Moi aussi, j’aurais voulu être un héros. À la place, je suis devenue le méchant.
— Tata. Tu sais que Winnie en pince pour toi ?
Il y a des choses pour lesquelles je n’ai pas le temps.
— Quoi ?
— Winona, celle qui s’occupe de Juju. Elle est folle de toi, ça crève les yeux.
Les sentiments des autres en font partie.
— Lily, je suis occupée.
— À quoi ?
— À ignorer ce que tu viens de dire et à réparer ma robe.
Le gala d’anniversaire de Reiner commence dans moins d’une heure et ma fermeture éclair a cassé. J’imagine qu’il faut remercier le polichinelle que j’ai dans le tiroir autant que mes excès de glace à la mangue. Blanc bonnet et bonnet blanc.
— Bah l’autre jour, elle parlait de toi et j’ai cru qu’il allait falloir l’éteindre, elle avait le visage en feu. Ça se voit que tu lui plais.
— Winnie n’est qu’une gamine à peine plus vielle que toi. Si elle croit que je lui plais, ça lui passera.
— Si je te dis que ça fait trois ans et que c’est toujours pas passé ?
— Alors c’est encore plus ridicule. Il est rangé ce garage ?
Entre Lily et moi, ça va presque bien. Depuis son faux départ, il nous arrive de parler et même d’aimer ça, ce en grande partie grâce au garage ; notre rempart. Un lieu presque sacré que Lily nettoie un peu tous les jours sans en voir le bout. Comme moi.
Une robe rafistolée sur le dos, je grimpe dans mon carrosse, passé la veille au lave-auto. Tout brille toujours chez les parents de Reiner, je voudrais pas faire tâche plus que nécessaire.
Franco-allemand d’origine, les Dautomne sont riches. Honteusement. Leur maison ressemble à une couverture de livre et leurs vie à un film d’époque soporifique. Reiner Louis Dautomne, avocat associé du cabinet Dautomne et Fils, est l’aîné et unique garçon d’un couple déjà trop vieux pour changer. Aujourd’hui, il fête ses trente ans.
— Bonjour. Où je peux poser mon cadeau ?
L’oncle gâteux m’ignore. Ma présence dérange. Je le sens à tous les regards qui glissent sur moi, sur ma robe mal zippée... Je suis le poison qui menace la souche prodige, celle qui fera s’effondrer le château de cartes de sa destinée, faite de gloire, de richesse et de… Madame Dautomne.
— Par ici !
La mère de Reiner est l’archétype de la fausse gentille, qui a le sourire offensant, le bonjour insultant. Si quelqu’un me hait plus que le père de Reiner, c’est elle.
— Je pensais que tu déclinerais l’invitation de mon mari, rit-elle comme à une bonne blague.
— Je reste pas longtemps, si ça peut vous rassurer.
— Pourquoi ? Reiner sera peiné.
— Tant pis.
— Tu dois être prise à ce bar où tu travailles, suppose Madame Dautomne.
— Non, mes employés s’en sortent sans moi, quand je dois m’absenter.
Le rappel est volontaire. Avant d’être barmaid, je suis propriétaire de mon établissement, même si j’en tire pas des millions. Puis elle peut parler, la femme au foyer…
— Vous savez quoi ? J’offre mon cadeau à Reiner et je décampe. Ça vous va ? Pas la peine de faire semblant de m’apprécier, je compte pas revenir vous embêter après.
— Oh, tu penses peut-être avoir encore le choix, vu la situation ?
Je me crispe. Est-ce que ça aussi, elle le sait ?
— Blake ?
La voix de Reiner me souffle. J’aime son visage qui entre en demi-tour dans mon champ de vision. Au passage, mon nom à moi, c’est Blake, et je crois qu’il n’y a que mon superhéros pour le prononcer correctement. Je m’efforce de lui rendre la pareille.
— Reiner.
Subitement, tous les voyants s’allument, le désir, le regret, l’amour, la colère, la joie, la honte. Ce pêle-mêle de sentiment me laisse statique.
— Merci d’être venue.
Ses mains serrent les miennes. Son sourire me serre le cœur.
— Tu n’es plus en colère ? demande-t-il.
Si. Plus que jamais.
— Non. Ça va, mens-je.
Il m’enlace. Quel idiot. Madame D’automne réprouve silencieusement dans mon dos, à raison. Je fais tant de mal à son fils qui s’obstine à me faire tant de bien en retour. Est-ce que lui ne devrait pas être en colère ?
— Pardon pour les mots que j’ai eu en message. Je mourrais d’inquiétude et…
Ses bras resserrent ma taille mal zippée. La robe n’y résistera pas longtemps.
— Je sais. Je suis la dernière des égoïstes. En fait j’avais juste… des nausées.
Il me reproche silencieusement de tout avoir gardé pour moi, puis me pardonne. Toujours.
— Tu m’as manqué, lui avoué-je.
La file d’attente s’allonge pour saluer le célébré. Je l’accapare au milieu du grand jardin.
— Je t’ai acheté un peignoir. Pour m’excuser de t’avoir piqué le tient.
Moi qui présente des excuses, c’est quand même une première. Dans le fond, ça doit être ça, le vrai cadeau.
Il apprécie. J’apprécie qu’il apprécie. On parle. Ces mots, ses gestes, perdent leurs sens petit à petit, jusqu’à ce qu’enfin, il s’agenouille d’une seule jambe.
— Blake. Je veux passer le reste de ma vie avec toi.
…
J’ai refusé.
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