Skull
Note d’Intention ;
L'ensemble des histoires dépeintes à travers ces nouvelles prennent place des années après les événements de l'an 401 du Quatrième Ère et du retour de l'Enfant de Dragon en Bordeciel (les différentes tribulations qui ont amenés la Confrérie Noire à orchestrer l'assassinat de l'Empereur Titus Mede II n'ont pas eu lieu).
Par ailleurs, comme vous l'aurez deviné, je n'ai pour but de viser une adaptation qui se veut fidèle jusqu'aux plus petits détails. En tant qu'adaptation littéraire d'un univers vidéoludique, et pour que l'ensemble s'accorde à la vision que je souhaite vous offrir, j'ai dû prendre certaines libertés qui, je l'espère, ne rebuteront pas trop les passionnés ou les sectateurs de Bethesda.
Ainsi les textes s'adressent autant aux connaisseurs qui, je l'espère, pourront ressentir une certaine forme d'exotisme à travers ma représentation de Bordeciel, qu'aux néophytes pour qui les noms de Tamriel ou de Skyrim ne sont que des mots du dictionnaire de la pop-culture contemporaine.
Bonne lecture à toutes et à tous.
Skull
4E 187 – 4E 244
Cette nuit-là, une sinistre mélodie se jouait entre les vieux murs de l'auberge Hroldan. Sinistre, car elle n'était pas celle des bardes ou des fêtards qui, d'ordinaire, s'époumonaient en riant ou en chantant dans les auberges de Bordeciel. À Hroldan, personne ne levait sa pinte à l'amitié ou aux amours d'une nuit, ne se tournait autour dans une danse paillarde et effrontée, ne s'étreignait dans une accolade emplie de passion ou de camaraderie, le tout en offrant une oreille distraite aux chants des exploits héroïques du Jarl Balgruuf le Grand ou de Ragnar le Rouge. Rythmé par les craquements lugubres de la charpente, dont le bois usé avait remplacé les cordes des luths, et accompagné par les plaintes sifflantes du vent qui, soufflant à travers les nombreuses lézardes du toit, s'étaient substituées aux expirations des flutes, le silence y hurlait une chanson dépourvue de mot ; une chanson qui était digne des plus profondes nécropoles antiques où, dit-on, se trainent encore les spectres et les morts condamnés à errer dans les ténèbres antédiluviennes de ses tombes à jamais oubliés.
D'apparence, d'aucuns n'auraient pu croire que la vulgaire bicoque qui fut auparavant la coquette auberge de Hroldan, avec ses murs en troncs et son toit de chaume brillant comme un amas d'or durant ses jeunes étés, soit encore habitée. Alors que la nuit tombait, tirant avec elle son édredon d'ombre qui glissait lentement sur cette façade boisée, délabrée, putride comme l'est un cadavre à moitié rongé par les vers, on pouvait encore apercevoir dans cette fine lumière du jour mourant les restes de ce squelette architectural, les organes de ce cadavre éventré ; plusieurs pans des murs ayant été emportés par les caprices acharnés du vent, les entrebâillements dévoilaient une enfilade de colonnades basses soutenant les restes de ce qui fut une mansarde, tandis qu'un pilier central partiellement émietté, penché, ployant sous l'effort pour soutenir les vestiges de l'ossature du toit, – qu'aucun oiseau n'avait décidé d'habiter, – se voyait éclaboussé de rayons safrané. Des fondations de pierres, il ne restait plus qu'un fatras de gravas fracassée, tenant à peine en équilibre, recouvert par une parodie macabre de plancher en natte pourrie, et sur lesquels, occupant chacune des extrémités de cette espace, prenaient appuie les différentes rangées de troncs composant les murs. Y pullulant telles les pustules sur la peau parcheminée d'un vieillard, des bouquets de champignons aux relents méphitiques saillaient, de temps à autre, du vieux bois vétuste. Le tout se voyait coiffé d'un chaume dégarni et clairsemé, – pourri et noircis par les innombrables hivers qui l'avait inlassablement accablé, – et paraissait figé dans une fragilité, un équilibre si précaire que la façade semblait prête à s'écrouler d'un instant à l'autre comme un château de brindille maladroitement agencé.
Autrefois une auberge flamboyante, bien que bâtie sur les esthétiques rudes et les techniques primitifs qui avaient cours sous les premiers royaumes nordiques, Hroldan n'était plus qu'une ruine inconnue de la mémoire des Êtres ; une ruine qui gisait au bout d'un sentier oublié, aux abords de la Grande Route ; une ruine qui était perdue sous les rameaux pointus des chênes, des sapins d'une forêt sans-nom et dont les racines s'étendaient des abords la route jusqu'à se perdre dans cette terre détrempée qui formaient la rive ouest du Karth.
Antique et froide, aussi sombre que de l'encre, l'eau du fleuve chavirait dans son courant les souvenirs macabres des guerres et des massacres. Guidé par quelques déformations malfaisantes, le lit du fleuve s'était tordu, déchiré pour laisser quelques ruisselets s'échappaient en serpentant, en se lovant autour des arbres qui composaient les alentours du vieux Hroldan, et dont les vapeurs stagnantes ajoutaient une nouvelle touche de macabre à ce tableau d'extrême désolation. Une désolation qui était telle, que les anciens superstitieux, dont les corps décoraient dorénavant les allées funèbres des nécropoles, avaient affirmé jusque dans leurs derniers souffles que les environs et le terrain de la forêt avaient été maudits des dieux.
