3.29 - Fin heureuse

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« Sous l'emprise de l'alcool, une commerçante abat le propriétaire de sa boutique. »

Au lendemain de Pâques, le meurtre de Naader Shamrock par sa locataire, Rosa Wood, faisait la une du Old Hart Chronicle. L'article à charge dépeignait la couturière comme une violente ivrogne – image corroborée par les nombreux témoignages des habitués du Blue Bird. Il racontait comment la vieille femme endettée avait accueilli le logeur venu la relancer : d'une balle dans la tête. La population horrifiée d'Hartland pleura son bon propriétaire et hua la tailleuse homicide. L'affaire fit tant de bruit, qu'une fois les routes déneigées, elle scandalisa les foules de tous les environs. La gazette locale se vendit à tant d'exemplaires que Charles Hameln ne tint même pas rigueur à Snow pour le magnétophone bousillé.

Tandis que les enquêteurs traînaient Rosa derrière les barreaux, l'adolescente blessée fut conduite à la clinique du Docteur Drake par Ruby en personne, qui était arrivée par la route un peu avant midi, ce sordide dimanche. Alors qu'elle roulait sur la grand rue, elle avait aperçu la silhouette typiquement accoutrée de sa vieille mère, titubant au sortir du pub. Elle s'était parquée pour la boucler de force sur le siège passager. Puis mère et fille avaient regagné la boutique, où elles avaient découvert avec stupeur le plancher béant. La police, prévenue, n'avait pu se déplacer immédiatement, occupée qu'elle était à encadrer les festivités pascales. En attendant l'arrivée des agents, Ruby avait concocté la tisane habituelle des gueules de bois, que Rosa et elle sirotaient dans un calme morne lorsqu’un violent tumulte les avait fait sursauter : au rez-de-chaussée, des coups de feu. Ni une ni deux, la vieille dame avait saisi son fusil. Le temps que sa fille eût osé la rejoindre dans les escaliers, une bande d'enfants s'agglutinait autour d'un cadavre explosé ; sa fière progéniture soutenait une beauté en sang.

Quelques jours durant, la blessée reçut les visites quotidiennes de Philippa Drake, qui lui recousit la joue sous l’œil intransigeant de Ruby et l'assomma de remèdes pour réduire les effets du traumatisme crânien. Ces jours-là, Snow songea à Belle, se prenant à discuter longuement avec les oiseaux à sa fenêtre et les écureuils sur les arbres voisins. Elle n'avait plus les idées claires. À ses côtés, Red et sa mère tentaient tant bien que mal de se réaccorder. Les disputes étaient fréquentes, les bouderies interminables. Confiée aux bons soins de cette mauvaise mère, Snow eut l'envie, parfois, de l'appeler Main-de-Fée. Loin de la marâtre qu'avait jadis connue la petite Red, Ruby redoublait pour elles deux de tendresse et d'attentions : préparait les repas, administrait les soins, tenait seule la boutique et reprisait leurs vêtements.

Une fois, dans l'espoir de la faire sortir de ses gonds, Red annonça à sa mère sa ferme intention de mettre les voiles avec Snow. Dès qu'elle comprit la nature de leur relation, Ruby ne déploya pourtant qu'une bienveillance sincère, exhortant sa descendance à suivre son cœur quoi qu'il en coûte. Rosa ne s'était pas trompée : sa fille prodige adorait l'orpheline qui vivait sous leur toit. Snow culpabilisait pour sa part de trouver un semblant de mère en celle qui avait autrefois fait subir mille sévices à sa chère.

À mesure que l'adolescente retrouvait toute sa tête, encore ornementée d'épais pansements, toutes trois s'entendirent sur un fait : il fallait impérativement tirer Rosa de détention. D’abord, seule Ruby fut autorisée à lui rendre visite à la prison du comté. Faute de ressources, la famille n’avait pu s'offrir les services d'aucun avocat et, elle eut beau s'acharner à relater encore et encore les faits auxquels elle avait assisté ce jour-là, les enquêteurs n'y trouvaient rien qui disculpât la vieille femme. Quand bien même Naader Shamrock s'était présenté armé, on avait découvert son pistolet chargé à blanc. Il n'avait d'autre but que l'intimidation. La légitime défense ne pouvait donc s’appliquer.

De leur côté, les adolescentes cherchaient le moyen de prouver leurs incroyables déboires mais, le magnétophone ayant tourné dans le vide, il ne demeurait du plan de Snow aucune pièce recevable. En plein délire médicamenteux, elle hésita carrément à confesser son crime pour toucher l'héritage de sa belle-mère et engager une défense compétente. Folie dont sa douce eut tôt fait de la dissuader.

Ashley leur rendit souvent visite. Depuis qu'elle était retournée tirer Belle de l'affreux souterrain, elle logeait au manoir des Castle, où l'épicière séjournait elle aussi en convalescence. Il se murmurait aux coins des rues qu'elle avait engagé une procédure de divorce. Ashley ne voulut rien en dire. À présent qu'elle était la protégée de la famille du maire, elle en gardait loyalement les secrets. Les prophéties d’Hartland comme les autres manuscrits s’étaient égarés dans son déménagement et nul n’en revit jamais les pages cornées. Quand Snow et Red lui demandèrent la raison pour laquelle elle n'avait pas emporté de cassette dans le magnétophone, Ashley répondit simplement :

— Je ne voulais surtout pas que son histoire soit un succès.

Interrogée par la police, Belle prétendit n'avoir gardé aucun souvenir des événements. Snow, ayant écopé d'un semblable coup à la tête, soupçonnait l'amnésie de déguiser la langue de bois.

