Chapitre 7: L'étage secret
Stacy
Stacy descendit longtemps, vers le bas. A présent, c'était sûr, elle se trouvait au 119e. Soudain, alors que l'escalier continuait à s'enfoncer encore plus loin, elle vit quelqu'un allongé à même le sol. Elle entendait sa respiration, bruyante et erratique. Lorsqu'il réalisa sa présence, il tenta de se redresser, en vain. Il se contenta donc de regarder la jeune femme qui s'approchait, méfiant. Puis son visage afficha une surprise non contenue, tandis que Stacy se figea en reconnaissant le jeune homme.
-Stacy ?
-Théo ?
La jeune femme déglutit. Il avait l'air mal en point. Malgré la pénombre, elle pouvait voir que son visage était pâle, tandis que ses yeux avaient perdu de leur éclat.
-Bon sang, la poisse...
-Théo ? Qu... Qu'est-ce que tu fais ici ?
Il ricana amèrement. En s'approchant, elle réalisa avec horreur qu'il était blessé. Une forte odeur de sang émanait de son corps, et il parlait déjà avec difficulté. Il pressait sa main contre une plaie béante au niveau de son estomac, depuis laquelle un flot écarlate s'écoulait.
-Il faut dire... Que j'ai pas été malin... Sur ce coup-là... Ils... M'ont eu...
A présent, Stacy paniquait pour de bon.
-Tu aurais dû me dire que les hérétiques te recherchaient, père t'aurait placé sous sa protection, j'en suis certaine...
Des bruits de pas précipités se firent soudain entendre en haut des marches. La jeune femme dut se faire violence pour ne pas céder à la panique. Les révolutionnaires l'avaient retrouvé, elle en était certaine.
-Ils... Arrivent... Ecoute-moi bien Stacy, ne... M'interrompt pas. C'est très important.
-Je suis là Théo.
Elle s'accroupit à ses côtés et lui prit la main. Incapable de contenir sa tristesse devant l'agonie de l'être aimé, elle se mit à pleurer, en silence, attentive à ses dernières paroles.
-Cet escalier... Est un passage qui mène à l'étage inférieur... Connu par les plus hauts de ce monde... Mais... Derrière moi... Une porte... L'étage intermédiaire... Secret...
Stacy leva ses yeux embués de larmes, surprise. Elle n'avait pas remarqué la porte sur laquelle était adossé son précepteur.
-Le mouvement... Révolutionnaire... Je travaille pour eux... Tout comme... Ta mère...
Cette fois-ci, la jeune femme se crispa. Elle lui lança un regard effaré.
-Julius... Modérateurs... Ils arrivent... Cache toi... Derrière... Affronte les ténèbres... De la Tour... Le secret... De la noblesse...
Une quinte de toux le secoua. Rassemblant ses dernières forces, il plongea sa main libre dans sa poche et déposa un papier froissé dans la main de son élève.
-Mes recherches... Quand ils seront partis... Descends... Trouve l'Insaisissable...
Il lui lança un regard déterminé, dans lequel il lui transmit toute la vie qu'il lui restait.
-Va... Pour moi... Pour ta mère... Achève... Notre oeuvre.
Il ferma les yeux, épuisé.
-Théo...
Il ne répondit pas. Puis s'écarta légèrement, afin de lui laisser le champ libre pour passer la porte.
-Je t'abandonne pas, sanglota-t-elle.
-Il... Le faut... Tu dois...
Elle le fit taire d'un baiser fougueux. Elle y fit évacuer tout le stress accumulé durant cette journée éprouvante, la peur et la tristesse qui lui serraient la poitrine en cet instant. Durant quelques instants, elle eut l'impression que le jeune homme, cette fois-ci, lui rendait son baiser. Mais lorsqu'elle se redressa, elle vit que ses yeux s'étaient refermés. Son visage s'était détendu, et le sourire qu'elle connaissait bien était affiché sur son visage.
-Théo...
Les larmes coulèrent, à flot. Elle ne pouvait décemment pas l'abandonner ici. Pas maintenant. Pas après qu'il lui ait asséné toutes ces nouvelles de cette façon, sans préalable. Pas après qu'il eut balayé toutes ses certitudes. Elle avait des dizaines de questions à lui poser. Elle aurait voulu lui dire de se lever, de venir avec elle. Mais elle le savait, il ne pouvait pas. Il n'en avait plus la force.
La douleur qu'elle ressentit alors la frappa de plein fois. Elle réalisa que Théo ne ferait plus partie de sa vie, et ce de façon définitive. En se remémorant leurs moments passés ensemble, ces journées entières à étudier, discuter en semble comme de bons amis, elle se sentit terriblement stupide. Pourquoi avait-elle accepté aussi facilement de tourner le dos à cette vie ? Sans doute parce qu'elle se disait, au fond d'elle-même, que même si tous les deux se mariaient chacun de son côté, Théo ne serait jamais bien loin. Mais elle réalisait maintenant que tous ces projets, ces promesses n'arriveraient jamais. Il ne resterait bientôt plus qu'un souvenir de son précepteur. De son ami. De son premier amour. Et ses larmes coulaient, intarissables. Mais elle se devait de respecter sa dernière volonté. Elle tirerait les choses au clair, sur l'Insaisissable, sa mère, et les hérétiques. Elle trouverait des réponses à ses questions.
