3.21 - Tac-tic
Au petit matin du dimanche de Pâques, Ashley et Snow firent un saut au Old Hart Chronicle, où une cohorte de rédacteurs s'affairaient comme chaque jour à boucler les articles du quotidien. Tombées d'accord, elles couchèrent par écrit d'une lettre commune leur réponse à l'alléchante proposition de la Clover Society. Non. Un refus catégorique, ne laissant la porte ouverte à aucune négociation.
Ashley prit congé la première, afin d'honorer la mission qu'elle s'était vu confier. Snow demeura un bon quart d'heure dans le bureau de Hameln, à échanger des banalités. La présence du petit Pinutt, souriant sur les genoux de son paternel, égayait un peu la conversation.
Puis, l'heure avançant, le père attentionné porta son petit bonhomme dans sa chaise roulante. Alors que l'enfant le tannait pour qu'il l'emmenât à la fameuse chasse aux œufs, la moue de Charles Hameln se froissa :
— Je suis désolé, bonhomme... Je ne vais pas pouvoir crapahuter avec toi. Mes journalistes sont tous pris, je vais devoir couvrir les festivités moi-même.
— Je peux le faire, proposa Snow, une idée derrière la tête.
— Promener Pinutt dans le parc et les bois ? Oh, non, non, Miss Snow, le fauteuil n'est pas très maniable, vous pourriez buter sur une racine, ou...
— Non. Votre article, là. Je peux m'en occuper. Prêtez-moi votre dictaphone, Charlie, et je vous assure que, demain, vous publierez le papier du siècle. Quelque chose d'incroyable va se produire aujourd'hui. Je peux vous assurer que vous ne le regretterez pas.
De brefs pourparlers achevèrent de convaincre le parrain de Queen. Il confia à la jeune fille la sacoche de cuir clair qui renfermait le magnétophone, chargé d'une cassette et muni d'un micro. Avec cet attirail, Snow était certaine d'apporter les preuves suffisantes à tous ses soupçons. Elle emboîta donc le pas à Hameln et son fils jusqu'à la place du village, où une foule d'enfants attendait le départ du safari chocolaté.
Le maire d'Hartland prononça son discours, entouré sur l'estrade de tous les membres de la famille Castle, y compris Belle, son mari, et sa doctoresse de cousine. Soucieuse de passer pour une reporter intègre, Snow alla des organisateurs aux bénévoles, faisant mine d'interviewer les uns et les autres, micro brandi mais appareil éteint. Les confessions du pâtissier sur la fabrique du chocolat ou les stratégies de fouille recommandées par les préposés aux œufs ne l'intéressaient guère. C'est un tout autre genre de gibier qu'elle poursuivait aujourd'hui.
À dix heures tapantes, le bon maire Castle donna les trois coups de sifflet qui annonçaient le début des réjouissances enfantines. La chasse au lapin était ouverte !
Profitant de la cohue, l’apprentie reporter et la fausse fillette s'engouffrèrent dans le bois. Les marmots couraient en tous sens. Leurs rires joyeux résonnaient en écho sous la sylve obscure qui, petit à petit, les travestit en complaintes.
— Ce serait facile, d'en enlever un ou deux, remarqua Alice.
— Mais ce n'est pas le but que s'est fixé l'Auteur aujourd'hui, se rassura Snow.
Tandis que la petite se penchait pour ramasser les chocolats qu'elle-même avait cachés et profitait que nul ne les vît pour s’empiffrer en douce, Snow l'entraînait de plus en plus à l'écart de la fête, dans l'ombre des sous-bois. Elle avait l'intuition que quelque chose les suivait de loin, mais elle se garda bien d'en informer son amie, de peur que leur poursuivant ne se retranchât.
— Snow, où est-ce qu'on va ? J'ai mal aux pieds !
L'adolescente lui fit discrètement signe de se taire. Au même instant, un craquement retentit derrière un buisson. Les jeunes filles n'eurent que le temps d'entrevoir le manteau rouge et le poil blanc du Lapin. Déjà, il prenait la fuite. Saisissant Alice par le bras, Snow l'entraîna à la poursuite de leur proie, mais déjà les oreilles de ce dernier s'étaient évanouies dans la végétation.
