le 07/03/2022

J’essaye d’oublier en me pressant contre lui tandis que ses mains courent sur ma taille, puis suivent exactement le même chemin que dans les catacombes.
Mais ces contacts là ne sont rien comparés à celui de sa langue sur la mienne, puis de ses lèvres fines qui se pressent au coin de ma bouche me provoquant des frissons qui n’épargnent absolument aucune parcelle de mon corps.
Si je me perds dans sa passion dévorante, je ne peux pas la lui rendre parce que j’ai enfin compris l’origine de son contraste doux-amer. En ce moment même, sa double personnalité semble s’infiltrer entre mes dents, comme s’il me la transmettait et m’en remplissait par l’intermédiaire de notre baiser incontrôlé.
Et oui, je suis passée outre ce que je viens de découvrir, je suis passée outre tous mes instincts qui me disaient de le tuer sur-le-champ.
Parce que c’est ce que n’importe qui dans ma situation ferait à l’encontre d’un ennemi, n’est-ce pas ?
A l’encontre d’un agent de la DFAO infiltré.
Je le repousse presque assez fort pour le faire tomber à la renverse et m’enfuis de la chambre, non pas parce que je suis vraiment pressée de m’éloigner, mais parce que j’ai bel et bien peur de ne pas pouvoir résister si je reste plus longtemps.
Je suis absolument certaine de mes déductions, celles-ci ne m’ont jamais trompée, et de toute manière, lorsque je finis par découvrir la vérité comme avec Allen, je sens au fond de moi que je ne me trompe pas. Allen, et sa très potentielle addiction à la drogue, un autre problème que je me dois de résoudre et rapidement. Rapidement, car si la nuit n’est pas encore tombée, elle n’en est pas loin, et maintenant que Sacha se révèle être mon pire ennemi, je ne peux plus compter que sur lui.
Je n’arrive pas à y croire, et pourtant c’est comme si, encore une fois, une énième pièce du puzzle venait enfin s’assembler de manière parfaitement logique. Elle est à sa place, de même que tout ce qui m’agite à la pensée que Sacha fait partie de la DFAO, et que je viens de l’embrasser bien après l’avoir réalisé.
… tout ce dont j’ai envie, c’est te fuir ?
Des bribes de sa confession me reviennent en mémoire, claires et probablement à présent imprimées dans ma mémoire jusqu’à ma mort. Indélébile, la manière dont je me suis fait trahir de la pire manière possible, et indélébile l’écho familier que cela laisse dans mon cœur, rouvrant une blessure depuis longtemps présente.
Alors comme ça, ce n’était pas ce qui était prévu ? Prévu ? Prévu comme quoi, comme s’il avait planifié notre rencontre et notre relation avant même qu’elles n’aient lieu ? Prévu comme une vengeance longuement mûrie à mon égard, et dont j’ai pu voir toute l’ampleur lorsque ses yeux ont perdu leurs dernières barrières ? Ou encore prévu comme son infiltration, autant au sein de mon petit groupe que dans mon cœur, au cours de nos interminables discussions pendant lesquelles j’ai livré sans le savoir mon propre camp à l’ennemi… ?
Tant de petits détails qui me sautent à présent aux yeux, comme son indécision manifeste sur le parti à prendre, lorsqu’Allen et moi nous disputions à propos de Paris, ou encore sa double personnalité que, dans mon aveuglement, je n’ai jamais pu réussir à interpréter.
Malgré le fait que j’aie pris les commandes, reléguant la petite Alexy aux tréfonds de mon esprit, j’étais toujours une jeune fille brisée quand j’ai rencontré Sacha. Aujourd’hui, je suis couverte de cicatrices, et je ne doute pas que je pourrais m’effondrer à tout moment. Je ne me sens pas non plus assez forte pour affronter toutes les conséquences de ces dernières minutes, ni seule ni même avec l’aide de mon seul vrai compagnon. Pas plus que je n’ai assez recouvré ma santé pour faire face aux démons qui grouillent en moi, menaçant de m’engloutir, à commencer par ceux de mon enfermement.