La main tremblante, elle saisit la poignée et poussa. Fermant les yeux, elle ne put cependant se résoudre à avancer. Elle jeta un regard en arrière.
-Va... Stacy...
La mort dans l'âme, elle s'avança puis referma la porte. Mais elle n'eut pas le temps de penser à nouveau à son ami qui se mourait, car une horrible odeur lui assaillit les narine.
Une odeur mélangeant crasse, excrément et urine. Une odeur de vomi, de sang et de transpiration. Une odeur de cadavre également. Avec dégoût, elle enleva sa veste et la plaça devant son nez.
-Qu'est-ce que c'est que cet endroit, songea-t-elle, horrifiée, lorsqu'elle leva enfin les yeux.
Elle n'entendait rien, juste un léger murmure, des gémissements. Peut-être était-ce son imagination, mais elle crut entendre un bébé pleurer, au loin.
Mais elle voyait des cages. Partout. Et dedans, des milliers de corps nus entassés les uns sur les autres. En entendant les cris derrière elle, la jeune femme se mit à courir, s'enfonçant dans ce mystérieux étage. Pas le temps de penser, il lui fallait rester cachée.
-Mademoiselle... Grimmsworth ?
Elle connaissait cette voix. Horrifiée, elle leva les yeux.
Anna. Dévêtue. Derrière les barreaux. Son corps était couvert d'hématomes. Elle affichait un regard vide, complètement dépourvu d'émotions, mais des larmes coulaient sur son beau visage. Avec effroi, Stacy vit que les corps avaient commencé à s'agiter.
Ils étaient vivants.
Ou plutôt, elles étaient vivantes.
Anna s'agita soudain, et se jeta sur les barreau, se mettant à hurler.
-SORTEZ-MOI DE LA ! PAR PITIÉ !
Stacy se recula, horrifiée. Elle avait peur de comprendre, mais refusait de se l'avouer. C'était bien trop horrible. Elle s'écroula à même le sol, lâchant sa veste au passage, et s'éloigna un peu plus loin. Tout en marchant, elle les entendait murmurer, pleurer. Certaines se mordaient le bras jusqu'au sang, puis s'abreuvaient de liquide rouge. Dans l'une des cages, elles se disputaient ce qui semblait être de la viande crue, mais Stacy reconnut avec horreur une petite main potelée.
-C'est horrible, n'est-ce pas ?
Elle releva la tête. Une femme la regardait, impassible. D'après ses traits, elle avait sans doute été très belle autrefois. Mais aujourd'hui, son corps squelettique et ses cheveux grisonnants avaient eu raison de sa beauté.
-Lors de notre arrivée ici, nous sombrons toutes plus ou moins dans la folie.
-Qui... Etes-vous ? Que faites-vous ici ?
-Stacy Grimmsworth, c'est ça ? Tu as bien grandi...
L'espace d'un instant, une parcelle d'émotion sembla animer ses yeux vitreux, mais elle reprit presque aussitôt son regard vide.
-Quand à la réponse à ta question... Tu l'as deviné, n'est-ce pas ? C'est là notre "récompense". Assouvir les désirs charnels de notre maître, avant d'être jetées ici, souvent porteuses de leur enfant.
-Je vous reconnaît... Vous étiez la gouvernante de monsieur Hoffmann... Il vous a récompensée, il y a quatre ans de cela...
A peine avait-elle prononcé ces mots qu'elle réalisa l'étendue de l'horreur devant laquelle elle se trouvait. Ce fut la goutte d'eau qui fit déborder le vase.
Durant ces dernières vingt-quatre heures, elle avait accumulé et enfoui trop d'émotions néfaste au fond d'elle-même. La crainte que lui inspirait son père avec laquelle elle vivait depuis des années, l'appréhension du passage à l'âge adulte qui l'avait tiraillée toute la journée, l'horrible déception amoureuse qu'elle avait subite lorsque Théo l'avait repoussée. La peur qu'elle avait ressentie lorsqu'elle avait compris que son précepteur était en danger, la douleur profonde qui l'avait assaillie lorsqu'elle avait littéralement assisté à ses derniers instants. Le choc face aux révélations de son ami. Et maintenant l'horreur, le dégoût que lui inspirait cet endroit. Ces femmes, belles et serviables, dont la dignité avait été bafouée, dont l'esprit avait été brisé, étaient revenues à l'état sauvage. C'en fut trop pour elle.
Elle s'effondra en hurlant. Soudainement prise de nausée, elle vomit tout ce que son corps pouvait contenir. Elle s'écroula dans son dégueulis, dans lequel un flot incessant de larmes de rage et d'impuissance vint se mêler. Ses cris finirent par attirer l'attention des anciennes servantes, qui la regardèrent de façon tout aussi impassible. Sa respiration s'accéléra de façon incontrôlable, et son corps fut secoué de spasmes. Elle n'arrivait plus à réfléchir, et sentit que, petit à petit, elle sombrait dans la folie. Elle avait atteint la limite de ce que son esprit pouvait supporter. Elle se roula alors en boule, et perdit connaissance.
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