Chapitre 29 - ALEXY

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le 07/03/2022 et le 09/03/2022

Je suis Allen à la trace dans les rues qu’il semble connaître parfaitement, et qui nous guide, Nuit d’encre et moi-même, j’imagine vers la maison de Waël.
Ce qui me fait penser que nous ne pouvons pas retourner là-bas. Malgré les micros placés sur moi, je dois trouver un moyen de prévenir Allen de la trahison de Sacha avant qu’ils ne se revoient et que quoi que ce soit de plus néfaste ne nous arrive encore. Si je laisse passer cette occasion, je n’en reverrai probablement pas de semblable avant longtemps sans éveiller les soupçons de Sacha, car malgré ce que cela signifie vraiment, j’ai aujourd’hui la parfaite excuse.
J’attrape donc mon ami par le bras dès que je nous estime assez loin des entrepôts, mais aussi à une distance raisonnable de notre résidence provisoire. Il a un sursaut, comme s’il ne voulait me toucher à aucun prix, ce qui me blesse mais me prouve en même temps la facilité avec laquelle je viens de provoquer moi-même un contact physique avec lui : comme si mon explosion avait réellement eu un effet bénéfique, ou alors peut-être que les derniers évènements ont été trop éprouvants pour que j’y fasse autant attention qu’avant.
- Nous devons continuer, murmure-t-il entre ses dents serrés, même s’il accepte de se retourner pour me faire face. Ces deux-là n’étaient que leur avant-garde, tu ne sais pas ce qui nous attend s’ils nous retrouvent.
Et je le crois bien malgré moi, car pour qu’Allen ait aussi peur d’eux que j’ai peur de la DFAO, ils doivent effectivement être dangereux.
- Très bien, mais conduis-nous à un endroit…
Je me reprends au dernier moment, me morigénant furieusement car j’ai failli révéler mes intentions. Je dois définitivement me rentrer dans la tête que je suis sur écoute… et qu’un énorme blanc est tout aussi suspect. Vite, trouver quelque chose.
- Un endroit calme. J’ai besoin de me reposer, et nous devons faire un point sur ce qui vient de se passer.
Je parle trop souvent en partant du principe que les gens en face de moi peuvent détecter les mensonges comme je le peux, même si je suis bien hypocrite de penser ainsi quand je n’ai pas su détecter le plus gros mensonge jamais mis en place. Pourtant, sûrement grâce à sa sensibilité élevée, ou alors grâce à la connaissance qu’il semble avoir de moi, Allen comprend immédiatement mes véritables intentions. Et quand je pose un doigt vertical sur mes lèvres en le fixant intensément dans les yeux, il hoche la tête, pour suivre mes instructions à la lettre à partir de ce moment là.