Mais au milieu de ce cafouillis, je sais que je suis prête à prendre ma revanche sur Sacha de la pire manière possible, guidée par une haine pure et sans limite, même si je sais que je vais au devant de difficultés que je ne suis pas sûre de pouvoir abattre. Oui, je suis prête, et cette collision brutale de nos deux corps, mais aussi de nos deux âmes, je la lui ai accordée à lui autant qu’à moi ; à moi parce qu’elle m’était indispensable pour dire au revoir définitivement au Sacha que je croyais connaître, au seul homme sur Terre que j’aie jamais laissé franchir mes propres défenses tout en réduisant les siennes à néant.

Dans l’idéal, et je le sais, je devrais retourner le voir pour partir à la recherche d’Allen avec lui, m’évitant ainsi j’imagine tous les problèmes qui pourraient survenir de la part des Forces de Prévention mais aussi écartant les soupçons qu’il pourrait maintenant avoir. Mais d’un autre côté, je suis quasiment certaine d’être protégée de la DFAO grâce à la mission que Sacha mène, et il me faut absolument un moment seule à seul avec Allen pour lui expliquer la situation.
Je me contente donc siffler pour appeler Nuit d’encre, priant de toutes mes forces pour qu’elle accepte de me suivre et me protéger, car je ne me sens pas non plus de faire la route seule.
Trop de pensées, de chemins, se font dans ma tête, comme certaines facilités de mon évasion qui prennent enfin tout leur sens : ils m’ont laissée m’échapper pour pouvoir me suivre jusqu’à l’Organisation, sachant qu’Allen – ou un autre -, viendrait me chercher. Sacha est là pour s’infiltrer réellement dans leurs rangs, mais ce n’est pas pour autant que je ne suis pas certainement pucée et sous micro. Je frissonne à l’idée que chaque mot échangé au cours des dernières semaines, autant avec mes compagnons qu’avec moi-même, ont été enregistrés et soigneusement écoutés, peut-être en boucle pour déchiffrer je-ne-sais quel indice.
Je suis littéralement dégoûtée d’avoir été manipulée de la sorte, horrifiée aussi, mais paradoxalement je ne me laisse pas submerger par ma désolation : j’ai dépassé ce stade, ou alors j’ai enfin trouvé une véritable cible sur laquelle concentrer ma haine, une incarnation vivante de la DFAO et de mes souffrances, mais dans tous les cas la petite étincelle de vie que j’avais senti palpiter en retournant à Paris est devenue brasier. Elle me guide, me donne le courage et la force d’avance envers et contre tout, malgré les sentiments répugnants qui me submergent, loin de cette maison, loin de Sacha mais surtout, vers ce but que je ne vis maintenant plus que pour accomplir.
Mon cœur bat.
Il bat à toute allure quand je me rends compte que je ne sais absolument pas où aller, que je suis actuellement au milieu d’une foule grouillante d’hommes susceptibles de me toucher et m’agresser, me démasquer, à tout moment. Il faut que je m’ancre, et vite, sinon ce n’est pas moi qui devrai sauver Allen mais bien le contraire.
La première pensée qui me vient est bien sûr que j’ai trouvé, au moins, la réponse à une de mes questions : cette passion, haineuse certes, mais que j’ai bien malgré moi ressentie contre Sacha, me prouve que ce… type de choses peut bel et bien arriver entre un homme et une femme. Ainsi, je ne suis donc peut-être pas condamnée à passer l’éternité seule et sans compagne, puisque bien sûr je suis unique en mon genre.
Sauf que pour l’instant, quand je pense à de telles choses, je pense à Sacha, et uniquement à lui, ce qui ne me dit rien de bon quant à mon futur de ce côté là. Pourquoi est-ce que je suis bien plus obsédée par lui maintenant que je connais la vérité, alors qu’avant ce n’était que quelques émotions latentes mais facilement maîtrisables ?