Durant les siècles précédents, alors que le tohu-bohu de la vie décriait quotidiennement sa chanson entre les murs de la vieille bâtisse, l'auberge était l'heureux repaire des chasseurs de la région, s'y rencontrant avant de se lancer à corps perdu sur la piste d'une bonne carcasse ou sous le jupon séduisant d'une jeune fille de passage. En cette époque la faune, – du lapin blanc au cerf noir, du renard roux au loup gris, du rat couinant jusqu'au corbeau croassant, – connaissait une prospérité, une abondance tel que même les plus grands seigneurs venaient y organiser des chasses si spectaculaires que leurs caves se retrouvaient inonder de barbaque pour une décennie entière. Pourtant, avec les années, la faune devint moins prospère, moins généreuse auprès des flèches et des crocs des limiers. Pour des raisons qu'on ne savait expliquer, le gibier se raréfia et il devint plus fréquent que des infortunés trainent les pieds jusqu'à Hrodlan, la mine dépitée, le carquois encore plein, se consolant à grandes lampées d'hydromel pour rapporter triomphalement l'ivresse jusqu'à leur cahute.
Lorsque la Rébellion des Sombrages éclata, que la guerre assaillit les routes, que les armées incendièrent les champs, que la gorge des marchands tomba sous les lames des bandits ou d'autres aventuriers véreux, pendant que les hivers se révélaient aussi précoces que virulents, les habitants ne purent se reposer que sur la forêt pour assurer leur subsistance. Mais le gibier avait presque totalement disparu, ne laissant derrière lui que famine et désolation. Alors, dans leurs détresses, les anciens commencèrent à marmonner des invectives étranges, des imprécations menaçantes envers les dieux, mais qui ne dépassaient jamais le stade de murmure avant que leur estomac affamé ne leur fasse pousser des paroles encore plus incohérentes, plus insultantes. Dans cette folie de moribond, ils pointèrent de leurs longs doigts tremblants la doline de Soljund, isolée au nord de la forêt, et sa mine, – prospère en temps de paix, mais déserté par les mineurs dès le début de la rébellion, – dont les ombres impénétrables, disait-on, servait de repaires à des nécrophages aux dimensions folles et qui prenait autant de plaisir à traquer les cadavres des morts que des vivants. Ils mentionnèrent aussi de créatures abjectes, à la peau muqueuse, aux pieds palmés, aux dimensions tout aussi absurdes que les monstruosités de la doline de Soljund, mais naviguant entre les vestiges de ruines englouties sous les eaux maudite et opaque du Karth. Pourtant, de toute ces clabauderies de déments, les superstitions paysannes ne retinrent que ces récits improbables évoquant la Chasse Funeste de Sithis, dont quelques malheureux rapportés avoir aperçu l'infernale chevauchée sur les eaux agités du Karth, leurs sabots battants la surface des flots comme s'il ne s'agissait que d'une terre dure et palpable, et laissant dans leurs sillages une fine bruine qui, le matin, se transformait en une brume glaçante semblable aux nuages de poussière que provoquait le passage d'une armée de cavalier aux galops sur une route poussiéreuse. À l'aube, entre les brumes qu'avait soulevées cette cavalcade spectrale, les rares paysans qui osaient encore emplir leurs sceaux dans le fleuve ne découvraient que des eaux souillées par le sang et la putréfaction de corps morts et barbotés par le courant : Hommes, Elfes, Bêtes, soldats, marchands, paysans, homme, femme et enfants comme animaux, défilés dans un silence funéraire avant que les caprices des eaux n'engloutissent leurs dépouilles vers les profondeurs. De temps à autre, par quelques malédictions du courant, certains d'entre eux s'échouèrent sur les rivages de la forêt, et personne n'osa les toucher pour offrir une sépulture digne à leur dépouille. Ainsi, les arbres dont les racines, suffisamment proches, s'abreuvaient dans cette eau, souillée et maudite, voyaient le bas de leurs troncs décorés par des restes macabres de crânes humains, de bras de Bête ou d'Elfe, de corps encore jeune et charnu de nourrisson, ou de morceau disparate de la cage thoracique d'un animal sauvage.
Dans ces conditions, il ne fallut guère longtemps pour que les habitants de la région n'arrêtent de fréquenter la forêt et l'auberge de Hroldan, préférant mourir dans la fiévreuse douleur qu'entraine la famine que d'affronter les créatures vaguement dépeintes par les anciens des villages dans leurs folies ou de rencontrer la Chasse Funeste de Sithis, messagère de mort et de malheurs que l'on n'osait nommer, imaginer. Néanmoins, même les rares érudits, savant et autres mages de la région ne purent offrir une explication rationnelle et logique sur la mystérieuse disparition du gibier dans ces bois. Et les années passant, les anciens et leurs enfants trépassèrent jusqu'à ce que les monstrueuses histoires des bêtes de la forêt ne deviennent plus que des récits à semi-oubliés encore murmurer par quelques vieilles mégères pour effrayer les jouvenceaux trop crédules. Pourtant, les jeunes gens continuaient d'éviter la forêt, n'osant même pas s'approcher de sa lisière, comme par tradition, craignant encore, sans le savoir, la terrible réputation élaborée et colportée par leurs aïeux.
