1.1 - Départ

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La voiture prit un nouveau virage. À travers la fenêtre givrée, Snow ne distinguait que son propre reflet dans la vitre. Aussi loin qu'elle essayait de regarder, tout ce qu'elle voyait, c'était ce visage, dont l'écran blanc du carreau amplifiait la pâleur. Ses grands yeux noisette, ses lèvres rouges et charnues et son épaisse tignasse, aussi noire que les plumes d'un corbeau, les mèches rebelles qui bataillaient tout autour de sa figure. Elle avait tout juste dix-sept ans, pourtant ses traits étaient marqués. Ils l'avaient toujours été, lui semblait-il, comme les impérissables cicatrices d'une existence bercée par les peines.

Snow reporta son regard sur la route. Les traces sur la chaussée témoignaient du passage des sableuses, cependant le goudron demeurait enseveli sous une pellicule blanche qui ne cessait de prendre du volume.

— C'est encore loin ? demanda-t-elle.

À peine achevait-elle sa phrase qu'un lourd bâillement lui échappa.

Installée au volant, Queen lança un regard en coin dans sa direction et un sourire tendre se dessina sur ses lèvres. Toujours tirée à quatre épingles, sa belle-mère ne paraissait pas ses trente-sept ans. Comme Snow, elle avait les cheveux sombres ; ses mèches lisses et fines soigneusement arrangées en un impeccable carré. Ses yeux, plus petits que ceux de l'adolescente, oscillaient entre le gris et le vert, sans que jamais l'une des deux teintes ne l'emportât définitivement. Ses traits doux ainsi que son assurance manifeste inspiraient une confiance immédiate – et Snow plus que quiconque se serait reposée sur elle les yeux fermés. Bien qu'il n'y eût pas réellement d'air de famille entre elles deux, en les croisant, on présumait souvent qu'elles étaient mère et fille.

— Hartland n'est plus qu'à vingt kilomètres, soupira Queen. Mais avec toute cette neige...

La phrase, inachevée, exprimait mieux que les mots l'indicible latence. Il leur faudrait encore longtemps pour arriver à destination. À certains égards, et même si le trajet l'avait éreintée, Snow n'était pas pressée de débarquer. Elle n'avait jamais vécu ailleurs qu'à Williston jusqu'alors. Le déménagement l'angoissait. La décision avait été soudaine. Prendre un nouveau départ et laisser derrière elle les fantômes du passé. Elle ne parvenait pas bien à se faire à l'idée.

La vie n'avait pas toujours été rose. La mère de Snow avait rendu l'âme en la mettant au monde et l'adolescente n'avait jamais rien connu d'elle que de vieilles photos et quelques anecdotes, relatées par son père. Ce même père qui l'avait élevée, choyée comme une véritable petite princesse. Snow et lui avaient été une famille à eux seuls, des compagnons inséparables, de véritables amis qui n'avaient rien à se cacher, pas même lorsqu'elle était entrée dans l'âge revêche de l'adolescence. Aussi, quand Queen avait fait irruption dans leur quotidien, l'entente s'était révélée délicate. Cette femme rendait son père heureux, toutefois. Alors la jeune fille avait mis de l'eau dans son vin, accepté sa présence et fini même par l'apprécier sincèrement. À l'issue d'un magnifique mariage, Queen était devenue très officiellement sa belle-mère. Puis au bonheur intense avait succédé malheur équivalent. Un an à peine après cette union, on avait diagnostiqué la leucémie du père de Snow. La maladie avait été vorace, le combat vain et la lutte brève. Voilà quelques mois que l'homme s'était éteint et l'impossible deuil rongeait sans ménagement les deux femmes de sa vie.

Il ne restait à Snow que cette belle-mère, cette presque inconnue à qui elle s'accrochait désespérément. En dépit de sa propre affliction, Queen lui apportait jour après jour un précieux soutien. Ensemble, elles remontaient la pente. Ensemble, elles creusaient la distance avec la vie d'avant pour se libérer du joug des souvenirs. Deux semaines seulement après l'enterrement, Queen s'était mis en tête de changer d'adresse. Snow éprouvait alors une telle reconnaissance qu'elle n'avait pas eu le cœur de s'y opposer. Pour autant, elle n'appréhendait pas moins l'avenir qui les attendait, loin de tout ce qu'elle connaissait.

— Tu verras, la rassura Queen, Hartland est un endroit sympa ! Ça te changera de la ville, c'est certain, mais je suis sûre que tu vas t'y plaire.

Snow haussa les sourcils, dubitative.

— J'ai vécu là-bas assez longtemps pour le savoir, insista Queen. Crois-moi, l'air de la campagne, ça te fera du bien ! Ça nous fera du bien à toutes les deux !

De la manche de son blouson, l'adolescente entreprit de frotter la vitre passagère. Mais le givre à l'extérieur l'empêchait obstinément d'admirer le paysage.

— Tu vivais là-bas, avant de rencontrer papa ? Demanda-t-elle pour contrer l'insoutenable silence.

— Oui, exactement.

— Et tu n'as pas pensé à revendre ta maison ? Tu l'as gardée tout ce temps ?

— En fait, je comptais revenir, un jour.

Snow abandonna l'idée de débrouiller le carreau et se tourna, le front plissé, vers sa belle-mère.

— Alors pourquoi est-ce que tu es partie ? Tu as rencontré papa à Williston, que je sache.

Queen soupira. Ses doigts se crispèrent sur le volant. Après quelques instants d'hésitation, elle s'expliqua :

— J'étais en conflit avec certains de mes voisins. J'avais besoin de souffler un peu, tu vois, alors je suis venue m'installer en ville pour quelque temps. Ça devait être provisoire. Et puis, j'ai rencontré ton père, et le provisoire est devenu permanent. Peut-être que j'aurais fini par vendre la maison si les choses s'étaient passées différemment. Mais les événements, nous ne les avons pas choisis. Je ne suis pas un rat des villes, et franchement je ne sais pas comment j'aurais pu vivre seule avec toi à Williston. Il n'y a plus que nous deux maintenant. Tu n'as jamais eu de mère et je n'ai jamais dû m'occuper de personne d'autre que moi-même. On forme une famille plutôt chaotique, mais une famille malgré tout. Alors, même si c'est dur, on va s'efforcer d'être là l'une pour l'autre, et tout se passera bien.

À mesure qu'elle parlait, le débit de paroles de Queen s'intensifiait. Les mots coulaient spontanément, jusqu'à ce qu'elle se noyât elle-même dans le flot de ses propos. À force de réfléchir à voix haute, l'effrayante réalité prenait forme, plus concrète. Elle était en charge de Snow désormais. Alors, cette belle assurance qui émanait d'elle s'estompa pour laisser place à tous les doutes d'une femme, devenue malgré elle l'unique parent de la fille d'une autre. La meilleure volonté du monde avait beau l'animer, elle ignorait cependant comment s'y prendre.

Snow observait ce visage se décomposer, tenter de se rassembler en une grimace contrite. Elle aimait la voir, ainsi, en proie au doute. Non pas qu'elle s'en amusât. Au contraire, elle atteignait dès lors la conviction fortifiante de ne pas être seule à endurer le sort, dépassée par le cours des choses. Complètement perdue.

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