Je me sentais forte tout à l’heure.
Femme, haïe, dégoûtante, mais forte de mes résolutions, de ma détermination à accomplir l’impossible.
Mais maintenant que l’adrénaline est retombée, le trou noir recommence à spiraler juste autour de ma lueur, l’épargnant tout en attirant tout ce qui se trouve à ses extrémités jusqu’à son centre. C’est inexorable, et surtout dévorant pour mon esprit passé de l’ébullition à un état d’apathie dépressive en une dizaine de minutes de course. Les émotions noires et négatives m’envahissent, projetant une seule idée contre mes rubans : « C’est trop. Je suis fatiguée de me battre ». Et cette réflexion rebondit à l’infini, venant du plus profond de moi, de ce que je ressens vraiment, de ce que je ne peux pas nier, et se heurtant à l’Alexy inflexible qui a pris le contrôle il y a bien longtemps maintenant.
Allen s’arrête enfin à l’angle d’une nouvelle ruelle, cette fois à l’endroit parfait que je m’étais imaginé pour cette discussion : calme comme si nous étions seuls au monde, mais à deux pas des portes d’une civilisation grouillante qui écartent le danger. Etrange, n’est-ce pas, que je recherche la présence masculine à présent en bouclier contre la DFAO, contre Sacha, même quand elle représente mon pire cauchemar… Décidément, on est capable d’apprécier n’importe quoi quand son avenir est en jeu.
Son futur.
La promesse d’une vie meilleure.
Tout ceci est réel.
Mon cœur se brise définitivement à cette réminiscence, qui s’accompagne de la voix douce-amère de Sacha, exprimant à elle seule toute l’ampleur de ma douleur. Celle-ci me paraît littéralement insoutenable, si intense que je m’effondre à terre sans même m’en rendre compte. La main d’Allen se pose sur mon épaule, une énième, que dans mon état normal j’aurais rejetée, mais je suis à présent bien trop brisée pour avoir la force de lutter.
Qu’il me touche, qu’il ne me touche pas, quelle différence ?
Que qui que ce soit respecte mon consentement a-t-il vraiment une importance quand toutes les personnes à qui j’ai pu accorder ma confiance l’ont déchirée, réduite en lambeaux à la première occasion ? Je ne sais même pas ce que j’ai bien pu faire à Sacha pour mériter une telle souffrance.
Mes rubans d’ordinaire pacifiques se sont transformés en autant de fouets recouverts d’acides qui me lacèrent de l’intérieur, s’accompagnant d’un sentiment brûlant au creux de ma poitrine et de mes entrailles. La sensation désagréable se rajoute à tout le reste, formant un cocktail explosif que je peux à peine retenir de se déverser sur Allen.
Et puis je me fais la réflexion que si j’ai autant abaissé mes barrières pour Sacha sans réussir à voir sa traîtrise, il pourrait très bien en être de même pour l’agent de l’Organisation, que je connais bien moins que mon ancien ami. Est-il seulement un allié dans cette guerre intenable ? Il pourrait m’avoir menti lui aussi que je n’en serais même pas surprise.
Est-ce que je fais bien de lui révéler ce que j’ai appris sur Sacha, d’ailleurs ? Est-ce que je ne devrais pas garder tout cela pour moi, au risque de me faire dévorer par une vérité pire que tout ?
La sensation fantôme de ses lèvres à la commissure des miennes…
La pensée bien réelle, pour le coup, que je l’ai embrassé volontairement alors que tout ce que je veux à présent, c’est sa mort. Mais je l’ai fait tout de même, parce que… non, pour une fois, je ne veux pas suivre ce chemin là. Je veux me tenir à l’écart. Qui sait ce que cette vérité là pourrait provoquer en moi ? Je commence à aimer le mensonge, finalement. Il est bien plus facile, autant pour soi-même que pour les autres, bien moins douloureux, bien moins vicieux.
- Alexy, regarde moi dans les yeux.
Regarde-le dans les yeux, me souffle ma conscience, qui s’illustre en la personne de la petite Alexy pour une fois. Comme si elle savait quelque chose, avec son âme d’enfant, que je ne suis pas capable de percevoir en tant qu’adulte.
Regarde-le dans les yeux.
Je plonge mon regard dans le sien, pour y voir un reflet absolument semblable et totalement différent du mien. Gris, gris nuageux, gris calme, gris de tempête, mille nuances de gris qui suivent ses humeurs. Des humeurs qui changent en fonction des autres, quand mes humeurs varient uniquement avec mes propres émotions que je ne suis pas capable de contrôler.
Je n’ai jamais tenu une déduction aussi bancale, aussi imprévisible et douteuse que celle-ci, mais je n’y ai jamais non plus autant cru. Ce que je vois dans les prunelles d’Allen ne peut pas être de la méchanceté, ou des mauvaises intentions. Au fond, j’ai toujours su que Sacha possédait deux facettes de sa personnalité, j’ai toujours perçu le danger qui grondait sous la surface : j’ai juste décidé d’en faire fi, parce que son autre personnalité m’apportait tant de paix et de stabilité que je ne pouvais me résoudre à gâcher ce répit inespéré.
Allen, lui, rayonne par son amour pour les autres, autant parce qu’il tient à eux, et en ce moment particulièrement à moi, que parce que leur ressenti l’affecte tout autant : faire du mal à ceux qui l’entourent, ce serait se faire du mal à lui-même. Pour cette raison, cette vérité que je sens vibrer en moi, je décide de lui faire confiance une bonne fois pour toutes.
Et je décide qu’il sera le compagnon pour marcher à mes côtés durant tout le temps que me prendra ma vengeance justicière.