Ainsi, dans cette nuit froide précédant les premiers jours blancs de l'hiver, d'aucuns ne se seraient étonnés de croiser quelques monstruosités ou fantômes se trainant entre les ruines, cadavériques et hideuses, du vieux Hrodlan. Alors que les ténèbres s'amoncelaient dans les alentours, les lunes Primera et Secunda, gibbeuse dans le ciel noir comme deux cranes se faisant face, dardaient obliquement leurs rayons pales sur la forêt qui, filtrant à travers une ramée profondément meurtris par le passage de l'automne, retombaient sur la bâtisse en une fine poussière argentée pareil à un linceul déchiqueté. Pourtant, contre toute attente, une étincelle chaude de vie rayonnait encore entre les vieux murs décrépits de l'auberge, sautait mollement dans le cœur de l'âtre central.
Avachi depuis des heures sur le comptoir, le sommeil pesant lourdement sur ses paupières ravinées, ses doigts resserrés sur les bords du plateau comme les griffes d'une chouette étranglant sa branche, Skull observait paresseusement les dernières flammes qui, en bondissant, jetaient un ultime éclat chaud et mourant sur les environs : tables recouvertes par des monceaux de poussières et quelques chaises vides rongées par les rats, amas de bancs effrités et chopes remplies à ras bords de crasse. Dans l'ombre naissante s'apercevaient encore, dans la paroi, les silhouettes estompées d'une succession monocorde d'embrasures vides qui, en des jours plus prospères, marquaient l'entrée des charmantes chambres de l'auberge, et qui, désormais, ne semblaient plus n'être que des ouvertures béantes sur des abysses enténébrés, sans fond.
Skull, somnolent, unique tache de vie dans ce tableau de désolation que n'aurait renié un esthète nourrissant une obsession malsaine pour l'effroi, n'était rien de plus qu'un vieillard à la peau profondément ravinée. C'était, comme beaucoup de ses pairs dans cette région reculée, un Nordique de pur-sang avec les traits rudes et austères caractéristique de cette race guerrière. Une barbe courte dissimulait l'épais menton qui s'étendait sous sa lippe d'ivrogne, tandis qu'une chevelure grisonnante tombait en cascade sur ses épaules larges. Tremblant dans la faiblesse de son grand âge, il était homme qui avait préféré prendre soin de sa panse, ronde et grasse, que de s'occuper de son établissement, – qu'il avait volontairement laissé dépérir dans sa paresse égoïste.
D'aussi loin qu'il puisse se souvenir, Skull n'avait jamais souhaité que la charge du vieux Hroldan, simple héritage familial qu'on se léguait de génération en génération depuis des millénaires, échoue entre ses mains. Enfant, il se révéla très turbulent. Comme beaucoup de jeunes Nordiques, dont le sang portait nativement l'amour du carnage et de la razzie, l'attirance de la bataille et une appétence insatiable pour le combat, il se rêvait soldat. Lorsque la révolte des Sombrage éclata lors de sa quatorzième année, et malgré l'obstination de ses parents pour le presser à s'appliquer derrière le comptoir, le jeune Skull céda à cette sanglante promesse d'aventure, de carnage et de grandes batailles. Sous la bannière impériale, et après quelques mois de formation à Solitude, et durant les nombreuses années du conflit, il partit battre la campagne dans une légion d'éclaireurs. Parfois, lorsque des actions plus conséquentes nécessitaient une plus grande force de frappe, il prit part à la prise de ville, de fort ou de village, usant fièrement de toute la cruauté barbare inhérente à sa race. Bien que les légats de l'armée n'autorisaient point le pillage, le massacre ou l'abus, les légions majoritairement composées de volontaires nordiques semblaient jouir d'une importante impunité. Ainsi, à la fin du conflit, Skull avait semé, aux quatre coins de Bordeciel, une généreuse peltée de bâtard, Plus important à ses yeux, il ramena des villes assiégées, des villages pillés et rasés, un important butin d'or suffisamment conséquent pour le mettre à l'abri du besoin durant le reste de ses jours.
Suite à la victoire et à la démobilisation décrétée par l'Empereur et le Conseil Impérial, il abandonna son armure, s'en retourna à Hroldan, chargé de richesse et de gloire. Emporté par la famine durant les premiers mois de la Rébellion, il n'y retrouva ses parents et hérita de jure de l'auberge. Pourtant, lorsqu'il se présenta sur le seuil, fort de sa trentaine, des paquets débordant d'or sous les bras, il n'était plus Skull le fier guerrier de la légion impériale. Une dégénérescence insidieuse s'était glissée dans son esprit, avait corrompu l'amour qu'il vouait pour le combat. Dorénavant, il ne prenait plus aucun plaisir lorsqu'il serrait la poignée de son épée, mais savourait, goutant sans retenue, la caresse de l'or filant en cascade entre ses doigts robustes. La maladie de l'or s'était emparée de lui et il répugna à l'idée de n'en perdre ne serait-ce qu'une seule piécette.
Dès son retour, constatant avec joie la désolation qui s'était installée alentour, il entreprit promptement l'aménagement de différentes caches dans la cave de l'auberge pour que son riche butin y reste dissimulé, caché dans le secret le plus absolu. Sous les conseils pressants d'un lointain parent, et pour ne point attiré l'attention des curieux sur son ermitage solitaire, il prit pour femme une grue d'un village voisin, suffisamment laid pour qu'on ne puisse lui espérer un meilleur parti. Bien sûr, tout en se frappant la panse, Skull riait volontiers des racontars paysans, se moquait allégrement de la funeste chasse de Sithis, des ombres mouvantes de la doline de Soljund ou des créatures rampant dans les profondeurs abyssales du Karth. Ainsi demeura-t-il perpétuellement attablé à son comptoir, veillant sur son or comme un dragon endormit sur une montagne de trésor, alors qu'une désolation crasseuse commençait à s'imprégner voracement du legs familial.
