vie à néant, mais quelque chose a bel et bien changé depuis que je vis avec elle et Allen : j’ai appris qu’elle ne m’est pas inférieure, loin de là, et que le jour où je me vengerai, ce ne sera pas d’une manière aussi abjecte. Elle mérite au moins la dignité dans la souffrance, et si je lui infligeais de violer ainsi son intimité dans un tel moment, ce serait moi qui n’en aurait aucune.
Et puis, je dois avouer que si je cède à ma première impulsion, je n’arriverai probablement pas à en gérer les conséquences, autant auprès d’Allen, que d’Alexy, mais aussi de moi-même. Je ne crois pas que je supporterai de vivre avec moi-même si je montrais une telle faiblesse. Avoir envie de promener ma bouche et ma langue sur chaque parcelle de son corps parce que ma haine pour elle m’enflamme est une chose, l’effectuer dans la réalité et ne plus pouvoir reculer devant ce que cela représente en est une autre. Qui suis-je si je n’ai même pas assez de self-contrôle pour résister au charme piégeux de ma propre cible ?
Mr. Carren m’a formé à mieux que cette maîtrise minable, si on peut encore l’appeler ainsi. Je l’entends encore me répéter que l’impassibilité est mon plus grand atout, couplé à ma capacité à cacher mes sentiments. En me dévoilant ainsi à Alexy, je lui donne sur moi plus de pouvoir qui quiconque en a jamais eu depuis l’époque où je redoutais encore mon géniteur. Cette époque est passée, et j’ai retenu les leçons de Mr. Carren.
Ces leçons de morale que j’inflige à moi-même sont suffisantes pour me faire redescendre pour de bon dans ces catacombes sombres et qui me feraient presque peur si je n’étais pas aussi distrait. C’est donc avec des efforts, mais en redevenant moi-même pour de bon, le Sacha qui ne se laisse pas si facilement emporter par les émotions, celui qui donnerait tout pour atteindre son objectif quels que soient les sacrifices, que j’écarte mes mains de ses cuisses, centimètre par centimètre. Dans une même impulsion, je décolle mes lèvres qui, à une seconde près, auraient touché le lobe de son oreille.
Nous devons toujours rester immobiles, car Allen ne nous a pas donné le signal que la voie était libre, ce qui me ramène à des préoccupations plus triviales après ce véritable décollage émotionnel que je viens de vivre. L’action que je recherchais tant depuis plusieurs semaines me paraît maintenant bien fade. Je me remémore la joie, au goût maintenant éphémère, de la poursuite entre nous et les Forces de Prévention quelques minutes plus tôt.
Je n’étais pas vraiment envahi d’adrénaline, car c’est mon propre camp que je fuis et je ne risque rien, hormis ma couverture. De plus, après m’avoir brièvement prévenu à travers mon oreillette, les capitaines de la DFAO ont exprès envoyé cette patrouille peu compétente pour rendre un peu réaliste la difficulté qu’Allen doit rencontrer sur son chemin. Nous n’avons jamais été en quelconque danger de leur exposer Alexy, ce qui provoque une peur si intense à l’agent. Je la perçois sans avoir besoin des capacités développées d’Alexy, car il irradie littéralement sa terreur qu’elle lui soit arrachée une seconde fois. J’imagine que les conditions de leur première séparation ont dû être traumatisantes pour qu’il réagisse autant à l’extrême…
Et pendant ce temps, Alexy refuse de l’approcher et ne lui a même pas demandé comment il se porte. Remarque, à moi non plus, mais elle ne m’a pas repoussé quand j’ai franchi sa bulle de protection, ce que je prends comme quelque chose de mille fois mieux que quelques mots lancés dans le vent. Malgré toute la précarité de notre situation, je connais Alexy suffisamment pour affirmer sans une hésitation que dans une de ses crises incontrôlables, soldats ou pas, elle aurait largement été capable de hurler et se débattre… bien sûr si elle se sentait absolument incapable de supporter mon contact, ce qui n’est donc pas le cas.
Je donnerais cher pour savoir ce qui se passe dans sa tête si bien fournie en ce moment, et si ses pensées font écho aux miennes ou pas du tout.
Enfin, nous tirant de notre transe quasi-religieuse, maintenant que nos deux corps ne sont plus collés l’un contre l’autre, Allen nous murmure que nous pouvons à nouveau bouger.
Je ne suis pas le moins du monde étonné quand elle s’écarte le plus possible et me contourne brusquement pour ne pas se retrouver coincée entre moi et le mur ; à sa place, j’aurais fait exactement la même chose car cette position n’est techniquement pas très avantageuse. Dans son cas, elle doit sûrement être en train de penser stratégique pour m’éviter le plus possible. Je n’ai toujours pas cerné les raisons qui la poussent à ériger cette bulle, mais je commence à en comprendre le fonctionnement plutôt bien. En ce moment, elle est à son maximum, si forte que je peux presque la voir vibrer dans l’air d’une énergie lumineuse, compensant… la lampe à suspension qui s’est éteinte.
