2.13 - Tête-à-tête
À l'étage, l'ancienne chambre de Snow offrait le meilleur point de vue sur la maison d'Ashley. Une fois le canapé-lit déplié, elle le poussa jusqu'à la fenêtre et empila à disposition les couvertures indispensables pour affronter le froid polaire de cette longue nuit d'hiver. L'adolescente s'enroula dans le premier plaid et s'étendit sur le ventre, les yeux rivés sur la bicoque voisine. Elle les plissa, tâchant de discerner l'éclat ténu d'une bougie à la lucarne.
Rien.
— Je peux entrer ? demanda la voix de Red depuis le cadre de la porte.
— Si tu n'es pas une créature du Diable, tu n'as pas besoin de ma permission, la taquina Snow.
— Très bien. Je m'en vais te prouver que je ne suis pas un démon.
La brune à la fenêtre l'entrevit du coin de l’œil. Parée de son indémodable trench rouge, la jeune femme allongea une jambe, gracile sous sa robe cintrée, et franchit fièrement le seuil.
— C'est bon, j'ai passé le test ?
Snow lui sourit :
— J'en étais sûre.
— De quoi ?
— Que je pouvais te faire confiance.
Red secoua la tête et se jeta sans préavis sur le convertible, à ses côtés. À son tour emmitouflée dans une couverture, elle se colla à Snow pour partager le refuge du troisième édredon. S'ensuivit une longue attente immobile, seulement rythmée par les échos contenus de leurs expirations, de plus en plus languissantes. Au bout d'une interminable demi-heure, Snow n'y tint plus. Elle étouffait dans ce cocon. Chaque minute qui passait distillait sur son aine une coulée aussi cuisante que la cire des bougies et elle devait lutter contre l'envie furieuse de tourner son visage vers celui de sa camarade.
Qu'est-ce que Red ferait alors ? Rien. Elle ne la verrait même pas la dévorer des yeux, tout absorbée qu'elle était à surveiller la maison où rien ne remuait.
À bout de nerfs, Snow repoussa les couvertures et s'extirpa brutalement du lit. Elle se traîna jusqu'au bureau, aussitôt rattrapée par l'étreinte gelée de l'air environnant. Elle s'empressa de piocher du papier, deux crayons, et revint au pas de course se blottir contre le corps bouillant de la rousse placide.
Elle déposa devant elles le butin de sa quête.
— Partante pour une revanche ?
Red décrocha ses pupilles de la vitre, puis un sourire en guise d'approbation. Enhardie par l'expérience de sa précédente défaite, elle se montra cette fois particulièrement impitoyable et il fut impossible à Snow de provoquer une faille dans sa stratégie. Plus aux aguets que jamais, elle jonglait sans faiblir entre la grille du morpion et la chaumière voisine, où toujours aucun mouvement ne trahissait la possible fuite d'Ashley.
— Tu crois qu'elle a renoncé ? hasarda Snow ; ce qu'elle espérait d'ailleurs.
— Elle t'a semblé sur le point de renoncer ?
— Non.
En cet instant où l'attention de son élue se décuplait, Snow enrageait, grotesque, de ne pas en être la cible. Ce regard qui autrefois la mettait à nu et la rendait mal à l'aise, elle se sentait démunie à présent qu'il se détournait d'elle.
Après plusieurs dizaines de défaites consécutives, toujours sans aucun signe d'Ashley, Snow se frappa la tête contre un oreiller en lâchant une plainte rauque.
Se pouvait-il que son amie eût finalement reconsidéré sa décision ? Elle semblait si déterminée l'après-midi même que l'orpheline n'y croyait guère. Redressée en tailleur, elle fit tournoyer son crayon entre l'index et le majeur, les yeux levés sur le plafond.
— À quoi tu penses ? lui demanda son adversaire.
Snow se figea, surprise. Sa complice n'avait pas pour habitude d'engager la conversation. Son sang ne fit qu'un tour : c'était l'occasion où jamais de percer la carapace derrière laquelle l'homicide taisait tous ses tourments ; l'occasion où jamais de lui prouver qu'en aucun caselle ne voyait un monstre en elle.