Quant à sa grue, – aux origines tout aussi profondément haillonneuses et vulgaires qu'un garçon d'auberge, – il ne la fit jamais mère, n'honora sa couche, car, dans sa folie dorée, avait-il même perdu les gouts et les simples plaisirs qu'offrait la chair des Êtres. Jamais il ne lui prêta une once d'attention, n'accomplissant dignement aucun des devoirs conjugaux. Tout aux mieux, de temps à autre, il la gratifiait d'un regard pareil à un ours toisant un charognard sur le point de se jeter sur une carcasse encore fraiche et sanguinolente. Faisant pendant à son sourd mépris, elle le remerciait par un mutisme et une apathie presque provocante, ne desserrant les dents que pour boire ou manger les maigres provendes qu'elle rapportait des marchés, – butin fugace d'une longue et éreintante marche à travers la forêt jusqu'aux plus proches villages.
Pendant des années, l'étrange ménage survécu sur les restes de l'héritage familial de Skull : une maigre aumônière dont la fortune s'était faite dans les jours plus glorieux de l'auberge ; jours dont ses dernières pièces cliquetantes n'étaient plus qu'un lointain souvenir. Dû à l'avarice de Skull, chaque sou était dépensé avec une économie des plus réfléchies : se versant dans les plus mauvais fûts d'hydromel que, d'ordinaire, les distilleurs abandonnaient aux ordures ; s'accaparant des morceaux de viande moisis que même les chiens affamés régurgitaient ; croquant des grappes de fruits pourris ; buvant cette eau croupie qu'on délaissait sur la margelle des puits.
Puis, un jour, comme pour marquer l'illustre et tragique dénouement d'une tragédie rémanienne, la grue disparut dans le manteau blanc d'un hiver particulièrement rugueux, emportant avec elle les restes de la bourse familiale. Soudainement embarrassé par ce manque à dépenser, et sachant que personne ne s'y risquerait, Skull ne prit même pas la peine de requérir les villages voisins pour organiser une battue dans la forêt et retrouver la fuyarde ou ses restes. De même, il ne dressa aucun cairn. Dans son esprit, l'acte était acté et il n'accorda jamais plus la moindre importance à cet inopportun détail.
Par quelques machinations, et après avoir épuisé la dernière miette de son garde-manger, Skull réussit à faire affaire avec les contrebandiers qui naviguaient sur les eaux noires du Karth ; c'étaient des hommes robustes, à la mine sévère et couturée, avide d'un salaire facile, et avec lesquels Skull avait autrefois partagé la compagnie sur le champ de bataille.
Ce fut tout d'abord avec une accablante et déchirante répugnance qu'il accepta de se séparer de quelques pièces de son inestimable trésor afin de poursuivre cette vie d'ascète, à l'écart du monde. Mais alors que les mois défilaient, que les petites dépenses s'accumulaient, Skull se rendit compte, dans sa folie dorée qui ne cessait de le tourmenter comme une vielle blessure lancinante, qu'à défaut de décroitre son butin semblait ne cesser d'enfler encore et encore comme si chaque jour s'y accumulait les richesses d'un nouveau pillage. Cette insidieuse, folle révélation entraina néanmoins chez lui un changement de comportement radical : à défaut de vivre dans le besoin, désormais vivrait-il dans l'abondance ultime, une abondance que même les dieux finiraient par jalouser. Alors, il renonça à ces écœurants mets bon marché pour des ribotes où s'étalaient les plus riches et luxuriantes victuailles de Tamriel : des fruits à la peau douce et au jus capiteux venant du lointain désert d'Elsweyr ; des liqueurs teintées par cette eau-dorée de l'Archipel du Couchant où le printemps ne connait jamais de fin ; de larges steaks de mammouths élèves dans les plus reculés alpages de Bordeciel ; des tartes copieusement fourrées à la viande d'horqueur ; des terrines remplies du lait des brebis sauvage galopant en toute liberté sur les plaines nues et arides de Lenclume. Aussi délaissa-t-il ses haillons et ses loques pour les meilleurs soies et tissus, pendant que l'auberge ne cessait de dépérir comme un sépulcre laissé à l'abandon. Et, isolé comme il l'était, sa soudaine fortune ne suscita aucune curiosité, aucune convoitise. Quant aux contrebandiers qui accostaient avec réticence sur les berges d'une forêt qu'ils savaient maudites, jamais ils ne tentèrent quelque chose contre lui, car ils le pensaient en affaire avec quelques personnages puissants et influents de la région.
Durant des années, il s'engraissa ainsi de ses dépenses ; des dépenses qui ne semblaient jamais mettre à mal la profusion de son butin. De temps à autre, l'esprit délirant et divaguant, il entrapercevait une drôle de rêverie : l'or débordant des caches dans la cave, qui finissaient par s'élever en un gigantesque monticule doré transperçant le plancher et les restes du toit avant de se dissoudre en une cyclopéenne cataracte qui s'en allait ensevelir le monde sous une mer aussi brillante que clinquante. Bien sûr, instinctivement, sa raison finissait par assainir, dissiper cette vision fantasmagorique pour le ramener à cette réalité forgée par sa démence et rythmée par ses spéculations insensées. Car dans les faits, Skull avait perdu toute notion du temps et de l'argent : les heures devenant jours, jours devenant semaine, un simple septim devenant une source intarissable de richesse et de plaisirs gustatifs.