— Snow, geignit la blondinette à bout de souffle. J'ai un point de côté...
— Tu n'avais qu'à pas engloutir autant de sucre !
Joignant le geste à son sermon, la brune confisqua les œufs que l'autre avait ramassés. Elle scruta les alentours. La destination ne se trouvait plus très loin. Alors elle décrocha la sacoche de Hameln, en ôta le magnétophone, allumé au passage, et le glissa au fond du panier, par dessous les chocolats et les emballages vides.
— Je vais y aller seule, annonça-t-elle à Alice. Suis-moi de loin. Regarde bien par où je descends et, si je ne suis pas remontée d'ici une heure, préviens la police.
Creusant l'écart avec son amie, Snow s'enfonça dans l'épaisse forêt. Après de longues minutes de marche, elle atteignit enfin la clairière qu'occupait l'orme titanesque. Au pied de l'arbre, devant la sépulture de Queen, se tenait solennellement un homme maigrelet coiffé d'un haut-de-forme. En s'approchant prudemment, Snow découvrit sa veste bariolée et l'énorme nœud qui décorait son cou. Réprimant sa peur, elle se posta au côté de l'inconnu immobile. Sans même oser épier le visage de l'homme au chapeau, elle se contenta, comme lui, de fixer le tronc majestueux.
— Bonjour Snow, la salua cordialement l'individu. Il me tardait de faire ta connaissance.
— Il me tardait de faire la vôtre également.
Il lui sembla que l'homme, surpris, tournait la tête vers elle, mais elle ne broncha pas.
— Et qui penses-tu que je suis, jeune fille ?
— Vous êtes l'Auteur, celui qui écrit le Destin des habitants d'Harland.
— C'est exact. J'imagine donc que tu as quelques réclamations à me faire concernant le tien.
— Mon destin ? Non. Il me convient. J'ai pu me débarrasser de la femme qui voulait me tuer. Je suis l'amie d'Alice, et Alice sait tout des malheurs qui nous menacent. Et enfin, j'ai Red, celle qui nous protégera tous.
Elle tourna alors la tête et fit face au visage couvert de peinture d'un être indéchiffrable.
— Il est sage de faire confiance à l'Auteur, reconnut celui-ci. Mais alors, pourquoi es-tu venue me trouver ?
— Vous n'en avez vraiment pas la moindre idée ?
— Jusqu'à aujourd'hui, j'ai cru que tu m'en voulais, que tu essayais de me mettre des bâtons dans les roues. Mais je discute avec toi, et je ne décèle pas la moindre animosité.
— C'est tout naturel, sourit Snow, car je suis votre plus fervente admiratrice.
— Admiratrice ?
L'Auteur parut décontenancé. Il avait fallu un effort surhumain à l'orpheline pour contenir la haine démesurée et le dégoût profond qu'elle vouait à cet être, mais le jeu en valait la chandelle : elle gagnait du terrain.
— Oui, insista-t-elle. Pendant un temps, je n'ai pas compris. Mais depuis que j'ai pris conscience de l'étendue de votre œuvre, je vous admire. Et comme toute admiratrice, je désire en savoir plus : je veux comprendre les rouages, les mécanismes par lesquels vous avez donné vie à votre récit. Bien sûr, je sais que si vous me révélez tout ça, mon rôle sera compromis. Mais j'ai joué mon rôle, n'est-ce pas ? Votre histoire va s'achever aujourd'hui et je veux être témoin de cette apothéose. Alors, Monsieur l'Auteur, je vous le demande, permettez-moi de vous assister.
— De m'assister ?
De toute évidence, rien n'avait préparé l'Auteur à une telle requête. Néanmoins, Snow sentit qu'elle avait flatté son ego et qu'il brûlait d'impatience de lui montrer son génie, à travers les coulisses du spectacle qu'il avait pris si longtemps à mettre en scène.
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