1.4 - Douceur
Snow ferma la porte de la maison derrière elle et jeta son manteau sur l'un des crochets fixés au mur. Elle trouva Queen dans le salon, accroupie devant un grand seau d'eau, un torchon humide en main, à nettoyer la baie vitrée. C'était la pièce la plus vaste du logis. Un canapé en tissu rouge délavé y faisait face au poste de télévision : un modèle chic avec des contours boisés et de gros boutons, au sommet duquel se dressaient deux longues antennes. Il s'agissait d'un des rares de la ville, où le petit écran ne s'était pas encore démocratisé. Entre le sofa et le téléviseur, un épais tapis beige recouvrait le parquet. Dans un coin de la pièce, une bibliothèque d'angle débordait de vieux livres, sur le point, semblait-il, de la faire exploser. Un petit coffre cadenassé reposait au-dessus du meuble. Aucune cloison ne démarquait le séjour de la cuisine, simplement séparés par un poêle à bois et une petite table encastrée dans le plan de travail.
— Tu as fait une bonne promenade ? l'interrogea sa belle-mère en relevant la tête.
L'adolescente approuva d'un hochement de tête laconique. Elle hésitait cependant à évoquer sa rencontre avec Alice, en particulier l'étrange impression que lui avait laissée la petite. Elle résolut pour l'heure de garder cela pour elle.
Tandis que Queen reprenait sa tâche, Snow tenta d'allumer la télévision. Mais celle-ci ne captait que trois chaînes et, à cause des chutes de neige, deux d'entre elles n'affichaient à l'écran qu'une pluie de pixels achromes. Elle se laissa mollement tomber sur le canapé. Au même moment, la sonnette retentit. Queen tressaillit ; ses mains dégoulinaient de savon.
— Tu peux aller ouvrir, Snow ? demanda-t-elle.
L’intéressée quitta le sofa et accourut jusqu'à la porte d'entrée. Elle ouvrit le battant sur une jeune fille, de son âge à peu près, dont la figure ronde lui inspira une sympathie immédiate. Son sourire était simple et son regard sincère. Son épaisse chevelure blonde foncée tombait sur ses épaules, dessous la capuche de son drôle de manteau. On eût dit qu'elle l'avait confectionné elle-même en assemblant d'innombrables chutes de tissu dépareillées. Aussi mal assortis qu'en étaient les couleurs et les motifs hasardeux, le vêtement dégageait le charme unique du « fait maison ». La fille se tenait droite, sur le pas de la porte, les pieds serrés et le menton relevé. Elle tenait à deux mains l'anse d'un panier d'osier au contenu dissimulé sous un linge blanc.
L'inconnue tendit une main amicale à Snow, qui la lui serra volontiers.
— Je suis Ashley, la voisine d'en face. J'étais venue souhaiter la bienvenue à Queen, mais je vois qu'elle n'est pas revenue seule. Heureusement que j'en ai fait beaucoup !
À ces mots, elle souleva le linge et découvrit, soigneusement rangés, une dizaine de muffins.
— Entre, insista Snow en s'écartant de la porte. Tu vas attraper froid si tu restes plantée là.
Ashley s'avança dans le hall et referma la porte derrière elle, comme déjà familière des lieux. Sans doute rendait-elle souvent visite à Queen par le passé. Cette dernière, une fois rincées et séchées ses mains, rejoignit les deux jeunes filles sous l'escalier et salua chaleureusement la nouvelle venue. Puis toutes trois s'installèrent sur la table de la cuisine pour goûter aux pâtisseries de l'adorable visiteuse. À la première bouchée, la douceur de la fleur d'oranger irradia le palais de Snow, qui ne put s'empêcher de dévorer le gâteau d'une traite. Décidément, la voisine avait un dont pour la cuisine sucrée !
Visiblement ravie de la revoir, Queen s’enquit des nouvelles d'Hartland.
— Pas grand-chose, soupira Ashley. Rien ne changera jamais dans cette maudite ville.
Elle évoquèrent des noms que Snow ne retint pas, et qu'à vrai dire elle n'écouta que d'une oreille distraite, toute rendue à la dégustation des muffins.
— Bon, décréta sa belle-mère en quittant la table. J'ai encore mille et une choses à faire. C'était un plaisir, chère Ashley. Tes recettes et toi êtes toujours aussi délicieuses ! Voilà autre chose qui ne change pas. Mais reste encore un peu, si tu le souhaites. Je suis sûre que Snow et toi vous entendrez à merveille. Pas vrai Snow ?
