E.1 - Sourire aux lèvres
La double-porte de la salle de réunion s'ouvrit en grand, libérant d'un même flot la vingtaine de membres du comité de lecture. Seule en bout de table, ne demeura dans la pièce que la petite silhouette de l'éditrice en chef, épaulettes droites par dessous son impeccable permanente.
De sa main blanche comme neige, elle attrapa une feuille du beau papier à lettres de la maison Delogre. Son œil gris, enjoué, fit état de la menue pile des manuscrits retenus. De sa plus belle plume – paon d'Asie, abreuvé chaque ligne au bleu nuit de l'encrier – elle rédigea quatre lettres formelles à l'attention des auteurs sélectionnés. Les éloges étaient rares et laissaient la part belle au jargon du métier. Les nouveaux édités devraient bien s'y familiariser ; le plus tôt serait le mieux.
Les quatre missives achevées, le petit bout de femme tira jusqu'à elle la pile, nettement plus imposante, des œuvres rejetées. Assise à sa chaise, elle dépassait à peine la tourelle de feuillets. L'éditrice en chef ouvrit le premier roman du monceau, tira de sous la couverture sa petite note de synthèse et s'apprêta dans la foulée à rédiger une nouvelle lettre. Du même papier et de la même encre dont elle avait acté des contrats à venir, elle informa les auteurs recalés de leur insuccès. Cette fois, ses mots furent doux et elle ne tarit pas d'encouragements à leur égard, prenant le soin de souligner les points forts de chaque texte ainsi que les écueils qu'il restait à surmonter. Elle nourrissait l'espoir sincère que chacun de ces écrivains, une fois l'échec digéré, retrouverait le plaisir d'inventer et l'envie d'envoyer à sa petite maison le prochain fruit de son inspiration.
À l'instant précis où elle achevait de signer son dernier courrier, on frappa à la porte. Désormais rodée à la mécanique horaire de sa supérieure, la secrétaire arrivait pour cueillir le paquet de lettres mensuelles.
— Toujours au bon moment, Swannie. Tu es une perle !
Lorsqu'elle avait vu débarquer, dix ans plus tôt, cette « fille de » sans expérience d'à peine dix-huit printemps, Swan Ducker avait grincé des dents. À l'époque, elle n'était en poste que depuis quelques mois et servait des cafés à tire-d’aile. Plusieurs fois, elle avait fait exprès de se tromper, de porter à l'enfant-reine des boissons amères et sans sucre par pure jalousie, avec l'espoir vicieux de la dégoûter du métier. Toutefois, la jeune patronne s'était montrée coriace. Une dure à cuire, décidément digne de la vilaine balafre qui prolongeait ses sourires. Elle avalait sans grimacer les breuvages les plus noirs, même rehaussés de poivre, et demandait seulement, sans jamais s'emporter :
— La prochaine fois, s'il vous plaît, apportez-moi plutôt un chocolat chaud.
Swan feignait d'oublier et récidivait, de plus en plus mesquine, jusqu'au jour de décembre où, quittant le bureau à une heure tardive, elle avait surpris sa jeune directrice en larmes – son masque de bonne humeur fissuré de toute part sous l'assaut d'un chagrin plus âpre que le café. Alors, Swan Ducker avait compris : ce maigre sourire de l'ange n'était qu'une craquelure sur la toile d'un passé aux lézardes mieux ancrées. Elle avait lu sur cette figure qui, pour parer à la laideur, s'armait d'un optimisme sans faille, les expressions familières de l'ancienne régente. Celle-là même qui lui avait donné sa chance... À défaut d'être de son sang, l'héritière ressemblait comme deux gouttes d'eau à Queen Delogre : la même conscience, la même passion, la même manie tenace de biffer ses tourments d'un rictus opiniâtre. Force avait été d'admettre que cette simple étudiante, de six ans sa cadette, savait se montrer plus mature qu'elle.
À dater de l'instant solennel où elle lui avait tendu son mouchoir, Swan avait défendu bec et ongles sa jeune supérieure contre tous ceux qui aurait osé mettre en doute sa légitimité. Elle avait œuvré sans relâche, année après année, à faire de Snow White la souveraine incontestée de leur petit empire. Elle était devenue son vizir.
Snow délaissa la chaise depuis laquelle elle présidait, seule à la grande table, l'assemblée des fantômes. Elle remit entre les mains de son fidèle bras droit les lettres au parfum de rose.
— Nous les posterons en chemin, ordonna-t-elle aimablement. Elle veut te voir.
— Déjà ? s'étonna la secrétaire de sa voix nasillarde.
— Évidemment. Ne t'ai-je pas dit qu'il n'y avait pas plus efficace ? Je n'y suis pas pour rien... mais ne lui répète pas, ça la mettrait en rogne !
— Alors, tu connais déjà le fin mot de l'histoire ?
— Dans les grandes lignes, oui. Tu me connais, Swannie : on ne me tient jamais longtemps à l'écart d'une intrigue ! Les siennes sont toujours délicieuses...
Bras dessus bras dessous, les deux collègues quittèrent les locaux de la Maison Delogre. Elles détonnaient dans le paysage printanier : la noire chevelure de l'une contrastant avec le chignon pâle et presque blanc de l'autre. Le sourire suturé de la brune semblait une fêlure sur ce visage de porcelaine, lumineux comme la neige. L'autre avait le teint hâlé, viré orange à force d'huile de bronzage et de jus de carotte. N'importe quel passant se serait demandé de quoi ces curieuses donzelles pouvaient bien discuter, mais toutes deux savaient, sans se l'être jamais dit, ce qui scellait leur amitié : dès lors qu'elles s'étaient apprivoisées, chacune avait acquis, pour la première fois de son existence, la certitude d'être à sa place.
— Tu ne veux vraiment rien me dire ? S'il te plaît, juste un petit indice !
— Patience, Swannie. C'est comme les bons romans, tu sais. Ils se dégustent d'une seule traite.
Elles cheminèrent ainsi jusqu'au bureau de poste le plus proche, où la secrétaire fit affranchir et envoyer les lettres. Ensuite, elles prirent le tramway jusqu'au faubourg.
— On ne la retrouve pas au café ? s'étonna Swan lorsqu'elles dépassèrent la devanture de l'Irish Pond.
Le sourire de Snow étira ses coutures.
— Pas cette fois. Nous seront plus à l'aise chez moi.
— Chez toi ? cancana la secrétaire.
Après dix ans à travailler ensemble et d'innombrables veillées éditoriales improvisées à son propre appartement, c'était la première fois que Swan se voyait conviée au domicile de sa supérieure. Elle avait même fini par croire que celle-ci y cachait quelque lubie inavouable : une gigantesque bibliothèque érotique, un sanctuaire vaudou ou un harem de sept amants.
— Tu... tu es sûre ? insista la trentenaire, craignant que l'une de ses folles élucubrations, une fois avérée, pût entacher leur belle camaraderie.
— Je te demande pardon d'avance si cela fait beaucoup, s'excusa Snow, qui détournait alors les yeux. Mais je crois que le temps est propice aux vérités. Toutes les vérités...
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