À leur inverse, Alice s'évertua à faire entendre la vérité : un auteur fou embusqué sous la ville, les jumeaux séquestrés, d'incessantes mises en scènes infligées fête après fête aux habitants d'Hartland. Aucun agent de police ne voulut avaler cette histoire à dormir debout. Le shérif soutint même aux Marvel que leur fille, traumatisée par la fusillade, ferait bien de prendre du repos dans un institut approprié. Alice quitta la ville quelques jours plus tard pour un sanatorium. Quant aux enfants Greenpea, dont l'esprit restait bloqué cinq ans en arrière, ils y allaient d'histoires de bête, de chat et de lapin. Après plusieurs jours d’interrogatoires aussi vains qu’éprouvants, on les rendit à leur parents pour ne plus jamais les convoquer.

Lorsque la police, enfin, daigna s'intéresser aux souterrains, il leur fut impossible d'en dénicher la clef. Ultime coup du Destin, le fabuleux trousseau avait mystérieusement disparu de la dépouille du propriétaire. Et quand il décidèrent d'y descendre par la boutique de vêtements, les agents trouvèrent la galerie condamnée par un récent éboulement. On abandonna vite l'idée d'une percée, de peur que la ville s'affaissât.

Rosa Wood demeura donc incarcérée, au grand dam de ses proches. L'enquête piétinant, on la soupçonna bientôt de l'enlèvement des jumeaux. Un nouvel article du Old Hart accusait la vieille femme de les avoir tout ce temps gardés captifs sous sa maison.

Alors qu'elles cherchaient le moyen de contrer la rumeur, Red et Snow furent conviées au parloir. La grand-mère requit plusieurs fois leur présence et implora toujours qu'on lui amenât un dessert, ce à quoi Snow s'employa de bon cœur. À la veille de son procès, l'infortunée Rosa n'avait guère de défense, mais une succulente tarte. Pour marquer le coup, Red également lui avait apporté une petite gourmandise : deux des succulentes gaufres de Mr. Baker.

— C'est plus raisonnable pour toi, assura-t-elle.

Rosa ne faisait plus cas de sa santé depuis longtemps ; depuis le jour où elle avait obtenu les aveux de Snow et la promesse que sa petite-fille ne croupirait pas parmi ses détracteurs.

En ce jour, elle avait demandé à voir les jeunes filles seules et Ruby, un brin vexée, faisait les cent pas derrière le mur de verre. Les mots manquaient cruellement à Rosa. Dans la solitude de sa geôle, elle avait admis ne les avoir jamais domptés. Elle avait abandonné fille et petite-fille aux crocs d'un monde cruel, échoué à les défendre et même à faire leur bonheur. Alors, elle glissa en silence une lettre d'aveux sur la table du parloir.

Penchées l'une contre l'autre, Red et Snow la lurent de concert, bientôt saisies du même effroi. De sa plume tremblante, Rosa y confessait non seulement l'enlèvement des jumeaux, mais prétendait aussi avoir contraint la jeune Red à poignarder Byron et, pire encore, se déclarait coupable du meurtre de Queen Delogre, dont le corps reposait prétendument dans les galeries bouchées. Elle invoquait tantôt la ruine, tantôt le désir d'enfants – le genre de prétextes qui feraient mousser les jurés et jubiler la presse.

Farouchement opposée à un tel peccavi – sans le comprendre, en fait – Snow se leva d'un trait et déchira la lettre. Rosa l'en remercia sans un mot, achevant religieusement sa tarte à la cerise. La discussion fut close. Définitivement.

Le lendemain, au tribunal, le magistrat dévoila le double de ladite lettre. Toutes les charges furent retenues et Rosa embarquée pour le pénitencier. Ruby n'eut pas le temps de faire appel, ni Red de menacer les témoins retranchés, ni Snow de se constituer coupable, car la vieille dame succomba dans la nuit des suites d'un diabète trop longtemps négligé, emportant dans sa tombe les crimes des enfants qu'une fois, au moins, elle aurait protégés.

Aucune concession du cimetière d'Hartland ne fut accordée à celle que tous nommaient depuis lors Croquemitaine. Bravant ces racontars, Ruby organisa dignement la crémation dans l'intimité la plus douce, seulement accompagnée des deux adolescentes. Les cendres furent répandues à la demande de Red, au pied d'un certain arbre.

Puis, sans attendre la fin de l'année scolaire, Ruby Wood emmena les filles à Minot, où elle reprit le cours de sa vie chaotique, cumulant les emplois précaires, et batailla sans relâche pour qu'on lui confiât la garde de Snow. Celle-ci toucha bientôt le douloureux héritage qui devait les mettre à l'abri du besoin. Red et elle s'inscrivirent à l'université et partirent pour Bismarck. Dans le même temps qu'elle y suivait les cours, l'orpheline se formait aux côtés de ses mentors à la maison Delogre. Elle en prendrait un jour la tête. En attendant, Red et elle voguaient au hasard de rencontres fortuites, de plaisirs spontanés et d'intérêts naissants. Elles esquissaient les voies hésitantes et sinueuses au gré desquelles l'avenir restait à inventer.


Elles vécurent heureuses et eurent beaucoup...

  ... de joies, de chagrins, de rires partagés et de prises de tête ; d'obstacles à surmonter, main dans la main ; de tendre étreintes, de nuits torrides, de routes à parcourir, de grandes découvertes et de petits exploits ; de jours pluvieux et moroses, de délateurs mauvais, d'amis pour les soutenir ; d'amour et de confiance – assez pour terrasser ces doutes qui pavent le quotidien.


Fin de la troisième partie.

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