2.3 - Des cœurs, des piques
Snow passa la porte de l'épicerie. Sur ses talons, Red referma le battant, les premiers boutons de son manteau rouge presque aussitôt défaits. Toutes deux essuyèrent leurs chaussures pleines de neige sur le paillasson. L'hiver n'en finissait pas, le blizzard non plus. Autour d'Hartland, une véritable muraille de congères rendait les routes impraticables. La ville entière était comme cristallisée, piégée dans cette interminable tempête de flocons.
Dès que Belle les aperçut, un sourire chaleureux s'installa sur ses lèvres.
— Contente de te revoir, Snow !
— Moi de même, répondit timidement l'adolescente.
Après quoi, elle s'empressa de rejoindre son acolyte, qui déjà s'était avancée dans un rayon. Comme les autres enseignes qu'elles avaient croisées en chemin, l'épicerie avait été décorée spécialement aux couleurs de l'amour. Des têtes de gondoles rouge criard et rose suintant aux ballons en forme de cœurs qui flottaient çà et là, en passant par d'irrésistibles oursons en peluche et toutes sortes de friandises à la fraise, la Saint-Valentin avait pleinement investi les lieux. Sur le comptoir maculé de la boucherie, trônait même un imposant cœur sculpté dans des pièces de viande saignante. Un frisson cinglant ébranla les vertèbres de Snow.
Red paraissait connaître le magasin comme sa poche. Elle se dirigea sans la moindre hésitation vers une étagère et dénicha en un temps record un minuscule dé à coudre destiné à Rosa.
— Tu viens souvent ici ? l'interrogea Snow.
Qu'importait la discussion, pourvu qu'elle lui fît oublier sa vision d'horreur. Red hocha la tête.
— Dès que l'occasion se présente. C'est le seul endroit dans cette ville où je peux recevoir un salut aimable.
— Je comprends, quand je vivais à Williston...
Le doigt ganté de la rousse soudain plaqué sur ses lèvres, Snow ne put achever sa phrase. D'un léger mouvement de tête, la fille au manteau rouge indiqua la boucherie, où Erwan venait de surgir par l'arrière-boutique en claquant violemment la porte. Il serrait quelque chose dans son poing. Son visage crispé, les veines du front gonflées, traduisait une rage d'une rare intensité.
— Espèce de salope ! hurla-t-il en brandissant une photographie toute cornée.
D'un pas craintif, la caissière vint à sa rencontre, les bras tendus dans l'espoir de l'apaiser.
— Qu'est-ce que tu fous encore avec ça ? aboya-t-il.
— Erwan...
Belle essaya de reprendre le cliché de la poigne de son époux, en vain.
— Y en a toujours eu que pour lui, pas vrai ? grogna la brute épaisse. Il a toujours été le seul pour toi, hein, alors dis-moi ce que tu fous là ! Pourquoi est-ce que t'es devenue ma femme, sale pute ?
Belle tenta de tempérer en se saisissant tout en douceur de ses avant-bras velus.
— Erwan...
Mais il la repoussa d'une violente gifle. La femme s'effondra sur le carrelage.
— Foutue chienne ! Demande-moi pardon !
— Je te demande pardon, Erwan, murmura-t-elle en appuyant sa main sur sa joue douloureuse.
— J'entends pas ! T'as pas eu ton compte ? Tu crois qu'une garce dans ton genre devrait être mieux punie que ça ?
Avant qu'elle n'eût le temps de se défendre, Erwan empoigna le col de sa robe et la força à se relever. Agrippant les frêles épaules de Belle de ses deux mains de bête, il la poussa contre le comptoir. La femme ferma les yeux, les lèvres serrées. La main colossale d'Erwan s'abattit sur sa cuisse, puis ses ongles incrustés de sang griffèrent les plis de sa jupe, la repliant vers le haut.
À côté de Snow, Red bouillait de fureur. Les points serrés, le menton droit, la colère perlant au seuil de ses yeux embrasés, elle fit un pas en avant. La brune tenta de la retenir par la ceinture de son manteau. Trop tard. Déjà Erwan avait tourné sa trogne dans leur direction et les fusillait du regard. Il gueula :
— Foutez le camp, les mômes !
Red haussa les sourcils avec une pointe d'insolence et leva la main. Le dé à coudre recouvrait le haut de son annulaire.
— Je peux partir sans payer ? C'est ça que vous dites ?
Erwan poussa un grognement et s'écarta de sa femme.
— Occupe-toi des clients, au lieu de rester là comme une potiche !
Alors que Belle, les yeux baissés, regagnait sagement la caisse, son mari déchira la photographie et en balança les chutes dans la poubelle d'ordinaire destinée aux déchets de la boucherie. Après quoi il écrasa de ses deux poings la sculpture de viande exposée sur le comptoir et disparut par la porte de derrière.
— Qu'est-ce que c'était que cette scène ? interrogea Red en réglant son achat.
— Ne t’inquiète pas, la rassura la caissière. Tout le monde pète les plombs, parfois.
— Mais ça n'est acceptable que dans certaines mesures.
Visiblement pressée de changer de sujet, la vendeuse se tourna vers Snow :
— Ashley n'arrête pas de me demander de tes nouvelles. Tu devrais passer la voir, si tu te sens un peu mieux.
En quittant l'épicerie, une sorte de perplexité bridait les ressentis de Snow. Il flottait autour de Red une aura semblable, pimentée par les restes de sa fulmination. Face à cette scène de ménage, la rousse farouche, d'habitude maîtresse d'elle-même, n'avait pu contenir une aigreur débridée. Ce n'était pas la première fois que sa carapace se craquelait. Sans pouvoir encore mettre le doigt dessus, Snow avait l'intuition que Red avait, un instant, exposé son point faible.
— Tu vas aller voir Ashley ? demanda celle-ci, comme pour noyer le poisson.
Tout en cheminant, Snow fixait ses bottes.
— À ton avis, pourquoi demande-t-elle de mes nouvelles à Belle au lieu de venir me voir ?
— Elle est passée au magasin plusieurs fois et tu n'as pas voulu bouger de ta chambre, souviens-toi. Belle m'a demandé comment tu allais à chaque fois que je suis venue à l'épicerie. Pour Ashley, c'était sûrement plus simple de s'informer auprès d'une personne qui n'a pas de sang sur les mains.
— Si elle savait...
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