Sans le savoir, il s'était retrouvé au centre d'une fable dont la macabre ironie ne pouvait être que le sort d'une malédiction ou d'une cruauté propre à Sithis, dieu du Néant, Père de l'Effroi et des Fléaux. Dans les grands tumultes qui suivirent la fin de la guerre civile, Bordeciel connut un nouveau souffle ; une paix qui apporta avec elle un renouveau insoupçonné : une efflorescence économique en partie causée par les investissements des magnats de la Cour Impériale dans la province, et par la découverte de nouvelles mines d'or dans les montagnes du Druadach, – dont le contrebas des flancs abrupts longe une modeste portion des rives occidentales du Karth. En un rien de temps, on vit s'écouler sur Bordeciel un flot, presque ininterrompue, de richesse ; un flot frappant avec la même fureur qu'une tempête. Pour satisfaire les caprices et les ambitions de luxe des uns et des autres, on découpa des villes que l'on se partageait comme des morceaux de tarte, démolissant des quartiers entiers pour paver la nouvelle rue qui se déroulera jusqu'au seuil du manoir de Madame ou de Monsieur. Dans la campagne apparurent des villages jeunes, nouveaux, poussant avec la même aisance que des champignons dans un jardin bien entretenu.
Autrefois à la marge de l'histoire, Bordeciel était devenu, en à peine quelques années, le second cœur économique de l'ensemble de l'Empire. Par conséquent, la valeur de l'or connut une si forte dévaluation que, pour éviter la crise, un décret impérial autorisa précipitamment la frappe de monnaie d'argent et de bronze. Plusieurs hautes chartes furent également rectifiées pour assurer une équité dans le développement et le commerce entre les différentes provinces. Mais dans l'ensemble de cette abondance, Bordeciel sortait comme la grande gagnante, trônant au sommet du continent de Tamriel comme l'ultime joyau serti dans la nouvelle couronne dorée de l'Empire. Pourtant, en son sein, de par ses montagnes et ses forêts immémoriales, de par ses vallées et ses plaines encore vierges, de par ses ruines antiques gisantes abandonnées sur des vallons oubliés de la mémoire des Êtres, Bordeciel restait profondément sauvage et indompté : des meutes de loups continuaient de sévir le long des routes pour se repaitre des voyageurs, les ours faisaient main basse sur les marchands imprudents, les bandits pullulaient dans les anciens fortins délaissés par les armées après la fin de la guerre, des compagnies d'aventuriers, – à la morale dépravée par des appétits d'or et de richesse, – continuait de razzier des villages en toute impunité. Et tandis que dans les villes on s'accoutumait aux grivoiseries et aux mœurs décadentes des jeunes riches, – pour qui les pires vices de Skull n'auraient ressemblé qu'à des caprices d'enfants, – une partie de Bordeciel sembla sombrer dans cette barbarie primitif qui était innée aux peuples nordiques et qui se retrouvait revigorer par cette promesse cliquetante de fortune.
Bien sûr, n'ayant prêté qu'une oreille distraite lorsque sa grue se hasardait à lui conter les nouvelles du monde de dehors, Skull ignorait tout des changements qui avaient opéré sur Bordeciel. Pourtant, son butin n'était que d'or et faisait de lui, très probablement, l'un des hommes les plus riches de Bordeciel. Sans le savoir, aveuglé par l'éclat clinquant de sa folie, il ne dépensait que quelques piécettes pour perpétuer ses luxueux festins ou renouveler ses vêtures. Et durant cette nuit, alors que les rayons des lunes déchirés par la ramée nue tombaient sur son auberge pour l'embaumer d'un linceul spectrale, que le vent sifflait dans ses oreilles tandis que les dernières flammes de l'âtre se reflétaient dans ses yeux somnolents, l'esprit de Skull ne caressa même pas l'idée, ne réalisa point l'étendue de sa richesse.
Vêtu d'une longue robe de soie blanche adornée de fils argentés imitant les courbures des rameaux d'un jeune chêne, le front ceint d'un diadème nacré et serti de gemmes, – une coiffure que n'aurait renié un jarl, – il affichait cet air las d'un empereur ennuyé par les distractions que lui offrait ses courtisans, ne se rendant point compte de l'étrange contraste que provoquait la luxure de ses atours sur les alentours noirâtres et décrépits. Perché sur le sommet de son tabouret, il semblait régner sur une cour de rats et de crasse que son imagination, aux portes du sommeil et des rêves, peuplait de juteux gigots et de gigantesques tartes brillant sous la lueur d'un millier de candélabres. Puis, alors qu'il s'affaissait inexorablement vers le repos, il se redressa subitement, aussi raide et immobile qu'une tombe.
Dans le lointain, entre les sifflements du vent et le craquement sec des branches, il avait distingué le trot, isolé et pressé, d'un cavalier ; un bruit qui ne cessait d'enfler, de devenir plus distinct, comme si l'auberge se retrouvait être la destination de cette soudaine cavalcade. D'ordinaire, cette apparition n'aurait inquiété Skull outre mesure. Tenant compte de son isolement, l'auberge continuait tout de même à accueillir de temps à autre quelques voyageurs égarés, – des étrangers qui s'en iraient sans se retourner ou se questionner sur cet être misérable et dément qui vivait encore entre ses ruines en étant vêtu comme le plus riche des nobles. Cependant, comme Skull n'offrait qu'une maigre hospitalité et que le délabrement de la bâtisse n'était guère des plus accueillants, ils ne s'attardaient jamais pour une nuit entre ses murs et repartaient aussitôt pour ne jamais revenir. Ce fut l'heure tardive qui éveilla en lui un soupçon d'effroi, car aucun Être, – sains de corps et d'esprit, – n'aurait pris le risque de s'aventurer sous les rameaux d'une forêt de Bordeciel en pleine nuit.
