2.9 - Échiquier
Snow déboula en trombe au Blue Bird. Sans aucune surprise, elle trouva toutes les tables occupées par des tourtereaux ô combien niais venus partager une collation dégoulinante de sirop de fraise. Même les imbuvables cousines d'Ashley s'étaient dégoté des soupirants. Accoudé au bar, Henry discutait avec un vieux couple d'habitués. L'adolescente s'avança dans l'établissement. À la place où Red et elle déjeunaient la veille, tout près de la baie vitrée, deux lycéens sirotaient un milk-shake dans le même verre. Snow réprima une grimace et s'aventura plus au fond, où elle finit par débusquer son acolyte. Reculée dans un recoin sombre, celle-ci feignait malhabilement de lire un journal, les lèvres à peine trempées dans son cappuccino.
La brune tira fermement la chaise libre face à elle et prit place à sa table. En coin, les regards suspicieux des autres clients glissaient par dizaine dans leur direction. Snow ne pouvait les ignorer : ce petit génie en manteau rouge avait savamment choisi sa place qui, surélevée sur un petit pallier, offrait une vue imprenable sur le reste de la salle. D'ici, on faisait discrètement face au bar et il était aisé de scruter Henry sans paraître suspecte. À cela près que la présence de Red à elle seule devait passer pour louche.
Relevant la tête de son papier, celle-ci haussa les sourcils.
— Tu n'est pas censée être là, Flocon. Je t'avais dit d'attendre que je te tienne informée.
— Oh, et tous ces couples trouvent ça normal que tu passes ta journée attablée ici à contempler le bonheur conjugal que tu n'auras jamais ?
— T'y va pas de main-morte, hein...
— Soyons réalistes, personne à Hartland ne t'accueillerait dans sa famille. Assise en retrait en plein milieu de la fête, tu donnes l'impression de conspirer, c'est tout. Alors que si tu attends simplement une amie, quasiment une sœur qui vit sous le même toit...
— Première nouvelle. On est amies ? Sœurs, carrément ?
— Eh bien, il faut qu'on le soit pour passer un peu inaperçues.
— Tu me méprises toujours, hein ?
Cette courtoise discussion fut interrompue par une aimable serveuse, à qui Snow commanda deux assiettes de pancakes. Deux assiettes distinctes du grand classique de la maison que partageaient tous les amis en sortant du lycée, histoire de lever le doute une fois pour toutes sur la nature de leur relation. Le dessert servi, la jeune fille déplia sa serviette et tira deux crayons de la poche de son manteau gris.
— Jouons au morpion.
— Qu'est-ce qu'on met en jeu ? l'interrogea Red.
— Ta fierté. J'ai envie de gagner !
Un sourire malicieux se dessina sur les lèvres de la jolie rousse. Elle accepta. S'ensuivit une lutte acharnée. À nouveau, les croix de Snow tentèrent de parer les subtiles stratégies des cercles de son adversaire. Ces derniers l'emportèrent finalement. À peine défaite, Snow réclama une revanche. Terriblement amusée, Red la lui accorda. Ainsi, s'enchaînèrent les parties, avec la même intensité, le même air de défi et une soif de victoire grandissante. À mesure qu'elle jouait, Snow oubliait tout ce qu'elle était. Le monde se réduisait à une grille tracée à main levée. Le bien et le mal ? La vérité ou l'erreur ? La justice ou le sang ? Les carrés ou les croix ? Nul ne pouvait trancher en ce monde-là, sinon le triomphe lui-même. En cet instant suspendu, tout n'était plus qu'un champ de bataille. Peu importait le nombre et la rudesse de ses échecs, seul importait de remporter une partie. Chaque fois, cependant, Red se débrouillait habilement pour encercler ses positions, faire barrage à ses manœuvres et lui sucrer le succès. Immobilisée, Snow ne pouvait plus guère entreprendre quoi que ce soit. Au beau milieu d'une partie, elle se retrouva même contrainte d’abdiquer. Hors de question pourtant de fuir la queue entre les jambes. Pour la énième fois, elle cria vengeance, revint à la charge et stria rageusement un autre pan de serviette.