Un contact humide sur mes doigts me ramène sous le soleil déclinant, et je remarque je me suis isolée à un croisement, la sortie d’une petite ruelle. Je ne crois pas m’être beaucoup éloignée de la résidence de Waël, mais pourtant je serais incapable de retrouver le chemin jusque là-bas. Tout cela commence très mal, surtout pour une personne handicapée par le contact d’autrui. A quoi je pensais ? Comment est-ce que je comptais être utile à quoi que ce soit dans ma situation ?
Il faut que je me reprenne, pour repousser loin, très loin, toute réflexion de quelque nature concernant Sacha, et toute peur des hommes. Pour Allen, pour mon futur, pour ce qui m’attend dans les prochains jours, je dois faire ce sacrifice. Je dois me convaincre que c’est possible, et cela me le semble presque en voyant Nuit d’encre lécher mes doigts avec énergie.
C’est la première fois qu’elle m’offre son soutien de manière aussi expressive. Je ne l’ai jamais vue m’accorder de son initiative une marque d’attention physique, comme si elle avait érigé la même bulle que moi. Je choisis immédiatement qu’elle sera mon ancrage pour les évènements à venir, et peut-être jusqu’à la fin, car je me rends compte que Sacha a été mon point d’appui pendant tout ce temps où je me reconstruisais lentement, reconstruction encore loin d’être achevée et actuellement en équilibre précaire.
Et soudain, une idée surgit, folle, stupide, et reposant en grande partie sur la chance, mais je décide de faire confiance et à mes intuitions… et à Nuit d’encre.
Je m’abaisse devant elle, accroupie pour plonger mes yeux exactement dans ses prunelles sans fonds. Je ne sais pas pourquoi, j’ai le pressentiment qu’elle comprendra ce que je m’apprête à lui dire, et cela se confirme au fur et à mesure que je lui assène combien il est important qu’elle traque Allen pour moi. Je répète de nombreuses fois le nom de mon compagnon, ou plutôt de mon ami qui a tant fait pour moi et que j’ai délaissé, lui et ses problèmes pourtant voyants d’addiction, préférant l’ignorer à cause de ses défauts et me rabattre sur une autre personne en apparence parfaite. Comme je regrette mes choix à présent, comme je regrette d’avoir tant insisté pour recueillir Sacha quand un mot de ma part aurait pu changer le cours de cette histoire.
- Allen, retrouve Allen, répété-je une énième fois.
Elle me regarde de ses petits yeux, perchés sur sa tête allongée si commune à celle d’une louve. Et au passage, mais cette fois silencieusement, je la remercie d’être restée, et de m’avoir apporté son soutien comme nul autre, un soutien qu’encore une fois je n’ai pas su voir à sa juste valeur. Je la remercie de m’avoir laissé ma chance, à moi une humaine qui lui ressemblait autant.
J’achève ma prière quand elle démarre, se mettant à trottiner à un rythme soutenu au milieu des pavillons résidentiels tous semblables.
Depuis mon évasion, si les blessures de mon dos me font toujours beaucoup souffrir, celle de mon visage a presque complètement cicatrisé, et j’ai en tous cas retrouvé une grande partie de ma force physique, qui me permet aujourd’hui de suivre Nuit d’encre sans trop de peine.
Petit à petit, comme transportée par l’urgence, et voyant que je maintiens moi aussi mon allure, elle accélère, me guidant sur un chemin inespéré.

Après une bonne demi-heure de course pendant laquelle j’ignore avec brio mon angoisse à chaque fois que je croise un nouvel homme, Nuit d’encre s’arrête au coin d’une nouvelle rue. Je me maudis copieusement de n’avoir pris aucune arme dans ma précipitation, et aussi en voulant éviter à tout prix de recroiser Sacha en me baladant dans la maison pour les chercher. Mais maintenant, je me retrouve sans défense, sauf si on compte mes poings dont je doute de savoir suffisamment me servir.