Puis, comme pour venir étouffer ses inquiétudes naissantes, une brise fraiche de fin d'automne souffla sur son visage, ramenant son attention sur les dernières flammes qui s'agitait languissamment dans l'âtre central. Alors, haussant des épaules, il abandonna son tabouret et vint y jeter quelques buches pour se préparer à accueillir cet hôte inattendu. Après tout, se disait-il, avec l'imminente arrivée de l'hiver, il n'y avait rien d'étonnant dans le fait que certains voyageurs préféraient prendre des risques, tout autant nocturnes qu'insensés, pour ne pas se retrouver piégés par les premières neiges et les avalanches promis par l'hiver. Et Skull savait pertinemment que la précipitation n'était point un gage de sagesse.
Par mesure de prudence, tout de même, il revint sur ses pas, tira de sous son comptoir un coffre aux charnières de fer et l'ouvrit pour se saisir de la relique qui fut, autrefois, son épée de légionnaire. Toute rouillé soit-elle, la gouttière débordant de cette crasse qui s'était repues du tranchant et la rendait incapable de découper proprement une motte de beurre, le contact entre sa main et la paume de la lame raviva néanmoins ses anciens instincts ; il se revit jeune et fort ; durant un court instant, il redevint Skull l'éclaireur de la légion impérial, tout autant assoiffé de combats que de pillages. Puis, son regard croisa celui de son invité indésiré et il redevint le simple propriétaire de la ruine qui fut l'auberge Hrodlan, et dont la jeunesse, la force s'était dilapidée dans les boissons et les festins jusqu'à ce que les afflictions du temps passant le rattrapent.
Skull ne l'avait pas entendu arrivée, encore moins l'avait-il entendu entrer. C'était un homme de grande stature, fagoté de cette sombre et misérable pelisse que portaient habituellement les voyageurs démunis errant sans le moindre sou dans leurs bourses. De son visage, une majeure partie des traits se perdaient dans l'ombre d'un capuchon, mais Skull y distingua avec répugnance les pourtours empourprés d'une cicatrice marquant l'absence du nez, ainsi que cette barbe broussailleuse d'un noir-bleuté tombant en boucle sur le haut de son torse. Du reste, Skull ne put deviner son âge, car la forme de son visage semblait se moirer à loisir aux rythmes du sursaut des flammes, de l'afflux et du reflux de lumière que cette danse enflammée entrainée ; tantôt il apparaissait aussi âgé et vénérable qu'un sage, tantôt il était aussi jeune et arrogant qu'un jouvenceau. Cette indistinction, cette impossibilité à clairement définir l'allure de son hôte, suscita en Skull un inquiétant malaise qu'il ne put réprimer, même au contact familier de la paume qu'il tenait encore fermement dans sa main.
Constatant avec un certain embarras que l'homme ne pipait mot, restait aussi immobile et droit que ces antiques statues recouvertes de gèles, – éternelle et silencieuse gardienne des temples oubliés, et qui se penchait sur des autels autrefois maculée de sang durant ses âges où la vérité divine n'était encore qu'un murmure perdu dans le vent sifflant, – Skull prit les devants, ne feignant pas même une once d'hospitalité sincère : « Bienvenue, monseigneur ! Bienvenue à l'auberge Hroldan ! Auberge où résida, après sa rude bataille contre les sauvages de la Crevasse, le grand Tiber Septim : le fondateur du Troisième Empire de Tamriel en personne qui... »
C'était une phrase préconstruite, et Skull la récita avec la même apathie machinale dont avaient usé son père et ses ancêtres avant lui ; c'était la seule valeur authentique et concrète de l'établissement, le séjour passé d'un Empereur revenant triomphant de la bataille décisive qui avait scellé le destin de son règne et de Tamriel. Et pourtant, bien que Skull connaissait sur le bout de la langue chaque intonation, chaque syllabe de cette citation héréditaire, sa voix s'était progressivement effilochée sur les derniers mots pour ne plus que devenir un murmure sourd avant de se fondre en des marmonnements inarticulés.
Ce n'était pas la fatigue ou la surprise qui furent à l'origine de cette bévue, mais une terreur des plus absolue ; une terreur que Skull n'avait jamais ressentie lorsqu'il s'était confronté à la mort sur les champs de bataille. Il ne savait comment l'expliquer ou la comprendre, mais il plaçait la source d'une potentielle explication dans l'attitude de son visiteur, dont les yeux le toisaient comme un loup toiserait avidement sa proie en salivant ; ses yeux brillaient pareil à des glaces enflammées par les rayons d'un crépuscule cramoisi. Puis, lorsque Skull trébucha accidentellement dans la profondeur des pupilles, – taches noires au milieu de ce sinistre flamboiement, – il lui sembla n'apercevoir qu'un vide béant, sans fin, dans lequel aucune vie ne pouvait régner. Sur l'instant, son imagination de dément s'affola, enfanta une série d'explication toutes plus abominables les unes que les autres sur la nature de ce terrifiant prodige qui, le laissant presque suffoquer dans une panique complètement incontrôlée, gelait ses os. Une panique d'autant plus intense que les Nordiques portaient naturellement à la fois une crainte, un dégout, une horreur et une haine tenace envers toutes les affaires, tous les phénomènes qui avaient trait, de près ou de loin, à une quelconque forme de magie ou de chamanisme.