Allen me tend prudemment le carnet et le stylo, tout juste achetés dans la papeterie la plus proche.
Je ne suis pas dans ma meilleure forme, et même à la limite de me coucher le sol car ma tête tourne sans sembler vouloir s’arrêter. Je crois que je pourrais facilement vomir si je m’y autorisais. Des relents de désespoir continue de s’élever partout entre mes rubans, de les noircir comme de la suie, une suie qui ne s’enlèvera pas si facilement une fois qu’elle s’est déposée. Mais j’arrive à passer outre suffisamment pour ne pas laisser mon ami dans l’ignorance la plus complète, surtout qu’une fois ma décision prise, chaque seconde va compter dans le numéro d’équilibrisme que va devenir notre vie.
Tout ceci est réel.
Oh oui, Sacha, et maintenant que je connais la vérité, ma possibilité d’une vie meilleure repose sur ta mort dans les pires souffrances et rien d’autre. Alors merci de m’avoir appris à prendre des risques, merci de m’avoir enseigné que l’incertain peut amener le meilleur dans nos vies, car sans toi, je n’aurais pas songé une minute à prendre les risques démesurés qui s’offrent à moi.
Merci de m’avoir montré à quel point rien qui vienne des autres n’est réel, qu’on ne peut compter que sur soi-même peu importe à quel point on se déteste, et que tu es le plus gros menteur que j’ai jamais rencontré.
Je tapote la feuille de la pointe de mon crayon, incapable de trouver les mots justes pour résumer la situation le plus vite possible. Tant de paramètres sont à prendre en compte : être parfaitement claire pour ne pas donner de fausses pistes à Allen, mais ne laisser aucune information de côté, aller assez rapidement pour distancer ses pensées et des conclusions trop hâtives qui pourraient s’installer, mais aussi réfléchir à ce que je pourrais dire à haute voix pour ne pas mettre la pouce à l’oreille de ceux qui nous écoutent. Décidément, je ne suis pas très douée dans ce rôle, et j’aimerais soudain avoir une formation de soldate qui me permettrait de garder mon sang-froid, de savoir avec précision ce que je dois faire sans paniquer.
Mais quand je pense aux micros placés sur moi, et sûrement aux traqueurs, les idées finissent par venir et je sais ce que je dois révéler en premier.
« Nous sommes sur écoute. »
J’écris du plus vite que je le peux, mais je n’ai pas pratiqué depuis longtemps et mes doigts luxés continuent de me faire souffrir un peu. Je lui tends le carnet avec cette première information tout en l’analysant.
Aucune expression ne s’affiche sur son visage en apparence, mais au fond de ses yeux je vois combien il est… frustré. Contre lui-même ? Je ne saurais le dire, je n’ai pas assez d’informations. En tous cas, il n’a pas l’air surpris, et je spirale à l’idée des nouveaux mensonges qui se cachent là-dessous. Je continue néanmoins, sur ma lancée, ne pouvant plus arrêter la machine en cours de route.
Je lui résume le plus succinctement possible, comme prévu, et quand vient la question de comment j’ai réussi à le comprendre, je m’aperçois que je n’avais pas envisagé la possibilité qu’il me la pose. Je ne sais donc absolument pas quoi répondre, car admettre que j’ai eu ne serait-ce qu’une conversation à cœur ouvert avec Sacha, lui dévoilant mes pensées les plus intimes, me déprime peut-être encore plus que notre… échange passionné.
« Ca n’a aucune importance pour l’instant. C’est tout ce qui t’intéresse ? »
Bien malgré moi, je dois admettre que mimer une émotion complètement différente pour en cacher une autre est une excellente technique, mêlée à une pointe d’agacement et d’exaspération, même si je m’inspire complètement de Sacha. Cela me répugne qu’il puisse être si intelligent, si doué en manipulation pour avoir réussi à me tromper. Mes sens m’ont fait défaut au pire moment possible. Quel impact cela aurait eu que je ne détecte pas le mensonge chez un de mes compagnons, dans les Résidences ? Aucun, mais bien sûr, eux ne me posaient pas de problème. Ils n’ont jamais réussi.
Puis je reporte mon attention sur Allen, qui me regarde avec des yeux affaissés, si triste que je pourrais le penser plus abattu que moi pendant un instant.
« Je crois que nous ne pouvons plus continuer comme ça, Alexy. »
Il s’arrête sur mon prénom, de la même manière qu’on s’arrête sur un mot prononcé pour la dernière fois.
Mon cœur commence à battre la chamade, pressentant instinctivement ce qui va suivre, mais il devance mon raisonnement.
- Tu veux continuer de te reposer en silence pendant longtemps encore ? Je ne veux pas te brusquer, mais nous devons rentrer au plus vite, au minimum parler de ce qui vient d’arriver !
Je n’ai aucun mal à le suivre dans son stratagème.
- Laisse-moi, Allen. Et ne me touche pas.
Les mots me font mal, car je me rends compte combien ils sont familiers pour qu’ils suffisent à décrire mon humeur à eux seuls. Mais je dois faire mon effet, je dois m’assurer qu’aucun soldat de la DFAO ne nous soupçonne, quelle que soit l’identité de la personne qui nous écoute. Ou des personnes.
Et je me suis promis que j’y arriverai peu importe les sacrifices à accomplir.
Il soupire bruyamment et lâche un acquiescement, avant de caler le calepin contre son genoux, assis contre le mur dans la même position que moi.
En même temps qu’il écrit, j’anticipe la douleur, le choc, qui ne manqueront pas de suivre, je m’y prépare mentalement et me blinde contre mes propres réactions du mieux que je peux. Dans quelques secondes, ces protections partiront en fumée, sans même tenir un instant contre les révélations d’Allen, mais cela m’aide à stabiliser ma respiration au cours de mon interminable attente.
Et quand il me présente la feuille, les yeux fixés droit devant lui pour ne pas croiser mon regard, quand je la saisis de la même manière, les mots se brouillent d’abord devant moi sans prendre leur véritable sens.
« Tout ce qu’a pu te dire la DFAO est vrai. Tu fais partie de l’Organisation, tu es ma sœur jumelle, et tu t’appelles Astrid. »

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