Je me rends d’ailleurs compte à la même occasion que je ne sais pas vraiment, finalement, ce qui m’attend lorsque je tournerai à cet angle pour retrouver Allen. Aurai-je des adversaires à affronter, et si oui sous quelle forme se présenteront-ils ? Ou peut-être l’agent de l’Organisation n’est absolument pas en danger comme Sacha et moi l’avons déduit, et il est tout simplement en train de rechercher son contact comme promis. Dans ce cas, mon manque de précautions ne deviendra pas une question de vie ou de mort.
Je prends une grande inspiration, puis je pose un premier pied, un second, et apparaît enfin à l’entrée de ce qui m’apparaît comme un cul-de-sac.
Ce n’est pas une ruelle à proprement parler, mais plutôt un espace entre deux entrepôts, ce qui me fait penser que j’ai quitté plutôt rapidement les quartiers reconstruits de Paris pour entrer dans la zone désaffectée, en plus mauvais état, et surtout très mal fréquentée. Je ne me fais aucune illusion sur ce qui se trouve ici, et suivant mes sautes d’humeur habituelles, je finis par me bénir d’être venue malgré tout.
Nuit d’encre vient se placer à mon côté, m’apportant un gigantesque réconfort quant au deux hommes menaçants qui encadrent Allen et le bloque dos au mur près d’une petite ouverture dans l’un des deux hangars. Mes mauvais souvenirs menacent de remonter à la surface, alors j’effleure le haut de la tête de ma chienne-louve pour m’ancrer à nouveau fermement. Ma nouvelle technique marche admirablement bien, je ne peux pas le nier, car mon esprit ne part pas à la dérive.
Remarquant enfin mon arrivée, les trois hommes, y compris mon ami, tournent la tête vers moi. Nous sommes à présent à deux contre deux, et à travers les yeux vitreux d’Allen, même à cette distance, je distingue un soulagement à ma vue qu’il n’aurait pas éprouvé s’il était dans son état normal.
Encore une preuve de plus que j’ai bien fait.
Je me rapproche, essayant de paraître mille fois plus assurée que je ne le suis en réalité, car je n’ai même pas l’ébauche d’un plan pour nous sortir d’ici. Je ne sais même pas où en est la situation, ni l’objet de leur querelle, bien que je puisse imaginer ce-dernier grâce aux histoires que j’ai entendues. Je me rappelle également que j’apparais bel et bien sous les traits d’un homme pour la première fois en plusieurs moi, et que nos adversaires n’ont aucune idée de ma véritable identité : je n’ai donc pas de peur à avoir de ce côté là, du moins que je me le répète comme un de mes nombreux mantras.
Quand je m’estime à une distance raisonnable du petit groupe, je fais halte, imitée par Nuit d’encre, plus reconnaissante que jamais de l’avoir à mes côtés.
- Un problème ? grogne l’un des deux hommes tandis que le second reporte toute son attention sur Allen, dont il se rapproche sensiblement.
Ne pas paniquer.
Ne pas me laisser submerger.
Je peux nous sortir de cette situation épineuse où je suis maintenant aussi engagée que lui, car s’il s’apprête à payer quelques conséquences que ce soit, je les payerai en même temps que lui.
Et comme il n’est question ni de les énerver en jouant les imbéciles ni de tourner autour du pot pendant de longues minutes qui ne font qu’accroître mon angoisse, je décide d’aller droit au but tout en priant pour ne pas être trop maladroite :
- Je voudrais simplement pouvoir repartir avec mon ami.