Les joues encore gonflées de pâte onctueuse, l'adolescente opina d'une mimique, déglutit dans un gémissement de plaisir et porta à ses lèvres le doigt suintant de beurre qu'elle pourlécha sans retenue.
— Grande classe ! railla Queen. Pourquoi tu ne montrerais pas ta chambre à Ashley ?
Sa chambre, une dénomination douteuse, alors qu'elle ne se sentait pas vraiment chez elle.
Aussitôt passée la porte de l'ancien débarras, le regard d'Ashley en fit longuement le tour, comme procédant à l'inspection détaillée de la pièce.
— Tu n'as pas de lit ? s'étonna-t-elle.
— Si, la rassura Snow, le canapé se déplie.
Ashley baissa la tête.
— Moi, je n'ai pas de lit. Je dors sur un matelas posé au sol, dans le grenier. Cette pièce fait une belle chambre.
Snow n'osa pas la contredire. En comparaison à un grenier, la chambre la plus impersonnelle qui pût exister devait paraître bien confortable. Les deux adolescentes s'assirent donc sur ledit canapé et entamèrent le déballage timide de leurs vies respectives. Ashley, qui avait toujours vécu à Hartland, demanda à Snow d'où elle venait, où elle avait étudié et comment elle en était venue à habiter avec Queen. Cette dernière lui relata brièvement le décès de ses parents et tenta, tant bien que mal, d'atténuer le tragique de sa vie en décrivant Williston comme une ville agréable dans laquelle elle avait passé une enfance heureuse. Ashley posa une main affectueuse sur son épaule et la considéra avec toute la compassion dont un être pouvait faire preuve.
— J'imagine ce que tu peux ressentir. Mes parents sont morts également.
— Je suis désolée. Comment est-ce arrivé ?
— Tu n'as pas à te sentir désolée pour ça. Un stupide accident de voiture, un hiver comme celui-ci... La route qui mène à Hartland est plutôt dangereuse à cette saison. C'est pour ça que durant tout l'hiver, généralement, personne n'arrive ou ne part d'ici.
L’œil de Snow chercha machinalement la fenêtre. Avec cette neige qui n'arrêtait pas de tomber, la route qui les avait menées ici, Queen et elle, devait déjà être impraticable. Elle se retourna vers Ashley :
— Tu as été placée dans une famille ?
— Non, je vis avec ma tante, et avec ses deux filles. Je crois que je suis une charge pour elles. J'essaye de me rendre utile, pour compenser, mais je suppose que ça ne suffira jamais.
— Si tes gâteaux ne compensent pas, vraiment, je ne comprends pas !
Ashley ne put réprimer un petit éclat de rire.
— Tu comprendras mieux quand tu auras fait leur connaissance, Snow. Ce ne sont pas le genre de femmes qu'on amadoue avec des pâtisseries ! Mais dis-moi, tu n'as encore rencontré personne, en ville, depuis ton arrivée ?
— Eh bien...
Snow hésitait toujours quant à parler de ce qui s'était passé sur l'aire de jeux. Cependant, il était plus simple de se confier à une personne de son âge qu'à sa belle-mère. Aussi finit-elle par raconter à Ashley sa rencontre avec Alice, ainsi que les étranges propos tenus par la petite.
— Alice, s'exclama Ashley, un vrai spécimen local ! Elle est un peu spéciale, c'est vrai, mais elle ne ferait pas de mal à une mouche. C'est juste une fille curieuse qui a du mal à laisser derrière elle ses rêves d'enfant.
— Quel âge a-t-elle, au juste ?
— Elle a eu des problèmes de croissance et, disons-le, elle est aussi restée petite fille dans l'âme. Sa taille et son côté naïf duperaient n'importe qui ! Alice a quinze ans, pourtant.
Snow tomba des nues suite à pareille révélation. On aurait donné une dizaine d'années à Alice, tout au plus, et elles n'avaient en réalité que deux ans de différence. L'intrigue grandissait pour l'adolescente, qui questionna encore :
— Mais, sait-elle vraiment des choses, comme elle l'affirme ?
— Elle en sait sûrement, mais elle en imagine la plupart. Tiens, si tu veux savoir, un jour, elle m'a dit que son rêve lui avait révélé mon destin.
— Et c'est quoi, ce fameux destin ?
— Si on en croit Alice, une bonne fée m'aidera à rencontrer le prince qui m'arrachera à ma misérable petite vie.
Elles échangèrent un regard contenu, essayant de refouler les sourires qui grandissaient sur leurs lèvres. De concert, elles libérèrent toutes deux un violent gloussement.
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