Red, pour sa part, laissait progressivement entrevoir la tension qui lui nouait les nerfs. En même temps qu'elle jouait et redoublait d'efforts pour mettre des bâtons dans les roues de son opposante, elle surveillait du coin de l’œil tous les déplacements du gérant du café. Lorsque ce dernier passa la porte de la réserve, Snow vit le visage de son adversaire se crisper. Elle profita de ce moment d'égarement pour placer une croix dans une case bien choisie. Trop occupée à espionner le suspect, Red n'y prêta pas attention et dessina le rond suivant sans même en tenir compte, offrant enfin à Snow la victoire sur un plateau. Celle-ci compléta sa ligne d'un dernier symbole et la barra fièrement.
— Joli coup ! reconnut Red. Après plus d'une heure de jeu, c'est normal que tu finisses par l'emporter. C'était amusant.
La brune se renfrogna dans une moue de déception.
— C'est tout ce que ça te fait ?
— Tu t'attendais à quoi Flocon ? Je n'ai pas de super-pouvoir, il faut bien que je perde un jour.
— Tu n'as pas remarqué, se désola Snow. Tu n'étais plus dedans. C'est pour ça que tu as perdu. C'est juste pour ça. Si tu n'avais pas tourné la tête sur Henry, tu m'aurais encore battue.
— Peut-être, et alors ? Tout le monde baisse sa garde, parfois.
— Justement, Feu-follet. C'est exactement ce qui est en train de se passer avec nous. Nous et tous les autres habitants de cette ville, nous ne sommes que des pions sur un gigantesque échiquier.
— C'est ce qu'on appelle communément la vie, soupira la rousse d'un ton mélancolique.
— Henry est une fausse piste, martela son acolyte. Tout semble l'accuser, comme tout semblait accuser Queen. Mais les apparences sont trompeuses, surtout à Hartland.
Red posa ses coudes sur la table, le visage appuyé sur les mains. Enfin elle écoutait ce que Snow essayait en vain de lui démontrer.
— Henry est une autre victime. J'ai eu deux de ses ex au téléphone, pas plus tard que tout à l'heure. La première m'a raccroché au nez au simple nom d'Henry, ce qui nous prouve au moins que c'est bien elle. La deuxième a été plus bavarde. Elle m'a conseillé de m'enfuir de la ville dès que possible. Elle aussi s'est enfuie, parce qu'elle avait reçu des lettres de menaces.
Pensive, la rousse se pinça le menton.
— Quel genre de menaces ?
— Des courriers lui disant qu'elle allait disparaître sans laisser de trace. Ce qu'elle a fait, en quelque sorte. Red ! Il y a un corbeau dans cette ville, et ce n'est certainement pas ce vieux barman. Celui qui a envoyé ça voulait blesser Henry, ruiner sa réputation. Il a fait fuir toutes celles qu'il a aimées. Et nous, Red, on est tombées dans le panneau. On s'est focalisées sur la mauvaise personne.
— Si Henry n'y est vraiment pour rien, alors qui est le coupable ?
Red en avait de bonnes ! Comment Snow aurait-elle pu répondre à cette question ? Elles s'étaient fourvoyées, justement. À foncer tête baissée sur une fausse piste, elles avaient négligé tout autre suspect possible. Il fallait tout reprendre depuis le début, remonter en arrière, détricoter les fils de leur pensée hâtive et réexaminer ce qu'elles avaient appris. Pourquoi leurs soupçons s'étaient-ils portés sur le tenancier en premier lieu ?
— Son prince, murmura Snow. Celui qui l'arrachera à sa misérable existence. C'est ce qu'Alice a dit.
— Donc, Ashley risque de disparaître avec notre corbeau ?
— Il n'y a qu'une seule façon d'en avoir le cœur net !
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