3.11 - Jardin d'hiver
À mesure qu'elles marchaient, Red se relâcha un peu. Elle avait grandi pour ainsi dire sans mère. Ce vide s'était quasiment résorbé et elle était comblée de bien d'autres manières. Cependant, elle accepterait d'entendre ce qu'avait à lui dire celle qui n'avait su l'aimer.
Quand elles parvinrent au vieux moulin, les mains des deux jeunes filles s'étaient naturellement entrelacées, comme des plantes grimpantes qui cherchent leurs prises. La façade de pierres s'effritait et l'eau gelée retenait prisonnière la roue déjà infirme. Le moulin n'était plus. Plus vraiment. Le pignon sur la rivière fleurait l'abandon, mais la façade, elle, était propre, les volets peints et les fenêtres pourvues de balconnières où perçaient les premières pousses.
— Quelqu'un habite ici ? feignit d'ignorer Snow.
— Belle et Erwan. On ferait sûrement mieux de ne pas s'attarder.
— On m'a dit qu'elle avait un beau jardin. Tu crois que Belle m'apprendrait ? Les plantes, je n'y connais rien. J'ai fait un crochet par l'impasse ce matin, et le jardin de Queen... J'aimerais faire quelque chose.
— Je doute que Belle puisse t'aider.
— Elle refuserait, tu crois ?
— Non. Disons juste que son jardin est... différent.
Car les preuves parlaient mieux que les mots, Red entraîna furtivement sa compagne par l'arrière de la maison. Agrippées l'une à l'autre, elles franchirent avec prudence le bras d'eau devenue glace. Puis elles se faufilèrent le long de l'autre façade, qui n'avait pas de fenêtres.
Une fois rasé le mur, Snow observa de ses propres yeux le fameux jardin de Belle. Il ne s'agissait pas, comme elle l'aurait imaginé, de jolis parterres ou d'un potager soigneusement organisé. Là, sur le pignon de la cour, se dressait une large verrière : un jardin sous cloche.
En s'approchant, elle constata qu'il y poussait toutes sortes de fleurs colorées qui, ainsi à l'abri, ne craignaient plus les affres des hivers rigoureux. Néanmoins, ce jardin d'hiver était avant tout une roseraie. Les arbustes épineux s'entortillaient le long des vitres à la charpente métallique. Leurs corolles rouges vives, aux pétales luisants, narguaient toutes les autres plantes de leur imparable splendeur.
— Baisse-toi !
Red surgit derrière Snow et l'attira contre elle, accroupie dans l'angle mort du parement. Dans la serre, Erwan s'avançait muni d'un flacon de verre surplombé d'un pulvérisateur. Calmement, il entreprit d'arroser les rosiers par petites giclées. À quelques reprises, les doigts du boucher se glissèrent sous les fleurs qu'il tira à ses narines pour en humer les fragrances. Sur ses épaisses phalanges, les coupures côtoyaient les piqûres de la plante. Il semblait un autre homme dans cette cage de verre : plus doux, plus attentif.
Son épouse survint bientôt derrière lui, arrosoir à la main. Elle abreuva abondamment les plantes exotiques qui pendaient dans les suspensions. À les regarder ainsi entretenir leur jardin, on prêtait à leur couple un rare parfum d'harmonie. Belle taquinait son mari de la pointe d'une feuille rebelle ; lui, l'aspergeait d'une gerbe d'eau. Ils riaient de bon cœur.
C'est alors que, s'en retournant au rosier, l'homme se figea, comme pétrifié sur place. Il tendit la paume pour soulever une énième rose. Blanche comme neige. En arrachant de l'arbuste la broche qui supportait cette grosse fleur de soie, le visage d'Erwan vira à l'écarlate. Il se retourna soudain sur sa femme et, furieux, la plaqua contre la baie vitrée. La cage de verre ne pouvait contenir ses hurlements bestiaux.
— Qu'est-ce que ça fout là ?
Belle paraissait aussi surprise que lui de découvrir cette broche piquée dans leur jardin. Ses lèvres articulaient mais ses murmures, eux, n'atteignaient pas l'extérieur.
— Menteuse ! Combien de temps tu vas te foutre de ma gueule ? Quand est-ce que tu vas m'aimer ? Des fois...
Tandis qu'il levait au-dessus d'elle son poing menaçant, la femme se recroquevilla sous les suspensions.
— Des fois j'aimerais que tu sois morte, ce soir-là !
Manquant de peu le visage baissé de son épouse, les articulations du boucher enfoncèrent le carreau dans les éclats de verre. Une centième coupure à la main, il éclaboussa de son sang la joue de Belle, prostrée. Son bras se leva de nouveau.
