1.6 - Proies
Après avoir récupéré ses livres et la clé de son casier, Snow débusqua ce dernier en vue d’y déposer quelques affaires. On lui avait attribué le n°77, du côté gauche du couloir. Alors qu'elle refermait la porte métallique et remettait en place le cadenas, une voix rauque lui souffla dans la nuque :
— Double sept ! Le chiffre du changement, selon certains. Enfin, selon ma grand-mère, tout du moins...
Snow tourna vivement la tête et rencontra avec stupéfaction le capuchon rouge qui voilait la figure de Red Wood. Elle recula d'un pas, dès lors bloquée par le battant d'acier. Face à elle, la créature mortelle souleva sa coiffe, révélant un long visage aux joues creusées, à la peau mate tachetée de grains de beauté. Sous l’œil, le plus foncé d'entre eux intensifiait un regard perçant, dont les immenses pupilles gangrenaient l'iris bleu. L'effarante homicide se para d'un sourire en ajustant du creux de sa main malfaitrice les épaisses crolles de feu ébouriffées par son couvre-chef. Ses lèvres, trop crispées, ne traduisaient nulle émotion. Son sourire était feint.
— On est dans la même classe, ajouta Red. Je peux te conduire à la salle, si tu veux.
Incapable de battre plus en retraite, Snow embrassa de tout son dos la porte du casier.
— Ça ira, déclina-t-elle. Ashley m'attend au fond du couloir.
Elle se détourna prestement de Red et, s'extrayant de son sillage, pressa le pas le long du corridor. Cette succube rousse ne lui inspirait aucune confiance. Cela ne tenait d'ailleurs pas qu'à son crime présumé : quelque chose dans ses traits vagues, dans son regard sombre, obscurément éteint, et dans son aura de braise tétanisait la nouvelle venue. Le ton de sa voix était dur. Ses mots eux-même sonnaient faux. Red était de ces personnes qui, lorsqu'elles s'adressent à vous, donnent instantanément l'impression de lire dans votre esprit comme dans une flaque d'eau claire. Snow exécrait cette sensation.
Cette première journée dans son nouveau lycée s'avéra tout à fait spéciale. Snow passa le plus clair de son temps à suivre Ashley, la seule de sa classe qu'elle connaissait et qui lui inspirait une réelle sympathie. Elle fit également la connaissance de Jacky et Anna, les abominables cousines de son amie : vraisemblablement pas le genre de personnes que l'on pouvait amadouer avec des gâteaux. Du même âge qu'elles, Jacky se pavanait, hautaine, et égalait en sournoiserie l'inconditionnelle douceur d'Ashley. Son physique disgracieux, les longs cheveux crépus, le nez tordu et la taille informe, l’obligeait à se farder d'une épaisseur faramineuse de cosmétiques en exhibant la prestance de ses vêtements onéreux. Anna, d'un an sa cadette avait les traits plus doux, les boucles soyeuses et les hanches marquées d'aimables rondeurs. Néanmoins, parce qu'un lien puissant unissait les deux sœurs, Anna suivait servilement l'exemple de son aînée et se comportait comme une exécrable petite princesse, arrogante et capricieuse. Leur mère cédait à toutes leurs demandes et passait l'éponge sur toutes leurs fautes, selon les dires d'Ashley. Ainsi les deux pestes mises sur un piédestal ne connaissaient aucune modération et se donnaient le droit de martyriser leur cousine en guise de distraction.
Au lycée, Snow fut témoin d'une stupéfiante démonstration de leur sadisme, lorsqu'elles s'emparèrent du sac d'Ashley et le balancèrent dans la benne à ordures. Obligée de plonger parmi les détritus pour récupérer son bien, cette dernière tempéra la colère qui germait sur le visage de Snow :
— Ne t'inquiète pas, j'ai l'habitude. Elle font ça tout le temps.
En effet, ce rituel quotidien n'alarmait plus personne et nul à part la nouvelle n'y prêtait attention.
À ces fâcheuses rencontres, s'ajoutait une angoisse inqualifiable. Alors que la journée filait, Snow se laissait gagner par l'impression de plus en plus nette que quelqu'un l'observait. Après s'être persuadée pendant des heures qu'il ne s'agissait là que du fruit délirant de son imagination, elle commença à prendre ses intuitions au sérieux, dès lors qu'elle remarqua les brèves œillades que Red répétait dans sa direction. Cette cinglée en avait après elle, pour quelque opaque raison, cela ne faisait aucun doute. Sans preuve crédible de ce qu'elle pressentait, Snow jugea cependant préférable de n'en alerter personne.
En quittant le lycée, à l'issue de cette pénible journée, Ashley et elle tombèrent nez à nez avec Queen, qui dévalait la rue d'un pas pressé. En les apercevant, la femme en tailleur ne pu contenir un soupir de soulagement.
— Snow, s'exclama-t-elle en venant à leur rencontre, est-ce que tu pourrais passer faire une course ? Je dois encore récupérer mes manuscrits au bureau de poste, à l'autre bout de la ville, avant la fermeture...
Queen était à la tête du comité de lecture de la maison d’édition Delogre, basée à Bismarck. Elle recevait régulièrement des lots de manuscrits à étudier. Le comité sous sa direction décidaient par la suite lesquels feraient l'objet d'une publication – une seule pour plusieurs centaines de refus.
— Bien sûr, accepta Snow, de quoi as-tu besoin ?
Queen tira de la poche de son manteau un papier chiffonné sur lequel elle avait griffonné en vitesse sa liste de courses. Au cas où l'adolescente n'arriverait pas à déchiffrer ses pattes de mouches, elle lui lut à haute voix :
— Un pot de miel, un gros paquet de sucre, de la poudre de cannelle et du gingembre. Tu devrais trouver tout ça à l'épicerie, sur la grande rue.
Snow hocha la tête. Queen glissa dans sa main lesdits hiéroglyphes, ainsi que deux billets de vingt dollars. Puis elle reprit sa course en direction du bureau de poste.
— Je t’accompagne, déclara Ashley. Je ne suis vraiment pas pressée de rentrer !
Cette heureuse compagnie rassurait l'adolescente. Non seulement elle craignait de s'égarer, en déambulant seule dans les rues d'Hartland, mais, en outre, elle redoutait que Red continuât de l'épier au détour d'une ruelle. La seule idée de la confronter une seconde fois lui glaçait les veines.
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