Je ne suis pas particulièrement dans cet environnement d’un noir impénétrable.
- Que s’est-il passé ?
La voix d’Alexy ne résonne d’aucun accent de terreur, de panique ou d’une crise sur le point d’éclater, mais avec elle je préfère toujours me méfier de mes perceptions. Elle pourrait être capable d’utiliser ses déductions pour camoufler ses propres sentiments à la perfection, bien que jusque là elle m’a plutôt donné l’impression d’être incapable de les contrôler. Mais s’il y a bien une leçon qu’elle m’a apprise, de tous points de vue, c’est que les apparences sont trompeuses.
- Raconte moi, Allen, et cette fois elle est clairement agressive.
Ainsi donc je dérègle à ce point ses émotions ?
Un sourire irrépressible naît sur mes lèvres, que j’essaye de maîtriser en une moue ennuyée, avant de me rappeler que dans cette obscurité aucun des deux ne risque de remarquer quoi que ce soit.
La lampe à suspension se rallume pendant qu’Allen relate les derniers évènements à Alexy d’une voix encore un peu essoufflée par notre course. Je me tais, priant à la fois pour qu’Alexy ne mentionne jamais ces évènements devant moi, n’y fasse jamais allusion ni par ses mots ni par son comportement, et surtout pour qu’Allen n’ait rien remarqué. Son instinct protecteur envers Alexy pourrait bien me détruire s’il apprenait un tel rapprochement. Rapprochement, n’est-ce pas ?
Mon sourire redouble.
Oh, Alexy, tu n’as aucune idée de ce que je te réserve, je songe en moi-même avec une expression carnassière.
Je suis vite ennuyé par le passage où nous achetons ses masques synthétiques, et ne prends même plus la peine d’écouter dès qu’Allen en vient au moment où nous tombons sur des soldats des Forces de Prévention, comme par hasard, au coin d’une rue. Dans la réalité d’Allen, ils ne sont pas censés savoir qui nous sommes, et encore moins notre statut de fugitifs, mais si j’étais lui j’aurais également tout de suite pensé à notre allure assez désastreuse : aucun vêtement propre depuis plusieurs semaines, pas vraiment de douche à proprement parler, une crasse ainsi clairement visible, une maigreur qui commence à percer car nous nous restreignons beaucoup sur les repas, et tant d’indices qui indiquent que nous ne sommes pas de simples citoyens lambda de Paris. Or, ici, il n’y a que ça, des citoyens lambda.
Aucun n’a une histoire particulière à raconter qui diffère de la normale, et surtout aucun n’a la dégaine que nous arborons actuellement. Alors avant que le groupe de soldats ne puisse nous interpeller et de ruiner nos dernières chances, Allen a pris l’initiative de s’enfuir le plus naturellement possible, ce qui bien sûr était loin d’être si peu suspect qu’il le croyait.
Je ne peux pas nier qu’il a été bien formé dans son rôle de soldat, et qu’il arrive à mélanger tactique, combat et esprit de réaction, quand moi et Alexy sommes plutôt spécialisés dans ses domaines particuliers. Mais parallèlement, il en devient moins performants dans chacun, et les nombreuses erreurs qu’il ne cesse de commettre, son imprudence relative à propos d’Alexy malgré toutes ses précautions, me met la puce à l’oreille. Il semble avoir toutes les compétences, sans arriver à les exploiter à leurs pleines capacités. J’ai bien une petite théorie sur le sujet, mais elle ne colle vraiment pas avec sa situation.
- On va attendre ici jusqu’au soir, pour laisser le temps aux soldats de bien perdre notre trace -je redeviens attentif. Et en plus, nous serons bien plus discrets de nuit. Mais au moins nous avons tes masques, Alexy, conclut-il sa tirade.
Je ne suis vraiment pas excité à la perspective de de rester ici encore un très long moment, autant parce que ces catacombes ne sont pas l’endroit le plus accueillant que j’ai jamais fréquenté – et c’est peu dire – que parce que je serai obligé de confronter Alexy après ce qu’il vient de se passer. J’ai beau ne pas être allé plus loin, je ne suis pas vraiment avancé sur la marche à suivre vis à vis d’elle. Bien sûr, je pourrais adopter le comportement innocent de celui qui a simplement trébuché, s’est fait un peu mal à la cheville – d’ailleurs elle m’élance toujours – et s’est retenu sur elle sans faire exprès. En plus, je ne suis même pas censé être au courant qu’elle n’aime pas qu’on la touche, je n’ai donc aucune raison d’être gêné ou de m’excuser. D’un autre côté, mes mains sur elle et mon souffle précipité à son oreille n’auraient normalement pas leur place dans ce scénario totalement mensonger.
N’ayant pas d’autre choix, je m’adosse au mur qu’elle a laissé libre, m’évitant ainsi la position épineuse de choisir ma place en dernier. Je sens que les prochaines heures ne vont pas être une partie de plaisir.
Comme d’habitude, je ne me suis pas trompé.
