Agacé. C'était le terme parfaitement adapté pour décrire l'état d'esprit actuel de Julius Grimmsworth. "Enervé" aurait été un terme trop fort. "Contrarié" n'était pas assez précis. "Frustré" n'était pas exact. Il était agacé, comme lorsque son steak manquait de sel, ou lorsque son café était trop chaud. Les évènements récents s'étaient enchaînés trop vite, et il sentait peu à peu que les choses lui échappaient.

Julius Grimmsworth était un Administrateur. Il avait toujours pris soin de garder le contrôle sur toutes les choses qui lui étaient confiées, et s'était toujours débrouillé avec brio grâce à son charisme et son intelligence extraordinaires. Seulement voilà, pour la première fois depuis le début de sa carrière, il faisait face à un échec cuisant. Ou plutôt, à une défaite agaçante.

-Mr Grimmsworth.

Vlad, son majordome, se tenait à l'entrée de son bureau. Impassible comme à son habitude.

-Vous avez un... Visiteur.

-Je n'ai pas de rendez-vous prévu cet après-midi.

-Il n'est pas venu sur rendez-vous.

Julius releva les yeux du dossier dans lequel il était plongé. Vlad n'était pas un combattant, mais sa grande taille et son regard sombre le rendaient assez menaçant pour faire office de vigile et dissuader ceux qui osaient approcher de trop près la demeure de son maître.

-Dis lui que je ne souhaite voir personne aujourd'hui.

-Je crains que je doive insister monsieur. C'est un invité de marque.

Pendant une petite fraction de seconde, Julius perdit son sange froid. Une minuscule goutte de sueur, une seule, vint perler son front tandis qu'un froncement de sourcil imperceptible vint troubler le marbre de son visage.

-Fais le entrer. Referme la porte derrière toi, et que personne ne vienne nous déranger. Sous aucun prétexte.

Le majordome acquiesça, puis se retira. L'Administrateur jeta un regard circulaire sur son bureau, afin de s'assurer que tout était parfaitement en ordre pour accueillir son invité. Comme d'habitude, aucun grain de poussière ne traînait sur les meubles en bois massif parfaitement vernis. Les quelques tableaux qui ornaient les murs, représentant certains de ses prédécesseur les plus illustres, semblaient le toiser d'un air grave. Il ferma les yeux quelques instants, se concentrant sur sa respiration. Lorsque la porte se rouvrit une minute plus tard, Julius avait fini de se préparer mentalement à l'entrevue qui allait suivre.

Son visiteur improvisé s'installa face à lui sans attendre d'y être invité, comme si de rien n'était, tandis que Vlad se retirait après les avoir salués. De petite carrure, il était vêtu d'un long manteau blanc bordé de doré, vêtement caractéristique de sa fonction. Entre deux âges, ses cheveux noirs tiraient sur le gris. Il caressa sa moustache bien fournie, fixant l'Administrateur d'un regard sévère.

-Eh bien, eh bien. Qu'avons-nous là ?

-Ecoutez, je peux tout vous expliquer...

-Julius, il n'y a rien à expliquer. Nous ne pouvons que constater votre échec.

L'Administrateur ravala la réplique, cinglante et pleine de fierté, qui lui brûlait les lèvres. Il ne devait surtout pas perdre son sang froid face à son interlocuteur. En effet, seules les hautes institutions de l'Eglise possédaient une autorité supérieure à celle des tout-puissants Administrateurs. Aux yeux du clergé, ils se trouvaient au même niveau que les évêques. Cependant, l'émissaire qui se trouvait face à Julius à cet instant était un Cardinal. Autrement dit son supérieur hiérarchique.

-Non seulement vous avez perdu les recherches de Blacksmith, continua l'homme d'Eglise avec une lassitude non feinte, mais en plus vous les avez laissées en possession de votre fille. Qui se dirige tout droit vers l'Insaisissable.

Julius pinça les lèvres. C'étaient des faits avérés, il ne pouvait le contredire.

-Je vais tout arranger, dit-il en gardant son masque impassible. Donnez-moi juste un peu de temps...

-Tout arranger ? Bien évidemment, vous n'avez pas le choix. Sans quoi vous seriez démis de vos fonctions, et envoyés aux mines.

Pour la seconde fois aujourd'hui, Julius perdit son sang froid. Il serra les poings, sentant la fureur l'envahir.

-Vous n'oseriez pas... Pas après...

-Après tout ce que vous avez fait pour nous ? Il était convenu que vous deviez régler le souci des vingt-deux étages qui échappent à notre juridiction depuis toutes ces années, et vous n'avez toujours pas avancé.

-J'ai sacrifié ma famille pour vous.

-Votre femme était une impie.

-Comment...

-Silence !

L'Administrateur frémit. Dans le feu de l'action, il s'était levé sous l'effet de la colère. Il se rassit lentement, sans lâcher son interlocuteur du regard.

-Julius. Souhaitez-vous mourir ?

-Non...

-Rendez-vous bien compte que l'Eglise ne serait pas intervenue si la situation n'était pas aussi critique. Votre fille connaît notre secret, et elle possède en plus avec elles les plans de Blacksmith. Elle se trouve dans le seul endroit de la Tour qui vous est inaccessible, et la contacter sans que vous ne le remarquiez est un jeu d'enfant pour l'Insaisissable. Pire, imaginez qu'un des chefs de la pègre obtienne les plans ? En particulier le bâtard d'Hoffmann ?

-Je vais...

-Vous n'allez rien faire. Contentez-vous d'obéir aux ordres. A partir de maintenant, nous prenons les choses en main. Nous vous enverrons quelques renforts d'ici la fin de la semaine.

La perspective de recevoir des ordres lui déplaisait fortement, mais il ne protesta pas. Il avait néanmoins cette horrible impression de n'être qu'un pion dans leurs manigances.

-Des... Renforts ? Vous voulez lancer une attaque frontale sur les Enfers ?

-Laissons leur encore quelques temps, et ils auront produit assez d'armes à feu pour nous résister. Non, nous devons attaquer d'ici la fin du mois.

Julius hocha la tête, résigné. A présent, la situation lui échappait totalement. Il n'avait plus son mot à dire.

-Je vais prévenir mes collègues.

-Bien. L'heure de la Guerre Sainte a sonné. Nous allons récupérer ces étages de malheur une bonne fois pour toute.