E.4 - Ruines
Le nez élancé de l'Excalibur passa comme une flèche devant le panneau délabré d'Hartland. Il ne restait rien ni des toits, ni du clocher. Ne demeuraient agglutinées que quelques façades effondrées, le long de ce qui, autrefois, avait été des rues.
Un an après leur départ, une violente tornade avait balayé Hartland et renversé les bâtisses tels de vulgaires dominos. Peu de ses habitants avaient péri. Cependant, nul n'était resté pour reconstruire la ville. Ashley avait suivi la famille Castle à New York. Les articles de celle que la concurrence qualifiait de « fouineuse cynique » faisaient la renommée du Daily Pumkin. Snow n'aimait pas beaucoup ses chroniques, mais elle y décelait un certain talent.
Les Greenpea avaient regagné leur région natale, le Old Hart mis la clé sous la porte et les Marvel embarqué pour l'Europe, où l'on disait que les bains de mer feraient grand bien à leur hystérique de fille. Ces dernières nouvelles provenaient d'un courrier de Philippa Drake, qui n'avait ni laissé d'adresse, ni donné signe de vie depuis. Red se désolait surtout de ne pas savoir où exerçait dorénavant Mr. Baker. Jamais son petit frère n'aurait la chance de goûter à ses gaufres...
Aujourd'hui, Hartland n'était plus qu'une ville-fantôme, un hameau désert où l'hiver lui-même ne s'attardait plus. Un cimetière, à proprement parler : la sépulture secrète de ceux dont un auteur dément avait détourné les vies.
Alors que la voiture ronronnait le long des avenues éventrées, Snow leva ses prunelles surprises sur la devanture, toujours debout, de l'ancienne clinique.
— Regarde, lança-t-elle à sa compagne.
Détachant les yeux de la chaussée accidentée, celle-ci fut aussi étonnée qu'elle d'en découvrir la façade toute fleurie de rosiers. Aux étages emportés, s'était substitué une toiture plus modeste, de bois et de verdure. Red coupa le moteur.
Les deux jeunes femmes se hâtèrent hors du véhicule, se disputèrent le heurtoir et manquèrent de s'écrouler lorsque la porte s'ouvrit avant même qu'elles eussent frappé. Dès qu'elle la reconnut, malgré les rides nouvelles, ses cheveux grisonnants et mi-longs, la détective se jeta au cou de son ancienne médecin.
— Oui, oui, j'ai plaisir à te revoir aussi, Red, calma la voix chevrotante de Philippa Drake.
Puis, jetant un regard par-dessus le trench rouge :
— Bonjour, Snow.... Ruby... et... Qui est ce bonhomme ?
— Hunter ! s'exclama fièrement le garçon, qui se tenait debout sur la banquette, le pied par-dessus le dossier dans une posture ridiculement virile.
Il manqua de se casser la figure lorsque le chiot bondit pour lui lécher la main.
— Tu es aussi gentil que ta maman, ça se voit.
— Bonjour, bruissa alors une voix timide.
Une silhouette émergea de la pénombre du hall. L'âge n'avait rien ôté ni à sa beauté, ni à l'éclat de ses cheveux d'or. La douce Thalie enroula ses bras aimants autour de celui de sa concubine.
— Ravie de faire ta connaissance, Ruby. Phil m'a parlé de toi.
Sans la moindre idée de ce qui se jouait entre elles, Red pressa sa mère de venir saluer celle qui, jadis, l'avait soutenue au sortir de détention. Thalie, à l'inverse très au fait de la situation, convia tout le monde autour d'une boisson chaude et d'une part d'un gâteau qui manquait de cuisson.
Ses parents la croyaient morte dans la tempête qui avait labouré la ville. Dans le secret, Philippa était demeurée à son chevet quelques années encore, jusqu'à ce qu'un beau jour la belle s'éveillât. Sa mémoire envolée, Thalie n'avait souvenir ni de sa vie d'avant, ni de son agresseur. Elle n'avait pu compter que sur l'honnêteté de son infirmière pour combler ses lacunes. Pour la deuxième fois de sa vie, Philippa lui avait dit qui elle était, tout ce qu'elle était et ce qu'elle avait fait et, cette fois encore, Thalie l'avait aimée malgré tout. Elles vivaient depuis sur ces ruines, en retrait du monde, de leur propres récoltes et de leur simple compagnie.
Snow s'en sentit soulagée mais ne les envia pas. Elle préférait de loin narguer le monde, déambuler main dans la main, anonyme dans la grande ville, et dérober la bouche de Red au hasard d'une ruelle obscure.
Avant que la petite famille ne prît congé, Philippa glissa un broché entre les mains de Snow.
— Ce sont les dernières nouvelles.
La jeune femme inspecta le livre des Éditions 1001, signé d'un nom familier. Miroir inversé, autobiographie d'Alice Marvel. La quatrième de couverture encensait les folles inventions d'un esprit déjanté, véritable pied-de-nez au récit biographique.
Jusqu'au bout, personne ne l'aurait crue.
Rattrapée par la curiosité, l'éditrice se risqua à en ouvrir la première page.
« Un jour, mon père m'a dit que j'étais sa plus belle œuvre. Ce même jour, son cerveau de génie m'a giclé en pleine face. »
Elle referma l'ouvrage. Un sourire brûlant chatouillait ses coutures.
La famille déambula dans la boue, entre les gravas, puis par les friches déboisées. Au beau milieu d'une mer de rouleaux déracinés, d'écume mousseuse et de rhizomes tentaculaires, trônait encore le tronc monumental du Roi des arbres.
— C'est là, murmura Snow, les souliers avalés par la fange. Il y a tout juste dix ans...
Sage et droit sous les paumes maternelles, Hunter observa un silence cérémonieux et honora sa grand-mère d'un calme inédit. Puis le naturel revint au galop et le chien en jappant. Le garçon fila à sa suite dans le bois désolé pour lui lancer un bâton. Essuyées les larmes qui troublaient ses grands yeux, Ruby enjamba les rondins à la poursuite de son sauvageon de fils. Les amantes demeurèrent seules en ce qui avait été, un jour, une clairière. Leurs doigts s'étreignirent plus fort, étouffant la souffrance mutuelle. Le regard perdu entre les racines immenses, Snow reposa sa tête sur l'épaule vêtue de rouge. Les lèvres d'une même couleur semèrent aussitôt un baiser entre ses mèches sombres.
— À quoi tu penses, Flocon ?
Elle redressa la nuque, cherchant du regard les iris fauves de Red.
— Est-ce que tu crois qu'il y a encore une vie sous nos pieds ? Quelqu'un, qui, sous terre, écrit les lignes du Destin ?
Deux mains contre ses joues, un baiser langoureux gomma ses idées noires.
— Ça, ça n'a d'importance que pour ceux qui les liront.
FIN DU CONTE
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