Il ne fait pas vraiment froid dans les souterrains - je dirais que la température ne descend pas en dessous d’une dizaine de degrés au minimum -, sauf qu’à force de rester immobile, l’humidité ambiante finit par devenir vraiment désagréable. De légers claquements incontrôlés agitent mes dents et mon corps est secoué de frissons.
Nous avons fini par nous écarter un peu de l’échelle dans un silence presque inquiétant, comme si la situation entre Alexy et moi se répercutait aussi sur Allen. Une tension d’origine à moitié inconnue s’est abattue sur nous, nous plongeant chacun dans notre propre morosité. Renfoncés dans une alcôve du mur, nous avons fini par céder à l’épuisement et au fourmillement dans nos jambes et malgré l’aspect du sol, nous nous sommes affalés par terre.
Disposés en triangle, j’ai à présent l’impression que nous nous fusillons mutuellement du regard, chacun excédé par ses propres pensées, des pensées que j’imagine bien peu joyeuse. Ou plutôt, Alexy et moi fusillons Allen du regard, qui me rend mon agressivité sans difficulté, car nous n’osons pas croiser nos propres regards et qu’Allen tient trop à Alexy pour rejeter sa mauvaise humeur sur elle.
- Il est temps de partir.
Nous ne bougeons pas d’un pouce, tout d’un coup drainés de nos dernières gouttes d’énergie. Aucun d’entre nous, malgré le froid et l’inconfort, n’a vraiment envie de quitter le silence et le calme relatif des catacombes pour replonger dans la vie réelle : ici, nous sommes, il faut l’avouer, agréablement coupé de la réalité et de son lot de difficultés inépuisable.
- Il faut y aller, reformule Allen. Maintenant.
Je ne sais vraiment pas ce qui nous prend, mais l’étrangeté de la situation me monte soudain à la gorge, piquant mes yeux comme si je m’étais approché trop près d’un oignon. Décidément, cet endroit a vraiment des effets bizarres sur moi, et je devine que c’est la même chose pour mes compagnons. Allen a raison, pour une fois, il est plus que temps de se remettre en mouvement.
Je m’appuie d’une main sur le mur glissant pour me relever, me gardant bien de proposer mon aide à Alexy ou Allen. J’ai l’impression que nous sommes devenus des versions bien plus sombres de nous-mêmes durant cette période qui m’a paru comme une éternité, y compris moi-même car mes pires instincts ressortent à l’intention d’Alexy ; je ne comprends même plus l’origine de la tension entre nous car notre bref épisode de relâchement s’est presque effacé de mon esprit.
C’est donc dans un état apathique qui, sans mon plan et ma présence, leur aurait probablement valu de se faire capturer par la DFAO, que nous émergeons dans les rues de Paris endormies.
Avant le Nouveau Système, je crois avoir compris que les grandes villes restaient éveillées presque l’intégralité de la nuit, leurs populations ne se privant pas pour faire la fête et sortir quelle que soit l’heure. Aujourd’hui, si aucun couvre-feu particulier n’a été imposé, les habitants parisiens, et pour autant que j’en sache depuis le temps, de Chicago également, rentrent généralement chez eux au plus tard à minuit, une heure que nous avons largement dépassée.
Mais malgré les rues dépouillées de toute présence humaine, les yeux d’Alexy s’écarquillent et se parent de tous les reflets de ses émotions contradictoires. Je suis incapable de voir au-delà de leur grande diversité, et de l’affaissement des coins de sa bouche que j’interprète à grand peine comme de la nostalgie mais qui se mêle à une foule d’autres choses.
Je vois cependant parfaitement qu’elle suit à grand peine notre rythme soutenu, Allen guidé par ses instincts de soldat et moi à peu près remis de ma transe des catacombes. Comme prévu, nous effectuons le trajet sans encombres jusqu’à la petite maison de l’ami d’Allen, semblable à toutes les autres maisons de son pavillon. Je ne me préoccupe pas vraiment de la discussion que celui-ci mène avec son contact, ni de comment il le connaît : ce sont autant de questions sur lesquelles je me pencherai demain, car malgré toute ma détermination, je reste humain et la fatigue m’envahit.
Allen semble le comprendre, toute son animosité de tout à l’heure envolée à mon égard, et il guide dans le geste le plus gentil que je lui ai jamais vu à mon égard jusqu’à ma chambre. Comme je n’avais même pas remarqué la disparition d’Alexy – je dois décidément être vraiment beaucoup dans les vapes, mais ça n’a rien d’étonnant car je ne dors plus depuis trois jours – je suis surpris de la trouver sur un des lits jumeaux du petit espace aménagé sous un toit bas.
- Je reste en bas avec … , m’indique Allen, tandis que je m’apprête à bégayer une objection sur le fait exceptionnel qu’il me laisse seul avec elle.
Qu’il me laisse littéralement dormir dans la même chambre.
Je me retiens de justesse, m’écroule sur le lit, et quand il ferme la porte derrière lui, je m’abandonne aux bras du sommeil.
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