1.12 - Neige

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Le froid lui griffait les joues et lui tirait des larmes brûlantes. Sa vision ainsi troublée, la jeune fille s'arrêta, essoufflée, pour discerner le visage de celle qui venait à sa rencontre. Alors, son cœur se mit à palpiter, tous ses membres à trembler. Queen approchait dans la neige, un objet volumineux tenu à deux mains. Perçant les cimes chauves des arbres, les rayons du soleil se reflétèrent dans le tranchant métallique. Une hache.

— Snow, c'est toi ? appela sa belle-mère.

L'adolescente ne répondit pas. Affolée, c'est à peine si elle osait bouger. Sans se laisser ralentir par la neige, la femme armée progressait d'un pas vif dans sa direction.

— Où est-ce que tu étais ? insista-t-elle. Je te cherche partout depuis ce matin.

Snow fit un pas en arrière.

— Je sais qui tu es. Je sais ce que tu veux. Je ne veux plus te voir, d'accord ? Alors ne m'approche pas.

— Enfin ma puce, qu'est-ce que tu racontes ?

Queen tendit une main en signe d'apaisement. Les petits noms doucereux, les gestes tendres et sa mine inquiète ne prenaient plus. Snow savait désormais quel genre de terribles secrets cette femme tentait d'enterrer – et elle avec. Il suffisait qu'elle la laissât approcher, et le tranchant de cette hache pourrait bien lui rester en travers de la gorge, littéralement.

Bien décidée à échapper au guet-apens, la jeune fille recula. Un pas, puis deux. Une dizaine peut-être. Soudain, la semelle de sa bottine rencontra une surface lisse et craquante. Snow glissa sur cette large plaque de verglas. Elle n'eut ni le temps ni la force de se raccrocher à la moindre branche ; le givre cruel la précipita en arrière. Tassées et compactes, les congères alentours amortirent tout juste sa chute. Une douleur cinglante lui irradia les vertèbres.

Dès qu'elle la vit perdre l'équilibre, Queen se précipita sur elle, serpe en mains. Échouée dans la neige, Snow se traîna à reculons en chassant la poudreuse du bout de ses chaussures.

— Lâche cette hache ! cria-t-elle. Les pommes n'ont pas suffi, hein ? Tu as perdu ton pistolet. Alors ça y est ? Tu as décidé de me fracasser le crâne en deux ?

Queen fronça les sourcils. Le visage impassible, elle soutint :

— Je suis simplement venue couper du bois pour le feu. Pour qui est-ce que tu me prends, Boule-de-neige ? Quelle raison aurais-je de te faire du mal ?

— Tu adores ça, avoue, jouer les victimes endeuillées. D'abord mon père, maintenant moi...

L'outil affûté s'écrasa au sol, le choc étouffé par l'épais tapis blanc.

— Ça te va, comme ça ? Tu es rassurée ?

Alors que Queen enjambait un nouveau tas de neige, Snow déchira le silence désolé des sous-bois d'un hurlement hystérique :

— Ne m'approche pas !

Un pas de plus. Insensible à sa terreur, sa belle-mère persistait. Chaque nouvelle poussée en arrière heurtait un peu plus le dos de la lycéenne. C'est alors que le tronc d'un chêne centenaire arrêta net sa piètre fuite. Prise au dépourvu, elle guettait les mains gantées de cuir qui s'étiraient vers elle, comme prêtes à l’étrangler. Sa gorge sifflait sous l'effet de l'effroi. D’instinct, ses doigts agités se frayèrent un chemin sous la doublure de son manteau. Les spasmes la harcelaient lorsqu'elle en extirpa le pistolet tantôt dérobé. Snow l'empoigna à deux mains et braqua le canon droit devant elle, sur sa belle-mère.

— Un pas de plus et je tire ! menaça-t-elle.

— Ressaisis-toi, Snow, supplia la femme tombée à genoux. Calme-toi, je t'en conjure. Tu vois bien que tout cela n'a pas de sens. Pourquoi voudrais-je te tuer ? Nous sommes une famille. Toi et moi, tu te souviens ? Tu es comme ma fille. Comment pourrais-je m'en prendre à l'unique personne qui importe, à mes yeux ?

Les mensonges de Queen n'avaient que trop duré. Aussi douteux fussent les rêves d'Alice, les preuves s'amoncelaient contre cette tueuse d'enfants, cette psychopathe en fuite, l'épouse homicide, éplorée dans le rôle de la belle-mère parfaite. Le destin de Snow avait été scellé dès leur départ pour Hartland. En cet instant, l'adolescente méprisait son abominable marâtre et l'issue fatale de cette fable familiale. Elle s'accrochait toutefois à une croyance ténue : le destin n'existe que pour qu'on le renverse. Là se trouvait son salut. Il était écrit que l'une d'elles trépasserait. Soit. Snow refusait d'être celle qui y laisserait sa peau. Les paumes saccadées, elle serra plus fermement la crosse de l'arme à feu. L'index glissa sur le métal cuisant.