Ce ne fut qu'au prix d'un violent effort sur ses nerfs, et à la résurgence de cette arrogance propre à la race des Nordiques, – qui plaçaient en leur force naturelle une confiance et une assurance démesurées, tout autant capables de briser des os que de venir à bout de n'importe quel sortilège, – que Skull retrouva son calme. Restant méfiant, il désigna du bout de son épée l'un des bancs près de l'âtre central et son visiteur s'y rendit, sans causer le moindre bruit. Skull ne l'accueillait désormais plus comme un visiteur, mais comme un guerrier accueillant à la table son ennemi. Certes son épée ne pouvait plus trancher, mais, de par son poids, elle pouvait encore assommer et fracasser des crânes. Skull en était certain : dans l'éventualité où le combat s'engagerait, avec les restes de ses muscles pendant en des poches grasses et visqueuses depuis ses bras, il ressortirait victorieux.
D'un pas qu'il voulait volontairement assuré et crâne, feignant d'être à son aise face à son visiteur, il retourna à son comptoir sur lequel reposait une marmite de soupe rouillée, dont il ouvrit le couvercle. Une légion entière de relents méphitiques monta à l'assaut de ses narines, car la soupe était aussi vieille que la marmite et aussi froide que les neiges qu'apportera l'hiver. De son bras libre, il se saisit d'une écuelle qu'il plongea dans cette fange puante et qu'il offrit à son hôte en guise de bienvenue. Probablement touché par sa munificence, le voyageur n'éructa aucun remerciement.
Par la suite, après cette offrande, Skull regagna son tabouret. D'ici, derrière les fortifications qu'offrait son comptoir en lui assurant un éloignement des plus rassurant entre lui et cet étranger taciturne, il l'observait de la même façon que des assiégés observent, depuis la hauteur des remparts, les assaillants.
L'homme n'avait pas des allures de voleurs, mais ses manières furtives déplaisaient fortement à Skull ; bien qu'il n'eût touché à son écuelle et l'eut laissé de côté pour rabattre sa pelisse sur le devant de ses genoux, il s'agitait légèrement, sans paraitre nerveux. Il semblait impatient. Et Skull, tout en lui prêtant de sinistres intentions, devina dans les replis de la pelisse la silhouette d'une dague ou d'une lame courte. Skull n'aimait pas ça, tout comme il n'aimait pas son silence et la façon dont les ténèbres s'épissaient tout autour d'eux, le feu semblant ne cessait de s'amincir sous les assauts d'un vent qui devenait de plus en plus insistant. Alors, pour briser ce silence sifflant et craquant, Skull engagea la conversation : « Est-ce que vous fuyez l'hiver ? Dans ma jeunesse, les voyageurs préféraient parfois escalader les pentes raides des montagnes pour gagner quelques jours en s'écorchant les genoux sur la roche. J'imagine que vous devez être de la même engeance que ces sots ? »
L'homme ne répondit. Skull enchaina : « Par Thalos, voilà que j'engage la discussion avec un étranger dont je ne connais point le nom ! Bien que je confesse avoir des manières plutôt rustres, je n'ai jamais offert l'hospitalité à un inconnu. Quel est votre nom voyageur ? »
Skull devina, dans l'ombre du capuchon, un rictus malfaisant. « Je me prénomme Wokag. » répondit-il. Et alors que cette parole sonnait comme un glas, il se produisit un autre prodigue que Skull ne put associer à un délire ou à un phénomène rationnel. Pendant que les dernières syllabes du prénom de Wokag claquaient, le monde parut se figer dans un atroce silence total : le feu ne crépita plus, le sifflement du vent et le craquement de la charpente se turent complètement ; c'était le silence de la tombe, de la Mort et du Néant, dont Skull avait contemplé un horripilant aperçu à travers les pupilles de Wokag, à travers cette fenêtre ouverte sur les gouffres pénombreux qui attendaient, patiemment, de recueillir, d'engloutir son âme. Submergé par l'horreur de cet instant et de sa situation, l'esprit de Skull chancela une fois de plus pour sombrer dans l'horreur. Une horreur d'autant plus renforcée par l'étrangeté de son visiteur, dont la voix s'était fait l'écho d'accents innombrables : le mélodieux des Elfes, la franchise des Nordiques, le sifflement des Hommmes-Chats, ainsi que le parler guttural des Orques et autres. Dans certaines inflexions de la langue, Skull reconnut même la voix jeune d'enfants et le timbre grinçant des vieillards, ainsi que d'autres intonations qu'ils ne pouvaient identifier et qui ne pouvait être que des survivances de langue primitive, dont les sinistres chants cabalistiques avaient résonné dans des Temps Anciens, avant que ne brille la Lumière de la Création.
Lorsque le vent reprit, ses soufflements se firent soudainement l'écho de funeste promesse sous les applaudissements, pressant et craquant, de la charpente quémandant pour une toute dernière chanson. La dernière, avant l'arrivée du froid et de l'éternel silence.
Étouffant un cri dans sa gorge, Skull resta pétrifié. Il ne pouvait finir ainsi. Il avait été brave, avait honoré les traditions guerrières des Nordiques devant le conduire aux festins et aux réjouissances ininterrompues de Sovngarde. Il ne se doutait point que les vicissitudes de sa paresse puissent avoir causé le courroux des dieux, ou avoir attiré l'appétit des Choses Infernales qui résident dans les profondeurs des dimensions infernales de l'Oblivion. Pourtant, même après avoir regagné un semblant de sérénité, Skull restait persuadé que la Mort s'était glissée dans son auberge en arborant les traits si curieux, si changeant de cet étranger, de cette Chose dont l'ombre, projetée brutalement par les flammes sur le mur derrière-lui, ressemblait à s'y méprendre à celle d'un assassin accroupi. Alors cet étrange royaume de désolation crasseuse, qui se hissait sur une fortune dont Skull ignorait toute la valeur, sembla s'écrouler face au regard effrayé de son propriétaire pour se muer, se fondre en un infernal cabanon, – comme on en trouve dans les anciennes cryptes de divinité monstrueuse et épouvantable, encore adorées par certains aliénés exilés dans les montagnes. Prisonnier de la situation, Skull ne songea plus qu'à une chose : fuir, renonçant même à cette fortune qu'il laisserait dans sa dérobade.
