Les pires douleurs de croissances sont psychologiques. Toujours.
C’est l’été. Il fait déjà presque jour quand je rentre. Le ciel est clair, mais les rues encore sombres. J’ai un peu froid, ou juste moins chaud qu’il y a quelques heures. Reiner est parti mais il a laissé son peignoir hideux, alors son odeur est encore là pour me tenir compagnie. Il a fait des gaufres, aussi. Elles sont tièdes. Je l’ai manqué de peu.
Lily est tombée du lit. En tout cas, c’est que je me dis quand je la vois descendre. Elle porte en robe un vieux t-shirt de festival dix fois trop grand et des chaussons licorne : c’est bizarre et mignon.
— Bonjour, baille-t-elle en se frottant les yeux.
— Bonjour. Bien dormi ?
Elle opine. Ses cheveux en bataille ont l’air d’une chose vivante. Pour être gentille, je lui prépare un chocolat chaud.
— Je peux avoir de la crème chantilly ?
— T’es exigeante pour une fugitive.
— Je demandais juste.
Je me sens offensée quand elle s’empare d’une de mes gaufres, mais j’essaie de passer outre, j’ai plus dix ans.
— Faut que je dorme. Tu vas t’en sortir toute seule jusqu’à midi ?
— Si tu me rends mon téléphone, je devrais me débrouiller.
— Il y a les numéros d’urgence sur le frigo et un téléphone fixe.
Lily est comme un poisson d’aquarium qui vient de de plonger dans l’océan : sidérée que l’eau soit froide. Pourtant, c’est elle qui s’y est jetée.
— Pourquoi tu fais ça ? chouine-t-elle.
— Pourquoi je fais quoi ?
— Pourquoi tu m’en veux ?
— Je t’en veux pas. Je suis juste une sale garce.
Elle rougit.
— C’est pas ce que j’ai dit.
— Je sais, puisque c’est moi qui l’ai dit. Mais c’est la vérité. Je suis méchante et égoïste. Pourquoi tu t’es barrée de chez toi ? Tu vas passer un été minable, ici.
Subitement, son chocolat sans chantilly l’intéresse beaucoup. Pas qu’elle le boive, mais elle se laisse hypnotiser par le liquide qu’elle fait valser dans le bol. Elle finit quand même par répondre d’une voix de souris.
— Si tu voulais pas que je reste, fallait le dire tout de suite.
Je crois que personne ne m’entend quand je parle.
— Je voulais pas que tu restes et je l’ai dit tout de suite. Mais qu’est-ce que tu veux qu’on y fasse ? Maintenant t’es là, non ?
— Je peux encore repartir.
— Et pour aller où ? Rentrer chez toi ?
Elle ventile. Bientôt, elle renifle. Je prends ça pour un non et, pour faire bonne mesure, je prends aussi un café. La machine fait un bruit immonde. Pour la solennité du moment, faudra repasser. J’essaie de pas soupirer, même si tout cet air en trop dans ma gorge m’étouffe.
Brutalement, j’y repense.
— C’est qui, Gabriel-emoji-cœur ?
Je m’attendais à ce qu’elle se mette en colère. À la place, Lily devient blanche comme un linge. Subitement, elle n’a plus faim. Ses licornes et elle remontent.
Vivement que David rappelle. J’ai besoin que quelqu’un m’explique cette gamine.
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