— Parce que c'est notre destin.

Elle pressa la détente.

— Non !

Une supplication étouffée, ravalée par l'impact de la balle qui perçait la poitrine.

Une phalange recourbée, une simple pression. Voilà à quoi tenait la vie d'autrui. Le coup lui avait échappé. La charge avait fusé à une telle vitesse qu'elle avait à peine pu se rendre compte de ce qu'il advenait.

Une dernière parole figée aux bord des lèvres, le visage de Queen se délita, ses yeux se parèrent d'une brume vitreuse. Puis elle s'effondra.

L'adolescente laissa tomber son arme. Elle demeura immobile, à retenir son souffle. Ses pupilles exorbitées ne pouvaient se détacher du cadavre, autour duquel la neige immaculée virait à l'écarlate. Ce non douloureux lui résonnait sous les tempes. Encore et encore. Ce n'était pas la voix de Queen.

La neige craqua, quelque part au-devant, au-delà du corps inanimé qui se vidait de son sang. Snow releva la tête. À quelques mètres, veillant à maintenir une distance raisonnable, se dressait Red Wood dans son fameux manteau couleur d'hémoglobine. Son regard fauve ployait sous la tristesse tandis qu'elle soupirait.

— Tu n'es plus blanche comme neige, hein.

À nouveau, les grands yeux de Snow se portèrent sur le corps sans vie. Le trou béant en travers du buste. Le pardessus noir imbibé d'une poisse rougeâtre. Un murmure à peine audible échappa à ses lèvres.

— Qu'est-ce que j'ai fait...

Red s'accroupit à son côté. Les pleurs jaillissaient en cascades des iris noisettes, roulaient sur ses joues pâles dans une ardeur insoutenable. Snow inspira à pleins poumons, saisie du vague espoir qu'un souffle nouveau chasserait le cauchemar ambiant. Aussitôt, l'atroce réalité la frappa. Ses doigts coupables saisirent son crâne, les ongles pourfendant son cuir chevelu. Elle explosa en sanglots.

— Qu'est-ce que j'ai fait ?

La main de Red glissa timidement sur l’épaule convulsée.

— Relève-toi, murmura-t-elle en tirant doucement la manche de Snow.

Comme l'autre demeurait transie, la succube rousse la pressa, colérique :

— Relève-toi, Snow ! On ne peut pas rester là !

La jeune fille redressa la tête, s'essuya la figure d'un revers de la main et, tant bien que mal, se remit debout avec l'aide réservée de sa camarade. Cette dernière la saisit par dessus les coudes et la confronta, droit dans les yeux.

— Écoute-moi bien, ordonna-t-elle. Tu vas faire exactement tout ce que je te dis. Tu vas abandonner son arme ici et rentrer immédiatement chez toi. Tu ne vas pas sortir et tu ne parleras à personne de ce qui s'est passé. D'ici trois heures, tu me téléphoneras. Quelque part chez toi, il doit y avoir un bottin. D'ici là, j'aurai fait en sorte que le corps et l'arme du crime aient disparu. Je viendrai te rejoindre et nous irons toutes les deux signaler la disparition de Queen, comme si nous ne savions rien. Si on te demande, tu diras que nous sommes amies, et que c'est pour ça que tu m'as contactée. Si on t'interroge, tu n’es jamais venue à la boutique. Personne ne t'a vue à part moi. Tu raconteras que tu es rentrée chez toi immédiatement après manger et que Queen n'était pas là. C'est compris ?

Snow fronça les sourcils.

— Pourquoi je devrais te faire confiance ? demanda-t-elle.

— Je suis la seule qui peut t'aider. Je suis aussi la seule qui ne te tiendra pas pour responsable, en connaissant la vérité.

— Et pourquoi ? s'emporta Snow. Je suis responsable ! C'est moi qui l'ai tuée !

— Vas-y, crie-le plus fort ! Tu veux peut-être que toute la ville t'entende ? Fais ce que je t'ai dit. Tu dois avoir confiance en moi si tu ne veux pas aller faire un séjour derrière les barreaux. J'ai déjà fait l'expérience. Crois-moi, tu n'as pas envie d'essayer.

La colère de Snow fondit comme neige au soleil.

— Rentre chez toi, insista Red.

Elle s'exécuta. Elle n'avait désormais d'autre choix que de s'en remettre entièrement à l'unique témoin de son infâme forfait.

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