— Tu sais qui je suis, Red. Tu sais qui je suis mieux que personne. Tu étais là quand j'ai commis l'irréparable et tu assistes tous les jours à l'étalage pitoyable de tous mes défauts. Qu'est-ce qui est le pire ? Le sang sur mes mains, ou tout le reste ? Si je n'étais pas aussi égocentrique et autant à fleur de peau, est-ce que j'aurais sauté les pieds dans le plat et gobé les conneries d'Alice ?
— Tu as été crédule Snow, tout simplement.
— Mais pas toi. Tu ne marches pas dans ces délires de prophéties. Tu es fiable, bienveillante et tu ne rechignes jamais à te salir les mains pour secourir les autres. Alors, voilà ce que je me dis. Voilà pourquoi tu ne regrettes rien. Tu as tué Byron pour sauver quelqu'un.
— Tu te trompes, Flocon. Je ne l'ai fait que pour moi.
Du bout des doigts, Snow balaya les boucles fauves qui voilaient l'œil orageux de Red.
— Je veux savoir qui tu es. Je veux savoir pourquoi tu as fait ça Feu-follet. Et je veux pouvoir dire que je comprends, que tu devais le faire, tout simplement, que je ne te blâme pas.
Abandonnant son poste de guet, la rousse se retourna mollement et posa sa joue pâle au creux des jambes de son hôte, sur la toile tendue de sa jupe plissée.
— Et si je me tais ?
— Je ne t'en voudrai pas. Je préférerais juste que tu me fasses confiance.
Elle ferma les paupières et rabattit ses jambes tout contre sa poitrine, une main agrippée au genou de Snow. Cette dernière interpréta ce repli comme le refus de se confier. Elle ne pouvait que l'accepter.
— Je comprends...
— Ma mère, articula Red à grand peine. Elle me disait toujours : « Tu es le méfait de ton père ». Et je ne comprenais pas, car je n'ai jamais eu de père... Ne lâche pas la maison des yeux, Flocon.
Les mots, posés, laissaient transparaître la volonté tenace de rendre ses paroles les moins confuses possibles. Pourtant, le grondement martelait sans relâche la porte de son larynx, que Red refoulait avec force et une dignité admirable. Chaque syllabe pourtant plus douloureuse à sa langue que la précédente.
— Ma mère est une ivrogne. Devine de qui elle tient ça ! Petite, j'habitais avec elle à Minot. Quand j'avais dix ans, les services sociaux sont venus m'embarquer. C'est l'institutrice qui les a prévenus. Encore aujourd'hui, tu vois, je ne sais pas si je souffrais. Je ne connaissais rien d'autre et ça me paraissait normal. J'acceptais, comme on accepte tout ce qu'on nous dit « être pour notre bien »... Un jour, Rosa a raconté à Queen que j'avais été une enfant battue. Ça, tu vois, je n'en sais rien. Comment je pourrais savoir ? Je n'ai jamais connu d'autres punitions.
Snow lui caressa le crâne. Qui aurait pu oser lever le poing sur sa gueule d'ange si vulnérable ? Les larmes, comme des loupes, gonflaient ses taches de rousseur.
— On m'a confiée à ma grand-mère. J'ai découvert que j'en avais une, en fait. Je ne l'avais jamais rencontrée. À la seconde où je l'ai vue, j'ai su ce que signifiait le mot « famille ». Rosa est une ivrogne, comme ma mère. Mais Rosa m'a offert son sourire, sa tendresse, des histoires du soir, et ce manteau, mon vêtement préféré au monde.
— Il te va comme un gant.
— Il me va tellement bien que tout le monde raconte qu'il est rouge comme le sang, que je l'aurais teinté moi-même en zigouillant Byron. Qu'est-ce qu'il faut pas entendre ! À moi, ce rouge me rappelle la chaleur de ma grand-mère, le rouge à lèvre de ses sourires, le rouge des coquelicots qui fleurissent dans son jardin. Je ne porte pas un trophée de chasse, tu sais...
— Bien sûr que je le sais.
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