Cependant, et malgré le faible sursaut d'une fureur guerrière insufflé par l'épée qu'il tenait encore fermement, Skull ne put se laisser convaincre par l'inimitié qu'il vouait à cette Chose et renonça à l'attaquer frontalement, à se lancer dans un ultime affrontement, comme si ses forces le faisaient soudainement douter de sa victoire. Alors préféra-t-il prétexter un oubli dans ses devoirs d'aubergistes ; il se glissa doucement, le regard alerte, une torchère de brindille dans sa main libre, jusqu'à son seuil. La Chose ne lui prêta aucune attention.
Pendant que le vent froid commençait à cingler son visage, que la nuit le revêtait d'une cape d'ombre, Skull toisa les alentours à la recherche de la monture de son hôte. Pensant que ses jambes grasses ne pourraient le conduire très loin dans l'éventualité où une poursuite s'engagerait, il comptait se servir du cheval pour assurer sa fuite. Il lui fallut plusieurs longues secondes pour la trouver, car son corps et sa crinière se fondaient dans l'encre de la nuit. Exception faite des yeux, brillants comme les lueurs maléfiques des brasiers infernaux de l'Oblivion, il était noir, du sommet da la tête jusqu'au bas des pattes. Skull tressaillit, remarquant que la bête l'observait avec une fureur anormale pour un animal ordinaire. Et alors qu'il esquissa un pas en sa direction, elle se leva sur ses deux pattes avant, secoua son encolure tout en poussant de puissants hennissements : c'était des cris à déchirer l'âme, à anéantir le courage de n'importe quelle créature, car elle tenait plus du croassement d'un corbeau que du hennissement d'un cheval affolé. De la forêt, répondirent des cris encore plus étranges ; des hurlements semblables aux cris des spectres auxquels s'ajoutaient la mélopée des loups, saluant une dernière fois les lunes, Primera et Secunda, dont l'éclat terne commençait à disparaitre derrière des nuages sombres. Puis, vinrent s'ajouter à ce concert de voix les cris affolés de Skull.
Il courait à travers la forêt, fuyant l'étrange bruit qui avait résonné à l'intérieur de son auberge, le bruit qui avait répondu à l'agitation de cette bête aux yeux rouges. Des rameaux fouettaient son visage, des branches basses écorchaient ses jambes, arrachant des pans de cette soie soyeuse à laquelle s'entremêlaient des morceaux de graisses, aussi saignante qu'un gigot frais. C'était à croire que les arbres cherchaient à le poignarder, à arrêter cette course en aveugle. Skull ne savait pas où il allait, Skull était juste guidé par l'espoir que ses pas finiraient par le conduire jusqu'à la Grande-Route. Que cette course finirait par le ramener sur des pavés mal-taillés et qu'il pourrait continuer jusqu'au village le plus proche, y trouver refuge. Mais ses pas commencèrent à devenir lourd, il haletait sans apercevoir ne serait-ce qu'un pourtour de sentier ou de route.
Dans sa fuite précipitée, il avait perdu son épée et sa torchère, l'une ayant glissé de sa main et l'autre sournoisement arraché par un rameau. Seulement la lueur argentée et mourante des lunes éclairait encore les environs, éclairait sa fuite. Mais elle déclinait lentement, inexorablement, tandis que des ossements commençaient à craquer sous les enjambées lourdes et grasses de Skull. Il n'entendait aucun bruit de poursuite, simplement le souffle du vent qui ressemblait de plus en plus à quelque sinistre murmure.
Sans qu'il ne puisse l'éviter, les pieds de Skull trébuchèrent dans l'un des nombreux ruisselets frangés d'osselets et de plantes étranges. Il tomba. Il était presque nu, autant de vêtement que de peau. Une majeure partie des os des bras et des jambes saillaient des lambeaux ensanglantés de chairs, une généreuse portion du ventre avait été vidée, quelques méphitiques festons charnus pendant depuis la panse. La forêt l'avait tailladé de toute part. Dans un ultime effort, il se releva. Le corps tremblant de souffrance. Il ne courait plus. Il titubait de douleur. Il continuait, se mourant peu à peu de peur face aux châtiments qui l'attendait, tout en se laissant enveloppé dans se voile spectrale qu'offrait les clartés lunaires.
Avançant encore et encore, il finit par apercevoir une étrange lueur entre les frondaisons d'un chêne mort. De ses doigts, en partie découpés, il écarta les quelques branches et aperçut le pâle reflet des lunes sur les eaux immobiles et opaques du Karth. Mais alors qu'il l'observait, il tomba à genoux, s'affaissa en sentant les derniers restes de force et de vie le quitter. Puis, soudainement, il les vit : une armée de cadavre et de spectre, dont les sabots des cavaliers battaient l'eau comme s'ils s'agissaient d'une terre poussiéreuse. Wokag chevauchait à leurs têtes. Ainsi vécut et mourut Skull de l'auberge Hroldan.
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