Je prends bien soin de ne révéler aucun de nos noms, au cas où ils ne seraient pas déjà au courant. Je suis relativement rassurée de voir qu’aucun des deux n’étant très baraqué, ils n’ont pas un avantage physique si insurmontable sur nous… en imaginant que je puisse compter sur Allen pour m’aider. D’apparence plutôt banale, ils me font tous deux penser à Waël et je comprends immédiatement pourquoi : habituée à nos airs de fugitifs et à des soldats pour seuls contacts humains, tous les citoyens normaux de Paris me semblent fades et sans personnalité à présent. Ou plutôt, ils se ressemblent tous, ce qui est différent.
C’est toujours le même qui me répond, clairement hautain en jaugeant mon apparence chétive :
- Allen – et merde – a malheureusement encore quelques dettes à nous régler avant d’être totalement libre.
Son ton suggère sans détours que pour lui, pour eux, ce n’est pas du tout un malheureusement. Leur doit-il de l’argent ? Un service ? Je ne connais pas grand-chose à leur univers, à part qu’il est dangereux mais que les Forces de Prévention laisse fleurir ce commerce pour ne pas éteindre complètement toute activité dans la ville et laisser au peuple une part de contentement. Si à l’époque une telle explication ne m’avait absolument pas choquée, j’y vois aujourd’hui sans une hésitation le reflet d’un système qui aurait dû m’alerter longtemps auparavant déjà.
Trop tard pour avoir des remords sur ce point-là cependant, et en attendant je n’ai littéralement pas le début d’une idée. Je cherche le soutien d’Allen du regard, percutée comme à notre première rencontre par notre ressemblance physique, qui me glisse inexplicablement entre les doigts à chaque fois que j’essaye d’y penser trop profondément. C’est frustrant, mais sur le moment, je ne vois que son air contrit.
La déception et la rage de voir son impuissance, qui vient s’ajouter à la mienne, réveillent la partie de moi qui a permis mon évasion – évasion truquée, mais évasion tout de même. Je lance un regard insistant vers l’arme que je distingue clairement sous sa fine veste, et dont je suis très surprise qu’elle ne lui ait pas encore été confisquée. Soit je suis arrivée juste à temps, soit ces hommes sont moins compétents dans leur boulot que je ne le pensais, ce qui ne les empêche pas de remarquer la direction de mes yeux et de deviner mon stratagème à la seconde.
Heureusement pour moi, Allen est encore suffisamment vivace pour aller plus vite qu’eux, et met à profit son entraînement de soldat pour me lancer le pistolet en évitant leurs mains qui se tendent déjà vers lui. Je l’attrape au vol avec aisance ; sa forme et son poids m’indiquent immédiatement qu’il a une bonne puissance couplée d’une petite portée, ce qui ne me porte pas préjudice dans la situation présente, même s’il me sera plus difficile de viser avec lui qu’avec certains autres modèles. A cette distance, ce n’est pas non plus une gêne énorme.
Et maintenant que je suis armée, je sens ma confiance remonter en flèche. Je ne me suis pas entraînée depuis ce fameux jour dans le champ, puisque nous sommes partis vers Paris à peine quelques heures après, une fois notre plan bien mis en place, et de même, ça ne me change rien. Tenir un pistolet dans ma main est pour moi le geste le plus naturel au monde, peut-être même plus naturel que de maintenir mes défenses en place, plus naturel que de haïr les hommes, plus naturel que de mettre mes masques synthétiques avant mon évasion.
Je réfléchis quelques secondes pour deviner que si je tire, le bruit attirera bien trop l’attention sur nous et risque de rameuter certains de leurs partenaires, ce que je ne veux à aucun prix. Peut-être les menacer suffira-t-il ?
Je pointe le canon droit sur la tête du deuxième, car même si ce n’est pas le plus agressif, c’est le plus susceptible de faire du mal à Allen. Il est ma priorité, je ne dois pas le laisser se faire toucher, car au milieu de la violence qui se prépare il est le plus vulnérable.
