1.2 - Abandon
Au loin, derrière le rideau de neige qui s'abattait sur la campagne, Snow distingua bientôt les toits des maisons et le clocher de l'église, simples ombres égarées dans ce vaste tableau blanc. C'est à allure lente – presque au pas – que la voiture passa le panneau « Hartland » : petite bourgade de deux-mille-cinq-cents habitants, perdue entre des hectares de prairies vierges et de massifs forestiers.
Toujours à vitesse réduite, la voiture traversa l'avenue principale. La chaussée s'y trouvait dégagée, bien qu'un épais manteau de coton, de plus de dix centimètres d'épaisseur, couvrît les trottoirs. Le brouillard s'engouffrait partout où il le pouvait, laissant flotter dans la moindre ruelle sa longue traînée opaque. Il donnait à cette ville des allures fantomatiques. Les rues étaient désertes, les commerces fermés et les rares passants que l'on croisait sur le boulevard s'apparentaient davantage à des âmes errantes, perdues dans le néant de l'hiver. Plutôt qu'une ville, Hartland paraissait une cité figée sous la glace, un vestige congelé dans une éternité statique.
Snow levait les yeux devant ce spectacle d'une féerie glaciale. Elle balbutia :
— Est-ce que tu as... vraiment vécu ici ?
Pour unique réponse, Queen hocha la tête, dans un gémissement quasiment inaudible. Snow eut l'intuition immédiate qu'un événement terrible s'était produit en ces lieux ; et pourtant Queen avait décidé de revenir, comme si autre chose devait encore être accompli, comme si une revanche l'attendait au détour d'une ruelle. Elle prétendait avoir fui un conflit de voisinage. De quel genre d'affaire pouvait-il bien retourner ?
La voiture tourna dans une impasse, ralentit, puis s'arrêta complètement. Queen coupa le moteur.
— Nous y sommes, lâcha-t-elle.
Il fallut un instant à Snow pour reprendre ses esprits. Elle avait l'impression d'être figée, elle aussi. La fatigue et le froid enrobaient ses muscles, l'empêchaient de quitter le siège passager. C'est seulement lorsque sa belle-mère lui ouvrit la portière qu'elle trouva la force de s'extirper du véhicule.
La maison de Queen se situait au bout d'une impasse. Comme la plupart des autres bicoques environnantes, la façade était de bois clair. Une étroite allée de pierres plates conduisait aux marches du perron, lesquelles donnaient accès à la terrasse grinçante qui abritait la porte d'entrée. L'étage de la maison s'avançait au-dessus, maintenu par des grosses poutres qui se confondaient ça et là avec la balustrade du balcon surplombant.
Snow s’aventura dans l'allée, qu'elle ne pouvait que deviner sous cet épais tapis neigeux. Tous les volets clos, la demeure semblait laissée à l'abandon. Pourtant, en gravissant le petit escalier, l'adolescente remarqua que le journal avait été déposé devant la porte. Il n'y en avait qu'un exemplaire, daté du matin même.
— Étrange, remarqua-t-elle. Tu as prévenu quelqu'un de ton retour ?
Déjà, Queen la rejoignait, les bras chargés d'un gros carton.
— Non. Pourquoi ? Tu penses que j'aurais dû ?
Snow se baissa pour attraper le quotidien laissé à terre.
— On t'a apporté le journal.
— Et alors ?
— Pourquoi est-ce qu'on distribuerait le journal à une personne absente depuis des années, sinon parce qu'on pense qu'elle est de retour ?
Queen haussa les épaules et posa le carton afin d'introduire la clé dans la serrure.
— Je suppose que le livreur l'a fait machinalement.
— Si c'était le cas, il l'aurait fait tous les jours depuis ton départ, et alors ce n'est pas un seul journal mais toute une pile qui attendrait sur le pas de la porte. De toute manière, quelqu'un aurait bien fini par voir le courrier s'amonceler et on aurait cessé de le distribuer. Et puis, ce n'est pas comme si le journal avait été jeté ici d'un geste spontané : quelqu'un a pris la peine de venir le mettre à l’abri sur la terrasse.
Queen poussa la porte et reprit son carton en soupirant :
— Mieux vaut parfois ne pas se focaliser sur ces petits mystères. Sinon une coïncidence devient une évidence et on se met à voir le mal partout, en particulier là où il n'est pas.
Snow passa la porte en emboîtant le pas à sa belle-mère dans l'entrée : une pièce étroite qui accueillait la descente d'escalier et un meuble en bois sombre destiné au téléphone. Quatre crochets sous l'escalier attendaient qu'on les coiffât de manteaux. Ce que Queen leur accorda, en se délestant de sa grosse veste, puis en invitant l'adolescente à se dévêtir à son tour. Libérée de sa peau d'hiver, la femme glissa une main tendre dans les cheveux de sa belle-fille.
— Cesse donc de te triturer l'esprit. Nous avons mieux à faire et on ne va pas laisser un journal nous gâcher la journée.
L'adolescente jugea préférable de ne pas insister. Néanmoins, elle en avait la certitude, quelqu'un attendait leur venue.
Il leur fallut moins de deux heures pour s'installer. Elles n'avaient emporté que peu d'affaires de Williston, Queen ayant conservé ses meubles et la plupart de ses biens dans cette maison. La majorité de ce que contenaient les cartons appartenait à Snow. Sa belle-mère lui attribua pour chambre une pièce du premier étage dans laquelle, disait-elle, elle n'avait jamais su quels aménagements faire. Elle alla jusqu'à déclarer sur le ton de la plaisanterie :
— Sans doute que cette chambre réclamait ta venue.
— Ne dis pas ce genre de chose, grogna l'adolescente. Je ne crois pas au destin, et je ne veux pas qu'il y en ait un. Ça serait complètement glauque si tout ce qui devait se produire était planifié à l'avance. Ça voudrait dire qu'on est tous condamnés à subir notre existence.
Le sourire disparut des lèvres de Queen, cédant la place à une moue froide et empreinte de gêne.
— Ce n'est pas ce que je voulais dire, s'excusa-t-elle.
— Ce n'est rien, l'assura Snow, consciente qu'elles avaient encore beaucoup à apprendre l'une de l'autre et que la vie ensemble exigerait des efforts.
Queen aida la jeune fille à monter ses cartons et les meubles de sa chambre. Peu enclines à louer un camion pour le déménagement, elles n'avaient conservé que deux équipements de l'appartement de Williston : le bureau de Snow, un meuble en kit qui pouvait se démonter et se remonter assez facilement, ainsi que le canapé dépliant qui allait lui servir de lit. En plus de quoi, Queen lui légua une grosse armoire en bois en guise de garde-robes. Celle-ci appartenait à sa famille depuis des générations, raconta-t-elle, mais elle n'avait rien de particulier à y ranger. Chambres vides, meubles vides. Snow songea que sa belle-mère avait dû se sentir bien seule autrefois, dans cette maison.
Une fois le mobilier en place, Queen se retira afin de faire un peu de ménage et sa belle-fille s’attela à défaire ses cartons, achevant d'investir son nouvel espace personnel. Pourtant, ses vêtements rangés dans l'armoire, sa chaîne hi-fi et ses cadres installés sur son bureau, ses cours empilés au fond des tiroirs, sa peluche favorite assise sur le canapé et ses petits trésors sans valeur dissimulés en-dessous, elle ne se sentit pas davantage chez elle. Soudain oppressante, cette chambre à peine peuplée lui insufflait le besoin urgent de s'évader. Seuls l'air pur et le froid hivernal lui paraissaient à même de geler pour un temps ses tracas.
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