— Tu veux le rejoindre, hein ? C'est ça ?
Un éclat de cristal brilla dans sa poigne. Dès qu'elle le vit brandir le tesson tranchant, Red sortit de ses gonds. Elle allait s'élancer au secours de l'épicière mais Snow, encore accroupie, la contint, les bras noués autour de ses hanches.
— Attends, Feu-follet.
— Lâche-moi, Snow ! Il va...
Aussi vive que la rousse, Belle s'était redressée sous la serre et empoignait fermement la main rougie de son mari. D'un geste résolu, elle enserra la pointe et saigna, elle aussi. Elle chuchotait quelque chose. Lui, ne bougeait plus du tout.
Quand elle eut parlé, il se détourna, la tête rentrée sous un pan de sa veste, comme pris d'une honte profonde. Une honte telle qu'il semblait fuir l'épouse blessée en sortant de la verrière par la cour. Il se baissa et, à mains nues, entama de ramasser le verre brisé au sol.
— Erwan, le secoua Belle. Erwan, chéri, arrête. Ça ne sert à rien.
— Le chat va se blesser...
— Je vais chercher une balayette.
Avant qu'elle s'éloignât, il agrippa d'une main tremblante l'un des plis de sa robe.
— Belle, je... Je suis...
— Désolé. Je sais. Tu veux me faire plaisir ? Coupe quelques roses, porte-les à Phil et demande-lui la dose habituelle. On arrive à court d'herbes.
Le colosse s'exécuta, penaud. Lorsqu'il s'en fut allé et que Belle se pencha pour balayer les morceaux de vitre, Snow tira sa petite amie hors de leur cachette.
— Bonjour Belle. On tombe mal, on dirait. J'avais besoin de quelques conseils en jardinage. Je n'ai pas osé...
— Vous avez assisté à tout ça ?
La femme les toisait, ramasse-poussière en main. Les deux adolescentes baissèrent la tête.
— Erwan est plus fragile qu'il en a l'air, soupira Belle. C'est parce qu'on est faible qu'on blesse les gens, souvent. Depuis quelque temps, de vieux souvenirs réapparaissent. Les souvenirs d'un fantôme. Ce n'est pas la faute d'Erwan.
Snow contempla la broche, échouée parmi les débris, la rose blanche désormais rouge de sang.
— C'était à celui de la photo ? demanda-t-elle.
— Andrea, le frère d'Erwan. Il était mon meilleur ami. Il est mort dans un accident, un incendie. Il portait une broche ce soir-là, exactement comme celle-ci...
— Le conte, c'était lui ? devina Red.
Belle acquiesça d'un signe de tête.
— Erwan n'a jamais accepté la mort de son jumeau, et je ne me suis jamais remise de la perte de mon cher ami. On a pleuré la même personne pendant dix ans, puis l'on s'est mariés. Erwan croit que c'est de l'amour. Moi pas. Cette béance nous condamne à nous comprendre, personne d'autre ne le peut.
Loin de se laisser attendrir, Red braquait sur la brèche du carreau un regard noir. Aucun chagrin n'excusait le geste d'Erwan. Snow comprenait sa haine, mais elle comprenait autre chose aussi : les sévices quotidiens que subissait Belle occultaient une blessure plus profonde. Ce n'était pas Erwan qu'elle redoutait, mais que ces coups pussent lui manquer, accoutumée qu'elle était à soigner le mal par le mal.
— C'est quoi cette histoire d'herbes ? demanda encore Snow.
— Juste quelques inhalations...
— Et quel effet ça fait ?
— Au mieux, c'est la fête. Au pire, les objets commencent à te parler.
Ainsi, même la douce Belle avait ses obscurs secrets. Par peur de remuer un couteau dans une plaie brûlante, Snow ne posa aucune question sur l'incendie. Elle interrogea Red sur le chemin du retour, mais cette dernière ne savait pas non plus de quoi il retournait. Insister eût risqué de l'impliquer plus que nécessaire, aussi la brune fit mine de passer à autre chose.
Jamais le mal ne soignerait le mal. Elle lança pourtant à la moue soucieuse de son amante une boule de neige fondue. La provocation eut l'effet escompté. Plutôt que de broyer du noir, Red s'empressa de riposter, le rire aux lèvres. Penser qu'un peu plus tôt elle était prête à tuer ! Snow chassa cette idée et le bras coriace de sa chère, qui tentait de lui faire mordre la neige.
L'après-midi fila dans les gloussements complices. À la tombée du jour, deux anges dans la neige échangeaient un baiser. Snow n'avait qu'une hâte : désamorcer le mauvais sort et leur bâtir un paradis.
Annotations