En position d’attaque, toujours à mes côtés, Nuit d’encre vibre d’un grondement qui je sens sur le point de s’échapper de ses entrailles. Je l’incite mentalement à ne pas se jeter sur nos adversaires tout de suite, de me laisser une chance de régler ce conflit pacifiquement même si chaque seconde qui passe augmente ma volonté de défendre Allen, et surtout mon envie de leur faire du mal pour le simple plaisir de me défouler après cette journée bien trop chargée en émotions. Je ne peux tout simplement pas tout garder à l’intérieur de moi, je dois extérioriser.
Celui que je menace dégaine cependant un pistolet similaire au mien et le pointe droit sur la tempe d’Allen, retournant la situation quand j’avais l’avantage quelques secondes avant encore. Mon sang bouillonne de cette erreur de débutant. J’aurais dû anticiper, j’aurais dû, j’aurais dû…
Je suis trop occupée à me perdre à nouveau, et je remarque donc un peu trop tard l’offensive d’Allen pour me coordonner parfaitement avec lui, ce qui n’est pas le cas de Nuit d’encre, n’attendant qu’un signal pour attaquer.
De son avant bras, mon ami a effectivement écarté celui de son ennemi pointé sur sa tête, d’un geste sûr et rapide qui fait certes partir le coup, mais pas à temps pour lui causer le moindre mal. Désarmé, car son arme a glissé à terre, l’homme le regarde méchamment et je vois du coin de l’oeil Nuit d’encre se ruer sur le deuxième. J’ai peur pour elle une fraction de seconde, avant de me rendre compte de la stupidité de ces sentiments, car son corps massif s’abat sur le le dealer blond avant qu’il n’ait vraiment le temps de réagir. Elle est suffisamment imposante et féroce pour le renverser à terre pendant que je me rue à sa suite, et elle l’a complètement immobilisé, les crocs sur sa gorge, quand j’arrive à leur hauteur.
En parfaite harmonie, elle saute ailleurs d’un bond au moment où je place mon arme sur son cœur, dans un geste semblable à celui qui menaçait Allen un instant auparavant. Ce-dernier, qui m’a surprise de ses réflexes encore bien aiguisés – je me rappellerai de ne jamais le sous-estimer encore une fois – me crie sans plus aucune discrétion que nous devons nous en aller car l’unique coup de feu va suffire à attirer les renforts.
Mais je n’ai plus d’yeux que pour l’homme à terre, sur la gorge duquel je pose mes chaussures salies de boue. J’augmente petit à petit la pression, ignorant totalement mon dégoût d’être si près de lui. Cela n’a plus d’importance, et tout simplement parce que je m’apprête à prendre la plus douce des revanches sur tout ceux qui m’ont fait souffrir aujourd’hui.
Sur Sacha.
Et sur moi-même.
- Tu vas regretter d’avoir jamais posé les pieds sur cette terre.
Ses doigts s’agrippent désespérément à ma jambe, me procurant un spasme de vomi, mais il n’ose pas se rebeller ouvertement de peur que je ne l’achève tout de suite. Tant mieux. Comme ça, quand il comprendra qu’une mort rapide est préférable, il sera trop tard.
- Et tu vas regretter d’avoir osé le menacer.
Quand je renverse tout le poids de mon corps sur sa gorge, libérant mon autre pied qui vient briser les doigts de sa main restée à terre avec toute la force que je suis capable de lui insuffler, son premier hurlement de douleur retenti, suivi de nombreux autres au fur et à mesure que mes balles traversent avec une précision indéfectible sa colonne vertébrale pour l’immobiliser, puis ses paumes, et pour terminer son poumon droit.
Mais je me refuse à lui donner la grâce de la mort quand je finis enfin par suivre un Allen tremblant, me repaissant de ses cris étranglés qui me donnent la volonté de me propulser loin de tout danger.
Au fond de moi, les gémissements d’horreur de la petite Alexy se mêlent à la satisfaction de cette bombe d’énergie qui vient enfin de quitter mon corps, me laissant vide et repue, libérée de toute ma souffrance.